Fiche du document numéro 5405

Num
5405
Date
Samedi 9 novembre 2013
Amj
Auteur
Fichier
Taille
125035
Urlorg
Surtitre
Matières premières 
Titre
Jean-Yves Ollivier, les confessions d´un Français de l'ombre qui aimait la Suisse
Soustitre
Le plus mystérieux des intermédiaires sort un film sur sa vie de diplomate informel. Il déplore que la Suisse ne sache plus protéger un minimum d’opacité
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Il a longtemps pensé emporter ses secrets dans la tombe. Ceux d´un brasseur d´affaires opérant à la lisière de l´Etat et de l´économie, sillonnant la planète loin des regards, répartissant les profits de méga-contrats dans des bureaux fiduciaires liechtensteinois. « Je travaille à partir de 150 millions de dollars et plus », précise Jean-Yves Ollivier avec une touche de fierté dans la voix. « Et je peux rencontrer n´importe quel chef d´Etat du monde. »

Dans les années 1990 et 2000, juges et médias ont martyrisé cette caste d´intermédiaires de haut vol, rouages centraux des affaires de financement politique occulte. Certains ont été emprisonnés, d´autres sont morts sans avoir livré leur vérité.

Seul ou presque de cette génération d´hommes de l´ombre, Jean-Yves Ollivier a choisi de façonner sa propre légende. Le 20 novembre sort en France un documentaire dont il est le héros, Plot for Peace(« Complot pour la paix »). Le film raconte comment celui qui se faisait appeler «Monsieur Jacques» a, en 1987-1988, brisé la glace entre l´Afrique du Sud de l´apartheid et les pays pro-communistes de la « ligne de front », ouvrant la voie à la libération de Nelson Mandela et à la fin du régime raciste. Un chef-d´oeuvre de diplomatie parallèle orchestré à coups de rendez-vous discrets et de contacts personnels, sans accords écrits.

Le Temps a rencontré Jean-Yves Ollivier et son bras droit, l´ancien banquier Philippe Jonnart, dans un bon restaurant parisien. Il émane une bonhomie certaine de ce physique à la Droopy, auquel son côté joufflu donne un air juvénile. Ce jour-là, Jean-Yves Ollivier revient de Brazzaville et s'apprête à repartir pour New York. Dans quelques semaines, peut-être, il regagnera Zurich, son domicile officiel et fiscal.

Dans les années 1990, l´intermédiaire vivait à Genève et contrôlait Gestilac, une société qui introduisait, entre autres activités, des entreprises françaises sur le marché sud-africain. Puis le vent des « affaires » a commencé à souffler: d´abord Elf, enquête tentaculaire qui a fait tomber l´un de ses associés, l´ancien agent secret Pierre Lethier, puis les frégates de Taïwan, où le nom de Gestilac est brièvement mentionné.

« Il y a tellement de gens qui ont vu leur nom apparaître dans la presse et qui ont été bloqués », soupire Jean-Yves Ollivier. « A cette époque, Bertossa (il prononce « Bertoza ») ouvre une brèche terrible, il est le premier à briser le secret bancaire et il instruit à charge. C´est un système ignominieux, mené en complicité avec les juges d´instruction français. »

En 2001, l´homme d´affaires déménage à Zurich, où la menace judiciaire semble moins aiguë. « Zurich était resté assez conservateur là-dessus: le procureur, avant d´engager une instruction, allait être plus prudent - et il continue de l´être aujourd´hui. » Résultat: « J´arrive à 70 ans sans avoir été entendu par un juge ni même appelé comme témoin dans une affaire pénale », se félicite Jean-Yves Ollivier.

Le commerce de céréales, puis de pétrole et de charbon, a été le sésame qui lui a ouvert toutes les portes en Afrique et au-delà. Au Congo, dont le président Sassou N´Guesso est un ami d´au moins vingt-cinq ans, il met sur pied des prêts pétroliers, les « préfinancements », avec de grands banquiers et des maisons de négoce basées en Suisse, comme Vitol et Glencore. « On faisait neuf à dix bateaux par an avec Vitol, ce qui me rapportait environ 500.000 dollars en commissions de courtage », calcule l´homme d´affaires.

De 2002 à 2008, il a été le « consultant » officiel de Vitol dans le pays, avant de devenir celui de Glencore. Une fonction qu´il compare à celle d´avocat: « Quand je voyais les gens, on savait que Vitol était mon client. » Les « amis du Congo » pouvaient recevoir le pétrole à des prix plus favorables, ce qui accroissait leurs marges.

Ce système de favoritisme pétrolier a été tellement critiqué que les affaires de ce type se sont « réduites comme peau de chagrin », selon Jean-Yves Ollivier. Les proches du pouvoir congolais, par contre, ont continué à s´enrichir, comme l´a montré l´enquête française sur les « biens mal acquis ».
« Bien sûr, c´est indécent », opine Jean-Yves Ollivier lorsqu´on l´interroge sur les achats du clan présidentiel dans des magasins de luxe parisiens. « Mais Sassou, lui, n´est pas un homme d´argent. Il n´a pas un compte en banque, il possède juste deux ou trois appartements et une maison au Vésinet qui est loin d´être un château. »

L´intermédiaire ne craint pas d´être politiquement incorrect. A 17 ans, il a été arrêté (et torturé, dit-il) pour avoir servi de courrier à l´OAS, l´armée secrète de l´Algérie française. Après avoir frayé avec l´Afrique du Sud de l´apartheid, il s´est érigé en défenseur d´autocrates africains comme Sassou N´Guesso. « Le dictateur, on devrait parfois l´appeler l´unificateur. Le corps a besoin d´une ­colonne vertébrale, surtout en Afrique, avec ces frontières totalement absurdes héritées de la colonisation. S´il n´y a pas quelqu´un qui réunit cette disparité, le pays part en lambeaux. »

Même discret, Jean-Yves Ollivier a fini par se faire une réputation. D´abord dans les milieux d'influence franco-africains, où il était « connu comme le loup blanc », selon un initié. Au début des années 2000, il était suffisamment important pour que la mention de son nom au téléphone, au sein du « périmètre protégé » de l´Etat français, soit automatiquement signalée aux services de renseignement. Les médias, à coups d´articles certes très espacés, lui ont tissé une aura sulfureuse où se mêlaient armes, services secrets et hommes politiques. Alors qu´il dit n´avoir fait partie d´aucun service, n´avoir jamais touché à la moindre rétro-commission.

« Les journalistes m´en ont fait voir de toutes les couleurs, s´exclame-t-il dans une sorte de cri du coeur. Il y a un moment où vous n´en pouvez plus d´être traité de la sorte. » Le souci de sortir la tête haute, sur une note lumineuse, est l´une des motivations de son film.

Mais il y a une autre raison à ce coming out. « La discrétion a été la règle essentielle de ma vie, dit Jean-Yves Ollivier. J´appartiens à une époque où cela était encore possible, où vous pouviez ne jamais répondre à un journaliste, ne jamais avoir de photo de vous publiée où que ce soit. » A l´ère de Google, c´est devenu impensable.

La pression de la transparence l´a même rattrapé dans son refuge suisse. Il y a quelques années, l´ancien trader a voulu ouvrir un compte à La Poste, ce que l´institution a refusé. Jean-Yves Ollivier a découvert qu´il était enregistré comme «personnalité politiquement exposée» auprès de World-Check , la base de données utilisées par les banques pour scanner les clients sensibles. Il a menacé World-Check de procès et a fait corriger son profil, mais La Poste ne l´a toujours pas admis comme client.

Jean-Yves Ollivier dit ne pas regretter l´époque - il y a vingt-cinq ans - où il pouvait ouvrir un compte à Zurich sans qu´on lui demande ses papiers d´identité. « Mais aujour­d´hui, le balancier a atteint des extrêmes absurdes, dans l´autre sens », selon lui.

Il ne fuira pas la Suisse - un déménagement dans la région de ­Gstaad est prévu - mais s´attriste du sort réservé aux clients non déclarés qui avaient un « petit pécule » et se font chasser des banques. « Que la Suisse se fasse complice de punir ces gens, je trouve ça très triste. »

Plot for Peace, documentaire de 124 minutes, réal. Carlos Agullo et Mandy Jacobson, sortie en France le 20 novembre 2013.


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