Fiche du document numéro 12338

Num
12338
Date
Mercredi 24 août 1988
Amj
Taille
64720
Titre
Les Hutus fuient la folie des Tutsis : des récits et des chiffres hallucinants
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
De notre envoyé spécial - Boutare, 23 août.

Les affreuses blessures par balles et par éclats de grenades en
témoignent à suffisance: les 80 enfants (en majorité), femmes et hommes
soignés à l'hôpital de Boutare, au sud du Rwanda, sont les survivants
d'un massacre systématique perpétré à l'arme à feu, certainement pas à
l'arme blanche, par les militaires burundais qui ont ratissé de très
nombreux villages de la province septentrionale.

Mais ils ne sont qu'une poignée par rapport au nombre de 40.000
réfugiés (37.303 exactement lundi et 3.000 ajoutés mardi par le flot
quotidien), qui ont réussi à franchir la rivière Akanyaru, et qui
attendent, sous la pluie, sans abri. dans quatre camps improvisés,
d'être pris en charge.

La gravité des blessures n'est en fait qu'une terrible introduction
aux récits recueillis dans les salles surpeuplées des soins intensifs
et de chirurgie. Tous les réfugiés parvenus à Boutare sont unanimes les
militaires Tutsis ont déferlé la semaine dernière dans de nombreux
villages pour y venger quelques-uns d'entre eux auparavant pris à
parti selon quelques rescapés, par des Hutus mécontents.

Tout serait parti, selon un homme qui a gagné le Rwanda, sans nouvelles
de ses sept enfants. de la disparition régulière de villageois hutus
emmenés on ne savait où, par des soldats, sans qu'on les revoit
jamais. A un moment, nous avons réagi violemment et il a eu quelques
bagarres avec les militaires
.

La suite est reconstituée de manière quasi unanime. Ce que raconte
André est approuvé par tous les autres rescapés : « Les soldats sont
revenus et ils s'en sont pris aux autorités communales, qui sont
pourtant des Tutsis, avant de pousser tous les habitants dans leur
maison. Ils sont alors entrés et ont mitraillé jusqu'à ce que plus
personne ne bouge. Moi, j'y ai échappé, parce que j'étais aux
toilettes. Un seul de mes cinq enfants a survécu. »

A d'autres endroits, ils ont fait au contraire sortir les villageois un
par un pour les abattre. A Boutare, une jeune fille qui a perdu un
bras, arraché par une balle, raconte que l'armée « a jeté des gaz
suffocants pour nous obliger à sortir ». Des gaz lacrymogènes, sans
doute.

Puis, les hélicoptères sont arrivés, pour poursuivre les fuyards et
leur balancer, à travers le couvert de la forêt, d'interminables
giclées de mitrailleuse.

Des témoins rwandais confirment avoir vu, de l'autre côté de la
frontière, le ballet des hélicoptères-tueurs. D'autres, parmi lesquels
des coopérants belges, ont régulièrement vu apparaître, sur la rive
burundaise de l'Akanyaru des blindés, toujours par deux.

Il est incontestable, quand on rassemble tous les éléments disponibles
au Rwanda, que le chiffre officiel de 5.000 morts est largement
inférieur à la réalité. Celui de 24.000 lancé dimanche à Bujumbura
pourrait être dépassé. Un des rescapés avance une évaluation qui écrase
de loin les bilans jusqu'ici cité : « Trois communes ont été totalement
rasées et dans chacune d'elles, la moitié au moins des habitants est
morte. Et chaque commune comptait entre 45.000 et 50.000 habitants.
Soit un nombre de victimes équivalant à la moitié de 135.000 habitants.
.
Une femme, malgré sa faiblesse tient à dire que les deux épouses et
les vingt-six enfants de son mari ont été tués, Comme les familles
voisines. Et chaque réfugié y va du même terrible décompte : de plus en
plus, dans la région frontalière, on entend conclure à mi-voix :
C'est comme en 1972...

Il est en tout cas indéniable que la répression militaire s'est
prolongée bien après une opération de « punition » de la colère locale
de quelques Hutus. « Je les ai entendu crier, dit un blessé, tous les
Hutus doivent être tués. » Il faut pourtant nuancer entre deux faits :
la panique qui s'est emparée de l'ethnie Hutu et l'absence totale de
nouvelles de l'intérieur, au-delà des communes frontalières.

Lundi encore, des coups de feu ont été entendus à hauteur de Ntenja.
Mardi, des blessés touchés peu de temps auparavant ont été découverts
dans la forêt rwandaise. Et la rivière Akanyaru continue à charrier des
cadavres : la plupart de ceux-ci, en deux ou trois jours, ont atteint
le fleuve Nyabarango, très près de la capitale Kigali. D'un pont, on en
a compté deux cents entre dimanche et mardi matin. Et les derniers
recensés avaient les mains attachées derrière le dos.

Les autorités rwandaises ne s'arrêtent pas aux morts. Elles tentent
avec une merveilleuse solidarité, de venir en aide aux plus démunis. Si
le flux de réfugiés s'était quelque peu ralenti mardi, il continuait à
grossir un groupe de quelque 40.000 personnes répartis en quatre camps.
Seuls les blessés étaient dirigés vers Butaré, où l'hôpital déborde.
Les autres attendent sous la pluie.

Le Rwanda a grand besoin du secours international qui lui arrive peu à
peu. Même si les massacres ont cessé, il devra faire longtemps face à
une situation trop lourde pour lui -- la peur de ces Hutus burundais,
l'effroi de leurs souvenirs leur interdisent actuellement de songer à
rentrer dans un pays où ils n'ont d'ailleurs plus personne.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024