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Kigali, de notre envoyé spécial
 
 A deux reprises, le canon tonne. Le sol frémit sous les coups, bientôt
 suivis des impacts assourdis des obus s'abattant sur le mont Kabuye, de
 l'autre côté de la vallée. Le fracas de l'artillerie à peine estompé, le
 staccato des mitrailleuses lourdes déchire à nouveau l'atmosphère. « Ce
 ne sont que des accrochages, ne vous inquiétez pas », explique d'un ton
 rassurant le lieutenant-colonel Augustin Bazimungu, le héros des Forces
 armées rwandaises (FAR), qui commande les meilleures unités des troupes
 gouvernementales dans la région de Ruhengeri, au nord-ouest du pays. 
 « L'homme est petit mais son courage est grand », confie à voix basse le
 missionnaire qui nous accompagne.
 
 Tête nue, sans galon, impeccablement sanglé dans un treillis de
 camouflage, l'officier unanimement respecté sourit à l'évocation du
 cessez-le-feu entré en vigueur à peine trente-six heures plus tôt, mardi
 9 mars, à minuit. « Les rebelles ont ouvert le feu ce jeudi matin à 8 h
 30 pour nous faire reculer ; j'ai immédiatement donné l'ordre de
 riposter ; nous devons absolument les clouer là où ils se trouvent »,
 explique le colonel, qui attend depuis l'aube une mission du Groupe
 d'observateurs militaires neutres (GOMN) de l'Organisation de l'unité
 africaine (OUA), chargé de relever les positions des FAR et celles des
 rebelles du Front patriotique rwandais (FPR) théoriquement avant le 13
 mars. 
 L'échéance ne sera pas respectée mais l'enjeu est d'une importance
 cruciale. Car l'accord signé dimanche 7 mars à Dar-es-Salam, en
 Tanzanie, par le premier ministre, M. Dismas Nsengiyaremye, et le
 président du FPR, le colonel Alexis Kanyarengwe, prévoit que les FAR
 campent sur les positions répertoriées par le GOMN, tandis que les
 forces rebelles FPR doivent refluer avant le 17 mars, vers les sites
 qu'elles occupaient avant l'invasion du 8 février. 
 L'espace ainsi dégagé doit constituer une " zone tampon ", dont la
 surveillance pourrait être ultérieurement confiée à « une force
 d'interposition des Nations unies », selon Mme Florence Barrillon, l'un
 des deux émissaires de l'ONU. Les troupes françaises venues en renfort
 après le 8 février (300 hommes) devraient se retirer à partir du 17
 mars, tandis que les deux compagnies restantes (300 hommes) pourraient
 être remplacées plus tard par une force internationale " à vocation
 humanitaire ", stationnée à Kigali. Quant aux négociations qui devaient
 reprendre mardi 16 mars à Arusha, en Tanzanie, elles devraient aboutir à
 un accord de paix avant le 10 avril. 
 
Une situation inextricable
 L'accord de Dar-es-Salam a suscité bien des espoirs au sein de la
 population rwandaise martyrisée. Mais le doute s'est installé dès le 10
 mars au matin, avec les premières violations du cessez-le-feu. Des
 accrochages sérieux se sont encore produits vendredi dans la commune de
 Mukingo, près de Ruhengeri, puis samedi et dimanche dans la région de
 Byumba. La situation semble maintenant inextricable. Les diplomates
 occidentaux ne croient pas plus en la bonne foi du FPR qu'en celle du
 gouvernement. Or, si les rebelles ne respectent pas leurs engagements,
 Kigali ne demandera pas à Paris le retrait des troupes françaises, ce
 qui fait l'objet d'un document confidentiel signé en annexe de l'accord
 de Dar-es-Salam. 
 Le FPR fait du départ des militaires français une question de principe.
 " Ils se battent aux côtés de l'armée rwandaise ", affirme le commandant
 Karamé Karemzi, chef de la délégation du FPR au sein du GOMN, qui appuie
 ses dires en désignant l'infirmerie de campagne installée par les
 soldats français au rez-de-chaussée de l'hôtel Méridien où, selon lui,
 il y aurait eu jusqu'à douze blessés. " Les Français ont été vus en
 train de creuser des tranchées et d'installer des canons sur le front,
 dans les régions de Ruhengeri et de Byumba ", précise le commandant qui
 séjourne lui aussi à l'hôtel Méridien lequel tient plus, pour le moment,
 de la caserne que du lieu de villégiature. Les autorités françaises
 démentent l'engagement de leurs troupes, mais confient qu'" elles ont un
 rôle actif de conseil et d'organisation ", en rappelant l'accord
 d'assistance militaire qui lie la France et le Rwanda depuis le 18
 juillet 1975, même si celui-ci n'a jamais été rendu public. 
 Les premières versions officielles indiquaient que les 600 soldats
 dépêchés au Rwanda avaient pour mission de protéger les 550
 ressortissants français et les quelque 2 500 autres expatriés
 occidentaux. Mais les militaires français, outre l'assistance et
 l'instruction qu'ils fournissent à l'armée locale, protègent aussi de
 facto les institutions rwandaises. Des barrages français sont établis
 sur toutes les routes qui mènent à Kigali. Les " paras " et les "
 marsouins " de l'infanterie de marine en armes, qui patrouillent en
 ville et alentour, sont omniprésents.
 
 Paris dans une position délicate 
 
 La communauté diplomatique occidentale s'accorde pour reconnaître que,
 sans la présence française, les FAR n'auraient pas résisté aux
 maquisards du FPR. « La capitale aurait fini par tomber aux mains des
 rebelles, plongeant le pays dans une instabilité qui aurait pu s'étendre
 aux pays de la région », estime un ambassadeur. La classe politique
 rwandaise, en revanche, n'est pas unanime. Les partis soupçonnés de
 sympathie pour le FPR sont favorables au départ des " troupes étrangères
 ", tandis que les formations satellites du Mouvement révolutionnaire
 national pour le développement et la démocratie (MRNDD) du président
 Juvénal Habyarimana militent en faveur de leur maintien. Une position de
 plus en plus délicate pour Paris, puisque plusieurs rapports
 d'organisations internationales de défense des droits de l'homme
 incriminent le régime du président Habyarimana dans des massacres de
 citoyens de l'ethnie minoritaire tutsie, dont est issu le FPR (le Monde
 du 5 février). 
 
 Neuf cent mille sans-abri 
 
 Primordial, le facteur ethnique séculaire efface les autres clivages
 régionaux, sociaux et politiques, nés du multipartisme balbutiant. Après
 des siècles de domination féodale de la minorité tutsie (14 % de la
 population), sur laquelle la colonisation belge s'est appuyée jusqu'en
 1959, la majorité hutue (84 %) a fini par accéder au pouvoir et
 contrôler le pays à son indépendance, en 1962. Le cours de l'histoire
 s'est alors inversé. Les anciens maîtres du Rwanda ont à leur tour été
 persécutés et contraints en grand nombre à l'exil dans les pays voisins,
 d'où ils ont essayé à maintes reprises de reprendre le pouvoir. Les
 représailles furent à chaque fois très violentes et se soldèrent par des
 massacres perpétrés sur la communauté tutsie restée au pays. 
 C'est avec l'appui de l'Ouganda que le FPR a lancé sa première offensive
 d'envergure, le 1 octobre 1990, déclenchant l'envoi de troupes belges et
 françaises au Rwanda, à la demande du président Habyarimana. Les Belges
 se sont retirés, mais les Français sont restés. Les FAR ont finalement
 repoussé les rebelles du FPR sur la frontière ougandaise, d'où ils ont
 commencé à lancer des opérations de guérilla avant d'investir
 insidieusement le nord du pays. Des négociations ont abouti, le 12
 juillet 1992, à un cessez-le-feu, suivi d'un accord sur un futur
 gouvernement transitoire. Mais cet accord a volé en éclats le 8 février
 dernier, lorsque les rebelles ont à nouveau envahi le nord du pays. 
 Les premières victimes furent évidemment civiles, les Tutsis du FPR
 massacrant sans discernement des familles entières de Hutus, en
 représailles au pogrom organisé par les autorités hutues contre les
 Tutsis, en janvier. L'avancée des rebelles a lancé plusieurs centaines
 de milliers de Rwandais sur les routes de l'exode. Les 350 000 personnes
 qui vivaient dans des camps depuis octobre 1990 ont repris la route, et
 la violence des combats a jeté dans la nature de nouveaux " déplacés ".
 Ils seraient maintenant 900 000 un huitième de la population, selon les
 chiffres officiels, à vivre dans des conditions d'extrême précarité. Ils
 ont tout perdu et se sont précipités sur les axes menant à Kigali. Les
 grandes routes sont bordées de camps de réfugiés. La plupart vivent dans
 des huttes de feuillages ou dorment à la belle étoile, alors que la
 saison des pluies vient de commencer. 
 L'aide humanitaire, centralisée par le Comité international de la
 Croix-Rouge (CICR), ne parvient pas intégralement à ses destinataires :
 les autorités locales et l'armée rwandaise la détournent en grande
 partie. Le problème est d'autant plus grave que la superficie du Rwanda
 n'excède pas celle de la Bretagne. Toutes les terres sont occupées,
 jusqu'au sommet des montagnes. Les " déplacés " sont donc installés sur
 des propriétés, dans des champs et des plantations dont les
 propriétaires doivent eux aussi être aussi secourus dès maintenant. 
 Les récoltes, qui étaient en cours dans le Nord, la région la plus
 fertile, ont été consommées. Si les paysans du grenier rwandais ne
 peuvent pas rentrer sur leurs terres rapidement, ils ne pourront pas
 semer en septembre et la récolte de décembre n'aura pas lieu. Le Pays
 aux mille collines risque donc de devenir complètement dépendant de
 l'aide alimentaire internationale. L'antagonisme viscéral entre Hutus et
 Tutsis, exarcerbé par la quête du pouvoir, a traversé les siècles. Seul
 un accès de sagesse des frères ennemis pourrait empêcher le pays de
 basculer dans le chaos. 
 DOC:AVEC UNE CARTE