Fiche du document numéro 13147

Num
13147
Date
Mardi 12 avril 1994
Amj
Taille
109106
Titre
Le Rwanda à feu et à sang
Soustitre
Alors que les étrangers sont évacués, les massacres ont déjà fait des milliers de morts à Kigali
Tres
On craint ici que les derniers Tutsis de la capitale soient massacrés avant que les troupes du FPR ne l'aient atteinte.
Page
1, 6
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
KIGALI
de notre envoyé spécial

De larges flaques de sang sèchent au soleil sur le parvis de l'église
catholique de Gikondo. A l'intérieur, encore le sang et l'odeur de la
mort. Une large banderole est déployée au-dessus de l'autel : « Amahoro » (paix, en kinyarwanda). Les secouristes du Comité international de la
Croix-Rouge (CICR) ramassent dans les travées un adolescent au crâne
ouvert par des coups de machette.

Il attend des secours depuis vingt-quatre heures, comme celui qui
s'était barricadé avec d'autres fuyards dans une pièce du sous-sol.
Faute de pouvoir entrer, les assaillants ont jeté une grenade par le
soupirail. Isidore, seul survivant, attend, entouré de trois cadavres.
Ils étaient une centaine, des Tutsis en majorité, à s'être réfugiés à
la mission du quartier de Gikondo. Samedi 9 avril, à la sortie de la
messe, une foule de miliciens armés a envahi la mission, et le carnage
a commencé. Il a duré deux heures.

Le Père Stanislas ne trouve pas ses mots. Il baisse les bras. Il ne
comprend pas comment les gens du quartier, ses propres paroissiens, ont
pu commettre une telle tuerie : « Qu'est-ce que nous, les religieux,
avons réussi à faire dans ce pays pendant toutes ces années ?
 »,
murmure-t-il dans un instant de découragement. Les employés de la
mission ont enterré soixante-dix cadavres et le CICR est venu chercher
une trentaine de blessés, dont certains, horriblement mutilés, ne
survivront pas.

Les six véhicules du CICR sillonnent la capitale depuis trois jours
pour ramasser les blessés qui agonisent dans les rues ou devant leur
maison. « Ce n'est pas six, mais une centaine de voitures dont j'ai
besoin pour aller chercher toutes les victimes des massacres,
dit
Philippe Gaillard, chef de la délégation du CICR à Kigali, et je ne
parle que des survivants...
 » Le ministère des transports a été chargé
du ramassage des morts, qui auraient dépassé le nombre de dix mille
dans la capitale, selon les estimations du CICR.

On utilise des camions, des bennes. Les prisonniers ont été
réquisitionnés pour enterrer les cadavres dans des fosses communes. Le
tri des blessés se fait au dispensaire de Médecins sans frontières,
installé à la hâte sous des tentes devant le centre hospitalier de
Kigali. Les cas graves sont dirigés vers les urgences où opèrent une
dizaine de médecins rwandais et expatriés. Dans les couloirs maculés de
sang, s'alignent des corps immobiles ou secoués de spasmes. Hommes,
femmes, enfants, vieillards, les yeux hagards, encore muets d'horreur.
En contrebas, la morgue de l'hôpital est pleine. Dans la cour, des
monceaux de corps s'empilent sur plus d'un mètre, parfois sous des
couvertures, parfois couverts de mouches. A l'hôpital, gardé par des
militaires, il faut éviter de se présenter comme journaliste. Il est
risqué de prendre des notes et a fortiori des photos.

Les rues du centre-ville sont totalement désertes, à l'exception des
miliciens qui tiennent des barrages, armés jusqu'aux dents : machettes,
gourdins, arcs et flèches, poignards. Certains brandissent fièrement
une grenade. En fin d'après-midi, la bière aidant, ils deviennent
imprévisibles. Que les barrages soient civils ou militaires, il faut
montrer son passeport et prouver que l'on n'est pas Belge. « On vous
aime bien, vous les Français,
dit un soldat dans un grand sourire, mais
pas les Belges.
 » Une dizaine de journalistes de Bruxelles arrivés à
Butaré, dans le sud du pays, ont rebroussé chemin vers le Burundi. Dans
cette partie de Kigali contrôlée par la garde présidentielle, les
Belges sont perçus comme des partisans des anciens rebelles du Front
patriotique rwandais (FPR).

Les pillages ont succédé aux tueries. Les jeunes gens se dispersent
dans les rues en poussant leur butin. Il y a foule dans la zone des
entrepôts : ceux de la Croix-Rouge et du Programme alimentaire mondial
(PAM) sont dévalisés. Le canon tonne toujours du côté de l'ancien
Parlement, où résistent les combattants du FPR, cantonnés là depuis
décembre 1993, dans la perspective de la réconciliation nationale. Les
combats ont diminué d'intensité depuis jeudi, quand le FPR a tenté sans
succès une sortie. Une violente canonnade éclate de temps à autre, puis
la ville retombe dans un calme précaire. Toute la question est de
savoir si les renforts du FPR, qui arrivent de Mulundi (le quartier
général de l'ancienne rébellion tutsie, près de la frontière
ougandaise), vont réussir ou non à opérer la jonction avec leur
contingent de Kigali.

Négociations sans issue



L'Hôtel Méridien est situé à 200 mètres de la ligne de front, du moins
de celle de la capitale, car, de source gouvernementale, on parle de
trois autres zones d'affrontements dans le nord du pays. Le hall de
l'hôtel est encombré de soldats de la mission des Nations unies pour
l'assistance au Rwanda (MINUAR) et de familles d'expatriés qui
attendent l'évacuation. A la réception, un opérateur radio reçoit les
appels d'expatriés disséminés dans la ville et terrés chez eux depuis
quatre jours. Les « casques bleus » sortent plusieurs fois par jour
pour aller les récupérer. Ils sont près de cinq cents à avoir trouvé
ainsi refuge au Méridien, contre la façade duquel s'écrasent, de temps
à autre, des balles perdues.

Dans le quartier des ministères, un convoi de deux cents voitures (un
millier d'étrangers de toutes nationalités) s'est rassemblé pour
évacuer par la route vers le Burundi. Les combats rendent l'accès au
quartier général de la MINUAR très difficile. Le commandant des forces
de l'ONU, le Canadien Roméo Dallaire, y joue un rôle de médiation entre
le FPR et le gouvernement, mais les négociations en vue d'un
cessez-le-feu piétinent.

A l'Hôtel des Diplomates, siège du gouvernement formé dans la nuit de
vendredi à samedi, on estime qu'il n'y a pas de solution alternative à
ce nouveau pouvoir rejeté, samedi, par le FPR. Ce gouvernement « ne
devrait pas durer plus de six semaines, si les partis mettent de la
bonne volonté pour concrétiser les accords d'Arusha
 », insiste le
premier ministre, Jean Kambanda. Ces accords prévoyaient une transition
de deux ans, gérée par des institutions incluant tous les partis
politiques (y compris le FPR), en attendant l'instauration d'un régime
démocratique. Or, les tendances de l'opposition favorables au FPR ne
détiennent aucun portefeuille dans le nouveau gouvernement. Et une
bonne partie de leurs dirigeants sont morts, comme l'ancien premier
ministre Agathe Uwilingiyimana, ou présumés morts, comme Landouald
Ndasingwa, responsable du Parti libéral. M. Kambanda affirme contrôler
l'armée, dont « quelques éléments indisciplinés seulement se sont
livrés aux pillages et aux massacres
 », et assure que, dès dimanche,
des patrouilles militaires ont commencé à restaurer l'ordre. Mais
l'annonce de l'avancée du FPR rend les militaires nerveux. Samedi soir,
des soldats ont tué sept blessés dans l'enceinte de l'hôpital.
Dimanche, des militaires ont frappé des rescapés au centre de Médecins
sans frontières, les menaçant de revenir pendant la nuit pour les
achever. On craint ici que les derniers Tutsis de la capitale soient
massacrés avant que les troupes du FPR ne l'aient atteinte.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024