Fiche du document numéro 18415

Num
18415
Date
1972
Amj
Taille
6891229
Titre
La révolte de Ndungutse (1912). Forces traditionnelles et pression coloniale au Rwanda allemand
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Revue française d'histoire d'outremer

La révolte de Ndungutse (1912). Forces traditionnelles et pression
coloniale au Rwanda allemand
Jean-Pierre Chrétien

Citer ce document / Cite this document :
Chrétien Jean-Pierre. La révolte de Ndungutse (1912). Forces traditionnelles et pression coloniale au Rwanda allemand. In:
Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 59, n°217, 4e trimestre 1972. pp. 645-680;
doi : 10.3406/outre.1972.1631
http://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1972_num_59_217_1631
Document généré le 13/04/2016

Abstract
In 1912, in the mountains north of Rwanda (German East Africa), a certain Ndungutse announced tbe
advent of a new and more legitimate king than the mwami, Musinga. This unrest had started in British
Uganda, under the leadership of Muhumuza, Ndungutse's mother. It then spread to German territory,
where, supported by the Batwa chief Basebya, it won over tbe population. Lieutenant Gudowius, then
Resident at Kigali, suppressed the movement in April 1912. This movement may be explained on three
levels : 1°/ As a manifestation of independence by Bakiga highlanders, a society of Hutu majority with a
levelling policy, bound by their own history (the former kingdom of Ndorwa) as well as by the prophetie
doctrine of Nyabingi. 2°/ As a crisis in the Rwanda monarchy, the legitimacy of Musinga being
questioned since the coup d'Etat of 1896 (assassination of Rutalindwa, another son and heir to the
great king Kigeri Rwaburigi). The speading of the myth of Biregeya, an « anti-king », looked upon as
the legitimate successor to Kigeri, was prompted by the unpopularity of Musinga. Ndungutse
introduced himself as his half-brother and the movement took on a prophétie aspect (miracles,
invulnerability, etc) in favour of restoration. 3°/ Finally, as a reaction against the increasing colonial
pressure (military expeditions, Catholic missions, the setting up of a resident and against the Court of
Musinga, regarded by the people as an accomplice in foreign domination. Inspite of Ndungutse's efforts
to flatter the Europeans, his downfall was scheduled by Gudowius as early as February 1912.

Résumé
En 1912, dans les montagnes du nord du Rwanda (en Afrique orientale allemande) un certain
Ndungutse annonce la venue d'un nouveau roi plus légitime que le mwami Musinga. Cette agitation
avait débuté en Ouganda britannique sous la direction de Muhumuza, mère de Ndungutse. Celui-ci
gagna ensuite le territoire allemand, y trouva l'appui du chef de Batwa Basebya et y rallia les
populations. Le lieutenant Gudowius alors résident à Kigali réprima le mouvement en avril 1912. Ce
mouvement peut s'interpréter à trois niveaux. 1°/ C'est une manifestation d'indépendance des
montagnards bakiga, une société à majorité hutu et de tendance égalitaire, soudée par des souvenirs
historiques propres (l'ancien royaume du Ndorwa) et par le culte prophétique de Nyabingi. 2°/ C'est
une crise de la monarchie rwandaise, la légitimité de Musinga étant contestée depuis le coup d'État de
1896 (l'assassinat de Rutalindwa, autre fils et héritier du grand roi Kigeri Rwabugiri). L'impopularité de
Musinga favorisa la diffusion du mythe de Biregeya, un « antiroi » considéré comme le successeur
légitime de Kigeri. Ndungutse se présentait comme son demi-frère et son mouvement prit une allure
prophétique (miracles, invulnérabilité, etc.) en faveur d'une restauration. 3°/ C'est enfin une réaction
contre la pression coloniale croissante (expéditions militaires, missions catholiques, mise en place de
l'administration de la Résidence) et contre la cour de Musinga considérée par la population comme
complice de la domination étrangère. Malgré les efforts de Ndungutse pour amadouer les Européens,
sa perte fut décidée par Gudowius dès février 1912.

La
Forces

révolte

de

Ndungutse

traditionnelles
au

Rwanda

et

(1912).

pression

coloniale

allemand*
par
JEAN-PIERRE CHRÉTIEN

Notre but n'est pas d'établir ici la chronique complète d'un
ni même d'en épuiser toutes les significations, mais de poser
quelques problèmes en rapport avec un mouvement politico -religieux
qui nous semble caractéristique de l'histoire des premiers contacts
entre les sociétés africaines et les conquérants européens. On voudra
bien excuser en conséquence le caractère un peu rapide, voire allusif,
de certaines descriptions et de certaines références. Sur tel ou tel point
des analyses plus détaillées seraient possibles, par exemple en ce qui
concerne l'introduction où nous rappelons la portée générale de la date
de 1912, la nature de la région touchée par le mouvement de Ndungutse
et le calendrier des événements. Mais ce préalable est nécessaire pour
poser la problématique de l'affaire, au niveau de la région elle-même,
du royaume du Rwanda dans son ensemble, et enfin de la
allemande dans ce secteur de l'Afrique orientale.
I. — Le contexte général.
1°) En Afrique orientale allemande en 1912.
En 1911, l'Afrique centrale avait été à l'ordre du jour avec le
du Congo français au profit de l'Allemagne. Mais ces
diplomatiques ne peuvent faire oublier que les empires coloniaux
n'ont guère dépassé la phase de la mise en place des administrations
* Communication présentée à la Société française d'histoire d'outre-mer le
26 février 1971.
— 645 —
Jta». franc. d'HUt. d'Outre-Mer, t. LIX (1972), n° 217.

JEAN-PIERRE CHRETIEN
et des équipements minimums. C'est le cas des Allemands dans leur
Afrique orientale où le « chemin de fer central », dont la construction
a été accélérée depuis 1907 dans le cadre de la politique de mise en valeur
lancée par le secrétaire d'État Dernburg, atteint tout juste Tabora.
De cette station il reste environ 500 km de piste à parcourir en
jusqu'au lac Tanganyika. Mais on place beaucoup d'espoir dans
l'avenir des régions du nord-ouest de la Deutsch-Ostafrika, décrites
à l'envi comme saines, fertiles, bien peuplées : de futurs greniers, de
beaux pâturages d'altitude, des réservoirs de main-d'œuvre ! Ce
correspond alors aux trois résidences du Bukoba, de l'Urundi
et du Ruanda, dont les frontières avec le Congo belge et l'Ouganda
britannique n'ont été fixées définitivement qu'à l'issue de la
de Bruxelles de février-mai 1910.
La tranformation en trois résidences des anciens districts militaires
de Bukoba et d'Usumbura, décidée en 1906, révèle le trait spécifique
de cette région : l'existence d'anciens royaumes, entre les lacs
et Tanganykia, et les problèmes délicats d'encadrement
que cela pose. Ce Far West de l'Est africain allemand
vu les densités, quelques 50 % du peuplement de l'ensemble
de la colonie. Ces populations conjugaient une extrême dispersion
(des grappes d'enclos accrochées aux flancs d'innombrables « collines »)
avec l'existence de réseaux politiques et socioculturels extraordinairement complexes. Des hiérarchies savantes voyaient s'entrecroiser
les rapports familiaux, les liens de clientèle fondés sur le bétail, les
autorités sacrées et administrantes. Tout cela assurait la coexistence
de populations d'origines différentes, de tradition « bantoue » (les
Bahutu) ou de tradition « éthiopide » (les Batutsi), selon des rapports
d'intensité et d'ancienneté très variés. En outre des souvenirs
se superposaient, les bouleversements des xvie et xvne siècles
ayant en quelque sorte donné plusieurs couches de construdions
La personnalité de ces États interlacustres avait été préservée
par un long isolement : aucun étranger ne mit en fait les pieds sur les
collines du Rwanda, du Burundi ou du Nkole avant les années 1890.
On voit l'intérêt que représente l'étude du contact entre ces sociétés
originales et la pénétration européenne. Or une révolte est toujours
un moment privilégié pour l'analyse, celui où l'on voit les réactions
d'une population s'exprimer avec une particulière netteté. Notre
exemple, celui du mouvement de Ndungutse, se situe à l'extrême
Nord du Rwanda 1.
1. Sur l'Afrique de l'Est, la colonisation allemande et en particulier les royaumes
des Grands lacs, on peut se reporter à R. Oliver & G. Mathew, History of East
Africa, t. I, Oxford, 1963 ; V. Harlow, & E. M. Chilver, History of East Africa,
t. II, Oxford, 1965 ; R. Tetzlaff, Koloniale Entwicklung und Ausbeutung. Wirf-

LA RÉVOLTE DE NDUNGUTSE
2°) Des montagnes à la frontière du Rwanda et de l'Ouganda.
La carte n° 1 nous montre la complexité du relief entre le lac Kivu
et le lac Victoria. Vues de loin ces montagnes étaient rassemblées par
les explorateurs des années 70-90 sous la rubrique du « Mfumbiro »,
c'est-à-dire « le pays des fumées ». Les volcans des Virunga, à plus de
4.000 m, se voient en effet de très loin et ils polarisent forcément
En fait l'ensemble du relief de ces régions est très tourmenté,
sous l'effet du volcanisme, mais aussi des bouleversements
du tertiaire et du quaternaire. Cela donne des paysages très
contrastés. D'est en ouest on passe d'abord progressivement des molles
ondulations du Karagwe, du Mutara et du Mubari (aux abords de la
vallée de la Kagera) aux hautes montagnes qui dominent les lacs
Bunyoni, Bulera et Luhondo et un lacis de vallées soit encaissées et
coupées de chutes d'eau, soit larges et remplies de vastes marais de
papyrus. La circulation y est très difficile, en particulier en saison
des pluies. C'est là le cœur de la révolte de 1912, la région que l'on
peut désigner globalement sous le terme de Rukiga (bien
des chefferies plus restreintes s'intitulèrent ainsi), le pays des
montagnards Bakiga, à cheval sur le Rwanda et le Kigezi ougandais.
Enfin, vers l'ouest, le tout est dominé par les grands volcans, à
toujours menaçante, environnés soit de champs de laves récentes
(au pied du Muhavura par exemple), soit de terrains fertiles (tels que
ceux du Bugoyi).
Il s'agit donc d'une région d'accès très difficile, très peuplée,
à la fois de terres riches, d'eau en abondance et de multiples
lieux de refuge. Les premiers explorateurs à en approcher furent, vers
le nord, Emin Pacha en 1891 et, vers le sud, von Gôtzen en 1894.
n'empêcha pas les diplomates européens de tracer des frontières
à travers cette région en 1885 et en 1890 ! En fait les conflits qui
entre Allemands, Anglais et Belges, dès qu'ils entreprirent de
contrôler effectivement leurs « possessions », occupèrent les dix
années du xxe siècle. Les frontières ne furent définitivement
marquées sur le terrain qu'en 1911 2.
sehafts- und Sozialgeschichte Deutsch-Ostafrikas, 1885-1914, Berlin (West), 1970;
W. Roger Louis, Ruanda-Urundi, 1884-1919, Oxford, 1963 ; M. d'Hertefei/t,
A. A. Trouwborst, J. H. Scherer, Les anciens royaumes de la zone interlacustre
méridionale, Rwanda, Burundi, Buha, Tervuren, 1962 ; J.-P. Chrétien, Les royaumes
des grands lacs de l'Est africain, Paris, Audecam, 1971.
La carte n° 2 est fondée sur la documentation imprimée et notamment sur la
earte publiée par M. Roger Louis dans l'ouvrage cité ci-dessus (les erreurs
l'hydrographie ayant été corrigées).
2. Sur la géographie et les paysages, voir M. Larnaudb, « Un haut pays d'Afrique,
le Rouanda-Ouroundi », Revue de géographie alpine, 1950, p. 443-473. Sur le « Mfum— 647 —
44

JEAN-PIERRE CHRETIEN
3°) Le calendrier des événements.
Il n'est pas aisé de résumer les différents épisodes de ce qu'on
intituler l'histoire de Ndungutse et de sa mère Muhumuza ou
Nyiragahumuza. Les deux sont connus aussi bien en Ouganda qu'au
Rwanda. L'activité de cette femme est signalée dès 1898 par les
allemands Bethe et von Grawert. En 1903, la caravane de
venue de Bukoba qui allait fonder le poste de Rwaza, rendit
visite, alors qu'elle traversait le Mpororo allemand (entre la Kagera
et le 30e méridien), à la « cheffesse Muhumusa » 3 : cette femme, tout
emmitouflée, mais affable et causante, se présentait comme une veuve
du mwami du Rwanda Kigeri Rwabugiri, le grand roi mort en 1895.
Elle se serait appelée Muserekande et c'est son fils Biregeya qui aurait
dû régner sur le Rwanda : Mibambwe Rutalindwa (1895-96) est
dans ce récit comme un régent chargé de la transition et Yuhi
Musinga (1896-1931) comme un usurpateur. Elle se serait enfuie au
nord vers 1897, vers ce qui était peut être sa région d'origine, pour y
organiser une résistance. Selon d'autres précisions, elle aurait été du
lignage tutsi des Baha. En résumé nous sommes en présence d'une
reine en exil.
Mais pour les autorités il s'agissait seulement d'une agitatrice qui
troublait les régions du Mpororo et du Ndorwa. En 1907, elle cause
des ennuis à une commission frontalière britannique. En octobre 1909,
devant l'inquiétude de la cour de Musinga et avec l'aide de grands
chefs comme Rwantangabo, les Allemands l'arrêtèrent à Nyakitabire
(près de Rutobo, au Mpororo allemand) et l'emmenèrent à Kigali,
où son arrivée créa une certaine émotion. De là elle fut donc déportée
avec environ 75 personnes chez le roi Kahigi, au Kianja, c'est-à-dire
dans la région de Bukoba, près du lac Ihimba.
En juillet 1911 on reparle d'elle. Elle s'enfuit au nord de la Kagera
par le gué de Kakitumba pour revenir dans sa région de Rutobo, qui
est alors intégrée à l'Ouganda britannique, ce qui empêche la
Elle circule à travers le Ndorwa en direction du lac Bunyoni,
prophétisant le retour d'un roi, annonçant qu'elle va retrouver un
tambour royal (Mahinda ou Karinga) dans la grotte d'Ihanga, probiro », outre l'analyse de Roger Louis, on peut consulter les récits contemporains
tels que : H. M. Stanley, A travers le continent mystérieux, 1. 1, Paris, 1879 ; G. A. von
Goetzen, Durch Afrika von Ost nach West, Berlin, 1895 ; E. M. Jack, « The Mufumbiro Mountains », Geographical Journal, 1913, p. 532-549. La pénétration allemande
vers l'ouest est aussi évoquée par F. F. Mueller, Deutschland, Zanzibar, Ostafrika»
Geschichte einer deutschen Kolonialeroberung, 1884-1890, Berlin (D.D.R.), 1959.
3. F. Dufays, Pages d'épopée africaine. Jours troublés. Souvenirs d'une mission
en fondation au Ruanda belge, Bruxelles, 1928, p. 10-11.
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LA RÉVOLTE DE NDUNGUTSE
mettant des vaches à satiété. Elle est alors accompagnée de Ndungutse, un Mututsi présenté comme son fils mais né, celui-ci, d'une union
avec le mwami Rutalindwa. Muhumuza serait donc la veuve de deux
rois et la mère de deux prétendants au pouvoir. Elle est suivie d'une
foule croissante, mais deux chefs récalcitrants font appel à l'aide des
Anglais de la station du Kigezi. Le capitaine Reid et ses auxiliaires
baganda l'attaquent en septembre 1911 près d'Ihanga, à Ikumba :
50 de ses fidèles périssent, elle-même est capturée et envoyée à Kampala
où elle ne mourut qu'en 1945. Cela n'empêcha pas, dès novembre 1911
et encore en mars 1912, une rumeur persistante d'affirmer qu'elle
s'était enfuie. Elle avait en effet pris en 1911 le visage d'une prophétesse dotée de pouvoirs surnaturels. Son « fils » Ndungutse hérite de
ce courant : il réussit quant à lui à se réfugier à l'ouest du lac Bunyoni,
puis, avec l'aide d'un chef allié à Muhumuza, le Mutwa Basebya, il
s'installe à l'est du lac Bulera, dans les grands marais de la Rugezi,
à un lieu dit Ngoma,. Il est dès lors à la fois le successeur de sa « mère »
Nyiragahumuza et le précurseur de son « demi-frère » Biregeya.
Kigeri Rwabugiri - - ép. Muserekande (Nyiragahumuza)
(f 1895)
uhi Musinga
(1896-1931)

Mibambwe Rutalindwa - - - ép. Muserekande
(1895-96)
(Nyiragahumuza)

Biregeya

Ndungutse
Généalogie officielle (en traits pleins) et généalogie contestataire (en pointillés).
Nous sommes alors au début de l'année 1912. Ndungutse,
au Rwanda de sa double qualité de « fils » du roi Mibambwe et
de « petit-fils » du roi Kigeri, se taille rapidement une grande
Il gagne à lui toute la région située entre les volcans du Mulera et
les grands « marais des Batwa », entre les lacs et les vallées de la Base
et de la Cohoha (voir carte n° 1). Il se fait construire un deuxième
enclos à Ruserabwe, au sud-est du lac Luhondo. Ses bandes,
initialement des Batwa de Basebya, des chasseurs et guerriers
pygmoïdes qui terrorisaient leurs voisins de longue date, et grossies
ensuite de rebelles bakiga, attaquèrent les enclos des opposants, y
pillant le bétail et faisant fuir les grands chefs batutsi de la région.
Il se mit à promettre à la population l'abolition des corvées agricoles
(ubuletwa) et rallia ainsi la masse des paysans bahutu. En fait il semble
avoir rallié presque tous les notables autochtones, qu'ils fussent batwa,
bahutu ou batutsi. Son pouvoir passait pour magique : on allait répé— 649 —

JEAN-PIERRE CHRÉTIEN
tant que les balles des fusils se transformeraient en eau devant ses
guerriers. En janvier-février la région des lacs est donc en effervescence.
En mars on voit le mouvement gagner en direction du lac Kivu à l'ouest
et de la Nyabarongo au sud : le Nduga, cœur du royaume rwandais
semble menacé. Les populations du Bushiru s'échauffent, le Bumbogo
et le Buriza, à cinq heures de marche de Kigali, sont touchés. Le
de Musinga semble sérieusement compromis au yeux des
attentifs que sont les missionnaires de Rwaza. Musinga luimême est très inquiet. C'est un véritable antiroi qui se dresse contre lui
et dont le succès a gagné tout le Nord du pays comme un feu de brousse.
L'attitude des Allemands serait décisive, mais elle resta un moment
hésitante, au moins en apparence. h'Oberleutnant Gudowius qui assurait
l'intérim de la Résidence en l'absence de Richard Kandt alors en congé,
s'efforça d'abord de circonscrire l'agitation en défendant l'axe de
Kigali — Ruhengeri. Il envoya dès le 5 février une section de
police créer trois postes complémentaires le long de cet axe, à Mugenda,
Kibare (au sud de Ruserabwe) et Kiburuga, espérant freiner ainsi
l'extension du mouvement vers le sud. Mais Ndungutse était habile :
il ne manifesta aucune agressivité à l'égard des Européens, il établit
des contacts avec la mission catholique de Rwaza et avec le poste
de police de Kiburuga. Au début d'avril il livra même Lukara, un chef
muhutu qui avait tué deux ans auparavant le père Loupias, un
français de Rwaza. Ses efforts étaient en fait condamnés :
dès ce moment en effet l'expédition prévue contre lui depuis février
était prête. Gudowius avait obtenu l'accord de Dar-es-Salaam, c'est-àdire du gouverneur et du commandement suprême de la Schutztruppe
pour l'Afrique orientale. Les forces de police de Kigali pouvaient donc
compter sur l'appui de la 11e compagnie coloniale stationnée alors à
Kisenyi. En outre Musinga avait accepté avec joie de fournir des troupes
auxiliaires et les ingabo (guerriers) de ses grands chefs Biganda, Sendashonga, Nshozamihigo, Rwidegembya, etc., étaient sur le pied de
guerre.
Une attaque-surprise des résidences de Ndungutse fut préparée.
La région des lacs et de la Rugezi fut encerclée, une section delà 11e
arrivant de l'ouest par Ruhengeri et les forces de police arrivant
de Kigali en marches de nuit par Remera et Mugenda. Le kraal de
Ngoma fut assailli le 11 avril et occupé après un bref mais sanglant
assaut (un cinquantaine de victimes). On crut du côté allemand que
Ndungutse y avait péri, alors qu'il avait réussi à s'enfuir. Les soldats
de la 11e compagnie détruisirent de leur côté l'enclos de Ruserabwe.
Les semaines qui suivirent furent employées à la pacification de toute
la région du Nord : il y eut des combats près des lacs jusqu'au 16 avril
et encore quelques accrochages au Bugarura en mai. Des réunions
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LA RÉVOLTE DE NDUNGUTSE
de chefs et de notables locaux furent organisées systématiquement,
afin de les rappeler à l'obéissance à l'égard des chefs de Musinga. Une
petite campagne se déroula au Bushiru du 23 au 19 avril. Entre temps,
le 18 avril, le chef Lukara avait été solennellement pendu à Ruhengeri 4. En mai Basebya qui avait réussi à échapper jusque là à la
fut capturé grâce à un piège tendu par le grand chef Rwubusisi
en accord avec Gudowius. Le kraal de Ngoma fut évacué afin d'y
une négociation entre ce chef et Basebya. Celui-ci y vint avec
100 hommes, mais Rwubusisi avait dissimulé parmi les cinq guerriers
qui l'accompagnaient deux askaris armés de fusils. Basebya fut exécuté
le 15 mai. Le 20 mai l'état de guerre pouvait officiellement cesser.
Quant à Ndungutse, il fut arrêté par les Anglais en 1913 et envoyé à
Jinja où il mourut de la variole en 1918. Mais les Bakiga restèrent
agités des deux côtés de la frontière jusqu'aux années 1920 au moins 6.
Ce mouvement de rébellion a donc connu deux phases : une longue
période de 'prophéties annonçant un nouveau règne pour le Rwanda
et marquée par l'agitation entretenue à partir du Ndorwa par une
« reine » en exil dont le fils reste invisible (Biregeya) ; puis une
brutale menée d'abord du côté ougandais puis du côté rwandais,
où le rôle principal est cette fois tenu par un héritier bien visible de cette
« reine », Ndungutse, le précurseur. La répression alternée des Anglais
et des Allemands vint à bout du mouvement sans bien le comprendre.
On peut maintenant s'interroger sur sa nature. Pourquoi cette régionfrontière est-elle la plus concernée ? Pourquoi Ndungutse rencontre-t-il
un tel succès au Rwanda ? Pourquoi les Allemands ont ils choisi le parti de
Musinga ? Quelle est la part relative des traditions historiques
et de la réaction au colonialisme envahissant dans cette affaire ?
II. — Une manifestation de l'esprit d'indépendance
des Bakiga.
Nous employons le terme de Rukiga dans un sens large voulant
désigner par là l'ensemble montagneux situé entre les plateaux proches
4. Cette solennité fut d'ailleurs troublée par Lukara qui, bien qu'étant enchaîné,
réussit à poignarder un askari qui le gardait et fut abattu avant d'être pendu !
Gela ne fit que confirmer la renommée de ce héros du Mulera.
5. Ce récit est notamment fondé sur le « Diaire » de Rwaza (année 1912), sur
les rapports et la correspondance avec Dar-es-Salaam du Résident ad intérim
(Archives de la Résidence du Ruanda) et sur quelques ouvrages : A. Pages,
Un royaume hamite au centre de l'Afrique, Bruxelles, 1933 ; Roger Louis, op. cit.,
p. 153-159 ; Historique et chronologie du Rwanda, Astrida, 1955 (où quelques erreurs
se sont glissées) ; P. Ngologoza, Kigezi and ils People, Dar es Salaam, Nairobi,
Kampala, 1969.
Nous nous sommes efforcés de restituer les noms exacts des protagonistes en uti— 651 —

JEAN-PIERRE CHRETIEN
de la Kagera et la chaîne volcanique des Virunga. Il ne coïncide pas
avec les frontières coloniales, puisqu'une partie est revenue au
ougandais du Kigezi et l'autre au Rwanda allemand. Cette région
ne correspond pas non plus au début du xxe siècle à une structure
politique africaine cohérente. Mais il y a de part et d'autre une
originale, dont la langue même a des traits spécifiques qui la
différencient des langues voisines du Rwanda et du Nkole.
1°) Une société à tendance égalitaire : les lignages.
La société de cette région 6 a une tendance segmentaire très marquée.
Son esprit rebelle bien connu n'est que le reflet d'une répulsion à,
l'égard des systèmes étatiques et des hiérarchies. Alors que le Rwanda
central semble avoir été caractérisé par la construction de pyramides
de type vassalique, on voit prédominer ici les processus horizontaux :
les liens du sang ou du voisinage, les contrats conclus à «égalité, les
associations ou les fusions interlignagères. La réalité prédominante
est celle des miryango, que l'on pourrait traduire par « lignages ». Ces
groupements patrilinéaires sont restés beaucoup plus consistants
qu'ailleurs au Rwanda et ils coïncident souvent avec des unités
et avec des unités de commandement sous l'autorité de
conseils d'anciens et de chefs de clan (abakungu). Les repères totémiques y sont restés très vivaces, la justice familiale et la vendetta
y apparaissent comme les voies les plus efficaces dans le règlement
des conflits. Les lignages sont eux-mêmes regroupés en ensemble plus
larges, dispersés géographiquement, mais liés par des usages communs,
des rites de purifications ou d'amitié, des alliances fondées sur des
Ces sortes de clans sont justement appelés endahiro par les
Bakiga, c'est-à-dire des « alliances jurées ». Un même endahiro peut
donc rassembler des familles d'origines variées, à la manière de Yubwoko
rwandais 7 regroupant des lignages hutu, twa et tutsi et particulièreUsant la transcription la plus courante du kinyarwanda. On nous excusera pour
l'absence des tonalités, notre article n'ayant pas une visée linguistique, et on notera
quelques usages de la prononciation permettant de ne pas défigurer l'onomastique
rwandaise : e se prononce é, u = ou. Pour les consonnes, s équivaut toujours à ss,
c se prononce tch. Le l et le r sont presque confondus, mais nous avons suivi l'usage
le plus ordinaire pour l'orthographe (Rwanda et Kigaei...). Donc Basebya se dit
Bassébya et Rucuncu Routchountchou.
6. Les travaux les plus précis sur ce sujet sont ceux de P. Ngologoza, déjà cité ;
M. M. Edel, The Chiga ofWestern Uganda, Oxford, 1957 et surtout P. Schumacher,
Expédition zu den Zentralafrikanischen Kivu-Pygmàen, t. I, Die Physische und
soziale Umwelt der Kivu-Pygmàen ( Twiden), Bruxelles, 1949. Nous avons pu enfin
bénéficier de notes inédites de F. Geraud, « Ancient Kigezi », 1964.
7. Une publication récente sur ce problème : M. d'Hertefelt, Les clans au
Rwanda ancien, Tervuren, 1971.
— 652 —

F
LA RÉVOLTE DE NDUNGUTSE
ment vivace dans ces régions septentrionales du pays. Par exemple
un même nom de clan, comme celui des Basinga, très influents dans
ces contrées, recouvre tels lignages hutu de la région de Rwaza, tels
lignages tutsi du Bugoyi et le lignage twa de Basebya. Le visage du
clan peut donc varier selon l'histoire de chaque région : ainsi les Basinga
Batutsi du Bugoyi sont peut-être des Bahutu « tutsisés ».
Le peuplement de ces montagnes est caractérisé en outre par son
ancienneté. La très grande majorité des habitants sont des Bahutu,
mais ils côtoient des Batwa et des Batutsi eux-mêmes autochtones
(installés au moins avant le xvie siècle). Les différentes vagues de
se sont agglomérées par le jeu du voisinage, des mariages, des
fraternités du sang, des liaisons à plaisanterie, des accords politiques
restreints établis sur des bases lignagères et religieuses. Les bahinza
du Bushiru passaient notamment pour des faiseurs de pluie. Ces
facteurs avaient sans doute favorisé la naissance des endahiro.
C'est dans ce contexte qu'il convient de situer l'esprit de solidarité
et d'indépendance qui anime ces populations du Nord face aux
de type féodal instaurées par la conquête rwandaise d'après
le xvne siècle. Le P. Schumacher notait que les Batutsi Bashambo du
Bigogwe par exemple avaient de ce point de vue la même conduite
que les Bahutu Bagesera du Bushiru : leur autorité n'était pas
étatique. Or « ce n'est qu'avec la puissance politique que les
excès apparaissent, parce qu'il n'y a aucune parenté du sang » 8.
locale reste marquée au début du xxe siècle par le rôle d'une
série de vieux lignages, enracinés dans les traditions les plus anciennes
et souvent les plus sacrées, et dont les origines se situaient dans la
des cas en dehors du Rwanda. Les Basinga affirmaient que leurs
ancêtres sorciers et forgerons venaient du Karagwe, les Bagesera se
rattachaient au Gisaka, les Bashambo à l'ancien empire de Kitara
et au Mpororo. Les Bazigaba racontaient que Kigwa, l'ancêtre mythique
de la dynastie rwandaise, les avait déjà trouvés au Ndorwa et qu'ils
avaient fourni une femme à Gihanga (autre fondateur plus ou moins
mythique du Rwanda) sur la colline de Muko. Les Banyoni, Batutsi
des abords du lac Bunyoni, avaient une réputation de faiseurs de pluie
et étaient intégrés au clan plus large et à prédominance hutu des Bagahe.
Les Basigi fournissaient aussi des rois pluviator dans la région de Rulindo :
cette royauté mystique était renforcée par le souvenir d'avoir jadis
possédé le tambour Kalinga avant que Ruganzu Ndori ne s'en empare
au xvne siècle. Quant aux Bahunde, ils étaient venus du Congo au
xvme siècle pour fuir des populations cannibales : leurs capacités
en sorcellerie ajoutaient une note supplémentaire à l'individualisme
8. P. Schumacher, op. cit., p. 91.
— 653 —

ÛP

OP

OUGANDA/

Luhondo
RUHENGERI
Rwaza
Bugarurà
KIBURUGA
Bugoyi
KISENYI

Bukon
YARUTOV

Altitudes de plus de 2000m.
Marais.

Volcans.
Mulera Régions.

Sites royaux.
O
Sites liés au mouvement rebelle.
Son extension.
Missions.

Postes européens.
______ Frontières.
_____ Axe de défense allemand.
_

RUSERABWE
KABUVf
MUGENDA
SA
AYENZI

Carte n° : Les troubles de 1911 et 1912.

DP
ÛP

RUHENGERI
Luhondo
Lac

BuT^bTgo PW°

n° 1 : Les troubles de 1911 et 1912,

JEAN-PIERRE CHRÉTIEN
de la région. L'indépendance des Bakiga (au sens large) à l'égard de
la cour de Musinga est très bien évoquée par le Résident Kandt en
1910 9 :
Eux, qui étaient habitués à partager soucis et joies avec leur chef de village,
un homme de leur sang, qui étaient habitués à se priver avec lui en période
de famine et à faire bombance avec lui en période d'abondance, à se conduire
avec lui en hommes libres inter pares et à voir en lui le conseiller, le juge et
le guide tout désigné, devaient maintenant exécuter des corvées pour un
sultan 10 établi dans une lointaine résidence, qui les confiait en propriété
aujourd'hui à tel chef, demain à tel autre. Ces chefs, créatures du caprice
royal, mais étrangers à leurs sujets par leur origine et par leur mœurs,
pour la plupart rester toute l'année à la Cour et n'apparaître chez
eux que lorsque les récoltes étaient mûres, pour exiger de façon arrogante
les taxes dues par ces barbares qui leur déplaisaient. Face à une telle
devaient-ils se plier, s'ils étaient des hommes libres ? Ils étaient
de s'y plier tant que des sultans belliqueux comme Rogera et Luabugiri11 ne craignaient pas de les poursuivre en personne dans les vallées
les plus reculées des montagnes de la crête la et de briser l'insolence des
rebelles. Mais dès que cette pression diminua, sans que les causes de leur
indocilité fussent diminuées, la résistance passive commença à s'exercer
encore plus vigoureusement et, sous le pouvoir du sultan actuel (...) à devenir
chronique.
2°) La richesse des traditions historiques.
Malgré cette allure anarchique la région n'est pas marginale par
rapport à l'histoire des royaumes des Grands lacs. Au contraire
de choses s'y sont nouées et s'y sont dénouées. Cette zone
apparaît en un sens comme un conservatoire de traditions,
plus ou moins recouvertes par les effets des mutations intervenues
entre le xvie et le xvme siècle (époque de migrations dans les pays
interlacustres, de création des dynasties hinda, etc.) et par ceux de la
grande expansion rwandaise des xviii6 et xixe siècles. Celle-ci a brisé,
en s'exerçant vers le sud, l'est et le nord, les anciens royaumes du Bugesera, du Gisaka et du Mpororo-Ndorwa. C'est ce dernier qui nous
Cet ancien État se situait au nord-ouest de la Kagera, englobant
à la fois les collines du Mpororo proprement dit (le pays des Bahororo)
et les montagnes situées plus à l'ouest, c'est-à-dire au moins une partie
9. Richard Kandt, copie d'une lettre envoyée à Dar es Salaam, Kigali, 25 mars
1910, Deutsches Zentralarchiv, Potsdam, Reichskolonialamt 702.
10. « Sultan », du kiswahili sultani, désigne dans le langage colonial en Afrique
de l'Est tous les rois et grands chefs. Il s'agit ici du mwami du Rwanda.
11. Mutara Rwogera et Kigeri Rwabugiri, les deux grands rois du xixe siècle.
12. Randberge, c'est-à-dire la crête Congo-Nil qui, au Rwanda, sépare le lac
Kivu des plateaux centraux.
— 656 —

LA RÉVOLTE DE NDUNGUTSE
de notre Rukiga. Cette partie montagneuse du royaume lui donne
son autre nom, c'est-à-dire le Ndorwa, le pays du tambour Murorwa,
le cœur magique du royaume, puisque le roi, de la dynastie des Bashambo, y était intronisé au moment de la nouvelle lune à l'issue d'une
traversée du lac Bunyoni. Le Ndorwa, intégré au Mpororo, est donc
l'expression étatique du Rukiga ancien, même si cette structuration
fut provisoire et sans doute incomplète. L'apogée du royaume se situe
au xviii6 siècle. Mais après la mort du grand roi Gahaya, il connaît
à la fin de ce même siècle une désintégration rapide qui est exploitée
par ses puissants voisins, le Rwanda et le Nkole. La dynastie dut se
réfugier au nord, vers le lac Edouard. Une nouvelle tentative
sous les Bashambo échoua au début du xixe siècle. Les Bakiga
retrouvèrent ainsi leur autonomie et le pays se morcela de nouveau.
Vers la fin du xixe siècle Kigeri Rwabugiri multiplia les expéditions
dans tout l'ancien royaume, menaçant le Nkole lui-même, Mais le
souvenir du tambour royal du Ndorwa demeura. On disait que « Gahaya
l'avait caché » et lorsque Muhumuza se rendit à Ihanga, elle affirmait
qu'elle allait chercher un tambour royal gardé dans une caverne par
un Mugabira.
Ces régions septentrionales sont aussi dépositaires de nombreuses
traditions relatives aux origines du Rwanda. Des légendes concernant
Kigwa, Gihanga, Ruganzu y sont, comme on l'a vu, rattachées. Des
familles de ritualistes y ont leurs centres. On peut y relever toute une
série de « lieux saints », mentionnés sur la carte n° 1. A Busigi, le clan
du même nom passait pour avoir jadis gardé Kalinga : il fut d'ailleurs
un des clans les plus prompts à se rallier à Ndungutse. La colline de
Huro, au Bumbogo, était occupée par « les fils de Myaka », des Bahutu
Baswere du clan des Bega, qui étaient des « rois des moissons » chargés
de fournir chaque année des prémisses du sorgho à la Cour. A Nganzo
de Mushongi on extrayait du fer royal. Kabuye possédait une source sacrée
favorable à la productivité des abeilles et Gihanga était censé y avoir
résidé. On sait que celui-ci aurait aussi épousé une Muzigaba à Muko.
Les nécropoles royales de Kayenzi (pour les bami du nom de Yuhi)
et de Remera (pour ceux du nom de Mibambwe) étaient au Buriza.
Au Bukonya, face à la Nyarutovu, vivait une famille chargée de
des tambours royaux : son chef, Bugimba, attaqua deux chefs
de Musinga en février 1912 et envoya un de ses fils auprès de
ls. On retrouve dans ces parages le même phénomène que sur
les frontières de tous les anciens royaumes. Ceux-ci ont laissé en legs
des souvenirs de valeur sacrée. Tout ce qui vient d'eux apparaît comme
mystérieux et prestigieux, comme redoutable aussi. Ce sont des forces
13. Diaire de Rwaza, 26 février 1912.
— 657 —

JEAN-PIERRE CHRETIEN
que la monarchie rwandaise tient à contrôler, car elles pourraient
se retourner contre elle. On comprend que Ndungutse ait entrepris
de les détourner à son profit 14.
Le plus bel exemple de la capacité de ces régions à mobiliser des
forces sacrées au service d'une action politique est fourni par le
de Nyabingi 15. Cette héroïne divine est un personnage protéiforme dont le mythe semble s'être diffusé des pays de l'est (Gisaka,
Karagwe) à ceux du nord (Ndorwa). Selon les cas elle est présentée
sous les traits d'une princesse du Ndorwa victime de la jalousie de son
mari, le roi Ruhinda du Karagwe, ou de la malédiction d'un roi du
Ndorwa (Gahaya ou Murari) ou encore d'une intrigue de cour menée
par les Batutsi Bagina. Parfois elle est décrite comme une servante
de cette cour. En tout cas son culte est demeuré, car elle a reçu la
de se réincarner en possédant ses fidèles, les Bagirwa, de la même
façon que Ryangombe ou que Kiranga au Rwanda et au Burundi.
Les centres de son culte se trouvent précisément au Ndorwa, notamment
à Kagarama et à Kyante, de part et d'autre du lac Bunyoni. Nyabingi
semble s'y être assimilé une autre divinité féminine, Biheko. Nyabingi,
c'est « Celle qui a beaucoup », l'Abondance même ; Biheko, « Celle qui
porte » (sous-entendu : la vie), la Grande Mère en quelque sorte. On
comprend que cette religion, où les femmes jouaient un rôle essentiel,
ait représenté, en période ordinaire, un gage de fécondité et de santé.
Ses initiés étaient consultés pour obtenir une guérison, pour accroître
le bétail, pour faire tomber la pluie. Mais certaines lignées de
de Nyabingi prirent une signification particulière : c'est le cas
de Rutagirakijune, fille ou servante d'un chef, installée à Kyante
et décapitée par le chef rwandais Bayibayi lors d'une expédition du
14. Sur l'histoire ancienne du Ndorwa, outre le livre de Ngologoza déjà cité
et les ouvrages généraux sur les pays des Grands lacs, nous avons utilisé le texte
de F. Geraud (cf. supra). Sur la monarchie rwandaise, J. Vansina, L'évolution
du royaume rwanda des origines à 1900, Bruxelles, 1962 ; A. Coupez & T. Kamanzi,
Littérature de Cour au Rwanda, Oxford, 1970 ; M. d'Hertefelt & A. Coupez,
La royauté sacrée de l'ancien Rwanda, Tervuren, 1964 ; P. Smith, « La forge de
», L'homme, 1970, 2, p. 5-21.
La carte n° 1 a été réalisée sur la base de la carte du Ruanda-Urundi au 1/500.000
(Ministère des Affaires étrangères de Belgique, 1961) et de la carte des Territoires
du Ruanda-Urundi de 1937, et d'après diverses sources, notamment les indications
cartographiques données par P. Ngologoza et celles de d'Hertefelt & Coupez,
La royauté sacrée...
15. Outre les ouvrages sur le Rwanda ou le Kigezi déjà cités, notamment ceux
de Ngologoza et de Schumacher, on trouve des indications sur ce culte dans
L. de Lacger, Ruanda, t. I, Le Ruanda ancien, Namur, 1939, p. 297-300 et dans
des articles spécialisés : M. Pauwels, « Le culte de Nyabingi (Ruanda) », Anthropos,
1951, p. 337-357 ; J. E. T. Philipps, a The Nabingi. An Anti-European Secret
Society in Africa, in British Ruanda, Ndorwa and the Congo (Kivu) », Congo, 1928,
p. 310-321. Commentaires du phénomène dans C. Vidal, « Anthropologie et histoire :
le cas du Ruanda », Cahiers internationaux de sociologie, 1967, p. 143-157.
— 658 —

LA RÉVOLTE DE NDUNGUTSE
mwami Rwabugiri au Mulera et au Bufumbira. Selon la légende sa tête
aurait parlé au roi, à qui elle était présentée. Son fils Gatondwe aurait
hérité de ses pouvoirs magiques et, selon le P. Schumacher, un
de celui-ci nommé Mafene aurait été tué par les Allemands en 1912 16.
Le phénomène Nyabingi est donc susceptible d'interprétations
: « la Mère » peut apparaître comme une « accoucheuse » de
justice défiant les maîtres arbitraires, qu'il s'agisse des rois bashambo
du Ndorwa, des rois et des chefs batutsi du Rwanda, des Baganda
venus au Kigezi avec les Anglais ou de tous les autres auxiliaires des
Blancs. Chaque fois ce sont des intrus et des innovations qui sont
au nom de la tradition. Ce type de prophétisme du retour du passé
ou du retour à la normale est fréquent dans l'histoire africaine. Il
s'appuie ici sur toute une histoire locale. En 1917 les Anglais se
à un certain Ntokibiri (« Deux-doigts ») qui tenta de soulever
les Bakiga avec l'aide d'une prêtresse de Nyabingi nommée Kahigirwa 17. L'analogie avec le mouvement de 1911-1912 est frappante.
La « mère » de Ndungutse, Muhumuza, passait aussi au Ndorwa pour
être une « servante » de Nyabingi et, lors de son équipée de 1911, elle
résida la plupart du temps chez des initiés. A la fin de l'année,
en fuite se réfugia d'abord de l'autre côté du lac Bunyoni, à
Kyante. La conviction ou la volonté de Muhumuza d'être « inspirée »
se manifesta aussi de façon étrange au moment où elle s'enfuit du
de Bukoba (juillet 1911) : elle fit enlever et emmener avec elle
une jeune fille du Karagwe qui passait pour avoir des crises de
une certaine Mukaisimba. Les Allemands purent ainsi l'accuser
de traite d'esclave et elle dut en fait abandonner la jeune fille sur la
rive de la Kagera, mais ce petit fait révèle l'enracinement du
dans les traditions et les aspirations de la région : Muhumuza
avait compris que le levier du pouvoir n'y résidait pas dans des intrigues
avec quelques chefs, mais dans la ferveur latente du « nyabingisme »,
reflet idéalisé de l'ancien Ndorwa et expression de la nostalgie d'une
justice disparue.
3°) Une région de rebelles.
On comprend maintenant que cette réputation lui ait été faite
d'abord par les chefs rwandais censés la contrôler depuis le début
du xixe siècle, puis par les occupants européens. Les premières
rwandaises dans cette direction remontaient au xvme siècle,
sous les rois Cyilima Rujugira et Kigeri Ndabarasa. Mais elles étaient
16. Schumacher, op. cit., p. 131.
17. D'après F. S. Brazier, « The Incident at Nyakishenyi, 1917 », Uganda
Journal, 32, I (1968), p. 17-27.

JEAN-PIERRE CHRÉTIEN
encore nécessaires sous Kigeri Rwabugiri qui, par exemple, se fit
un enclos au Bufumbira lors d'un raid mené au nord des volcans
vers 1890. La conquête s'accompagnait de l'immigration de nouveaux
lignages tutsi, de l'assimilation de certains lignages hutu (les Basinga
Bagwabiro au Bugoyi par exemple) et de l'installation de grands chefs
d'armée chargés de contrôler ces marches frontières. Mais ces nouvelles
autorités ne pouvaient exiger de redevances régulières et encore moins
de corvées. Les chefs locaux restaient les chefs de lignage (abakungu)
ou les chefs-mages (abahinza). Il est significatif que le terme de bahinza
de même que celui de bagome (désignant aussi de petits chefs
aient fini par prendre dans les kinyarwanda officiel le sens de
« rebelles ».
Les incidents intervenus dans la région avec la mission de Rwaza,
les caravanes de marchands ou les expéditions des Allemands furent
innombrables. Une liste simplifiée en donnera une idée :
— Entre 1904 et 1906 les missionnaires de Rwaza et leurs gens sont
à plusieurs reprises.
— Au début de 1905 le géomètre belge Laurant, travaillant pour une
commission frontalière, est attaqué au sud de Rwaza.
— En 1906 de nouveaux troubles éclatent au Bugarura.
— En 1907 la caravane du conseiller du gouvernement von Gunzert est
attaquée, un askari est tué.
— En 1908 des marchands et le géologue Kirschstein sont attaqués
par le chef Lukara. Dans ce cas et dans le précédent les Batwa ont joué un
certain rôle.
— En 1909 l'insécurité ajoutée à la proximité de la frontière amène la
fondation du poste de Ruhengeri.
— En 1910 une certaine agitation règne du côté britannique. En avril
le P. Loupias est assassiné près de Rwaza. Le chef Lukara qui semble
du meurtre disparaît et devient insaisissable. En décembre un askari
est tué à Kiburuga.
— En 1912 deux askaris sont tués dans une île du lac Bulera, chez le chef
Banzi (fin février).
Et d'une affaire à l'autre on retrouve toujours les mêmes noms :
le chef Ngomayombi au Bugoyi, qui fut exécuté en 1910 ; Nyamakwa
et Rwamiheto au Bushiru ; Ntibakunze, Biraboneye et leurs parents
au Mulera. Certains méritent ici une mention spéciale : le Muhutu
Lukara et les Batwa Basebya et Ngurube.
Lukara, petit chef muhutu du Mulera prit figure de symbole. Ce
personnage de haute taille, au tempérament vif et au caractère fier,
possédait plus de 1.500 vaches et exerçait une influence énorme à
l'ouest des lacs. Sa famille avait cruellement souffert des intrusions
— 660 —

LA RÉVOLTE DE NDUNGUTSE
étrangères : son grand-père Segitonde avait été supplicié sous Rwabugiri (les pieds coupés, il avait été placé sur une fourmilière), son père
Bishingwe avait été abattu par un soldat de l'État du congo à la fin
du xixe siècle. Jusque vers 1906 il avait fréquenté la Cour de Musinga,
mais, d'esprit indépendant, il ne se sentait à Taise que chez lui, dans
« son Nyanza » comme il disait, comparant ainsi son enclos à celui
de Musinga ! Au Mulera on jurait par lui, comme s'il était le roi. Il
se refusa à rendre visite à la mission de Rwaza durant un an et ensuite
il ne cessa de lui causer des ennuis. Une vendetta locale compliquée
d'un conflit avec Musinga provoqua le meurtre du supérieur de la
mission, le P. Loupias, le 1er avril 1910. Ensuite Lukara, considéré
comme le principal meurtrier, disparut, explpitant en virtuose la
diversité des autorités dans cette région de frontières coloniales et
bénéficiant des ressources de la nature : marais, lacs, forêts, grottes
des plateaux volcaniques. Il avait des amis et des clients (abagcaragu)
partout, des parents par alliance (beaux-pères et beaux-frères) aussi
bien au Congo et en Ouganda qu'au Rwanda. Bref, le meurtre du
P. Loupias et cette disparition mystérieuse ne firent qu'accroître sa
renommée : un chef insoumis du Bugoyi aurait souhaité utiliser sa lance
considérée comme presque magique, on racontait que les fusils ne
que de la fumée contre lui. Très vite en 1912 un de ses clients,
un certain Nirinkweya, est au camp de Ndungutse et assure la liaison
avec les rebelles.
Les chefs batwa Basebya et Ngurube w terrorisaient quant à eux
la région depuis quelque dix ans. Les Batwa, qui constituent dans les
pays interlacustres une minorité spécialisée dans la chasse et la poterie,
étaient dans cette région de grands chasseurs et de grands brigands.
On disait qu'ils « trayaient la forêt ». Ces rapines s'étaient surtout
développées depuis la mort de Kigeri : installés dans les grands marais
de la Rugezi, ils avaient, à la manière zoulou, créé autour de ce repaire
une zone dévastée de deux jours de marche, qui assurait leur
De là ils rayonnaient au Rwandà et en Ouganda, multipliant
les razzias, les attaques-surprises de nuit, faisant fuir les agriculteurs
bahutu. Toute la rive orientale du lac Bulera était pratiquement
Par défi ils avaient même pris du bétail qui se trouvait près du bois
18. Ngurube qui signifie en kinyarwanda le cochon ou le phacochère est
par les anciens auteurs ou les observateurs allemands de façons très variées :
Nguruwe, Ngruwe, Ngrue, Grue, C'est cette dernière graphie qui est reprise dans
l'ouvrage déjà cité de Roger Louis. Nous nous demandons à quelle prononciation
cela aboutit en anglais et on voit qu'en français cela pourrait aboutir à des
assez curieux par rapport à la signification réelle du nom... C'est un exemple
typique des problèmes de l'onomastique africaine et des déformations qu'elle
subit encore en plein xxe siècle de bouche à oreille et d'oreille à plume, à travers
les différents dialectes européens !
— 661 —

JEAN-PIERRE CHRETIEN
sacré de Kayenzi (le site funéraire royal) et une expédition de représaille menée par un chef mutsobe échoua. Dès 1911 au moins, Basebya est associé à Muhumuza et intervient pour elle dans la région du
lac Bunyoni. Un frère de Basebya est arrêté par les Anglais à l'issue
du combat d'Ikumba et livré aux Allemands à la fin de 1911. Ceux-ci
n'arrêtaient pas de se plaindre de ces chefs batwa et ils ne furent pas
étonnés de les retrouver avec Ndungutse.
Mais en fait les soutiens de Ndungutse étaient hétérogènes. Les
Bahutu et les Batwa se détestaient, mis à part le cas des Bahutu ou
des Bakiga hors-la-loi qui trouvaient refuge dans les marais de la Rugezi.
Selon les missionnaires de Rwaza, les Bahutu qui allaient acclamer
Ndungutse étaient ensuite pillés par les bandes de Batwa qui le suivaient,
mais comptaient bien que ceux-ci seraient ensuite éliminés. Les Bahutu
étaient eux-mêmes diyisés par des querelles personnelles ou lignagères : Lukara s'était disputé avec son parent Sebuyange, les Bazigaba étaient les rivaux des Basigi, etc. Quant aux Batutsi présents
dans la région, leur rôle fut souvent très ambigu. En 1904 les
affirmaient que certains d'entre eux étaient responsables
des agressions qu'ils subissaient. Basebya était client du mutware
mututsi Mihayo, et ami du petit chef mututsi Minani, complice du
meurtre d'un askari en 1906, et il aurait été, avant l'affaire de
incité par ces chefs eux-mêmes à terroriser le pays dans
des gens de Musinga ! Ce qui ressort des descriptions de l'époque,
c'est le caractère très général du soutien de la région pour Ndungutse.
Gudowius écrit dans le rapport annuel de 1911-1912 que « ses
se composaient essentiellement de grands notables Wahutu mais
aussi d'innombrables Watussi. » Et il répète dans un rapport du
1er juin 1912 : « II réussit à faire reconnaître la justesse de ses
dans les cercles les plus larges des Wahutu, mais aussi des Watussi.
D'innombrables Watussi se joignirent à lui ou entrèrent secrètement
en relation avec lui ». Quant à l'appui des Batwa il se lit dans le fait
que l'enclos de Ngoma coïncidait avec une résidence de Basebya luimême. En fait Ndungutse remporte un plein succès auprès des
enracinées dans la région, où les éléments la rebelles sont légion
Les conditions naturelles et historiques font de cette zone un foyer
d'insoumission permanent. On a vu ce que Richard Kandt écrivait
en 1910. Dès 1907 le capitaine von Grawert notait que le Ndorwa
de « constituer un point de rassemblement des éléments
du Rwanda ». Et Gudowius concluait en 1912 : « les indociles
et violents Bakiga exploitent la situation » 19.
19. Sur ces événements nous avons utilisé les archives allemandes de la
du Ruanda, le Diaire de Rwaza et les ouvrages déjà cités : Historique et chro— 662 —

LA RÉVOLTE DE NDUNGUTSE
III. — Une crise de la monarchie Rwandaise.
Le mouvement déborde rapidement vers le sud et menace le Nduga,
la région royale par excellence. Il s'intègre donc aux tensions propres
à la société et à la politique rwandaise.
1°) La contestation de la légitimité de Musinga.

,

Il est nécessaire de rappeler les conditions de l'avènement de Yuhi
Musinga. Kigeri Rwabugiri mourut en 1895 au cours d'une
menée contre le Bushi, à l'ouest du lac Kivu. Il avait choisi comme
successeur Rutalindwa qui fut intronisé sous le nom de Mibambwe,
bien qu'il ait perdu sa mère (du lignage des Bakono). C'est une autre
veuve de Kigeri, Kanjogera (des Bega) qui fut désignée pour jouer
le rôle de « reine mère », indispensable selon la tradition monarchique
rwandaise. En 1896 une expédition envoyée par le nouveau roi vers
le sud du lac Kivu pour s'opposer à l'intrusion du lieutenant belge
Sandrart subit une défaite catastrophique près d'Ishangï. Cet échec
des lances devant les armes à feu ne fit pas peu pour déconsidérer
Mibambwe et c'est peu après qu'un complot fut monté contre lui
par Kanjogera, aidée de son frère Kabare, d'autres chefs bega et aussi
de Batsobe, un lignage où se recrutaient les principaux ritualistes de
la Cour. Le jeune roi, isolé et assailli à Rucuncu en 1896, se donna la
mort en mettant le feu à sa case. Tous ses parents, notamment ses
frères, furent massacrés ou exilés dans les semaines et les mois qui
suivirent. C'était le triomphe des Bega, du groupe de Kanjogera et
de son fils Musinga, de Kabare, de chefs comme Rwidegembya, etc.
Tous les bons postes leur furent confiés, à eux et à leurs alliés
Les trois Biru, témoins des dernières volontés de Kigeri, Bisangwa,
Sehene et Mugugu, furent éliminés 20.
Le coup d'État de Rucuncu était la tare originelle qui fonda
dp Musinga. Le régicide et la disparition de Kalinga, le grand
tambour dynastique, dans l'incendie de la case Mibambwe étaient lourds
à porter, malgré la. phrase cynique qu'aurait alors prononcée Kabare :
« H nous reste un roi, la tambour n'est qu'un arbre! » On ajoutait
que Musinga avait fréquenté son père, contrairement aux usages
requis pour l'héritier au trône, qu'il avait été initié au kubandwa (le
nologie..., Dufays, Roger Louis. Des notations aussi dans la lettre de Kandt
(25 mai 1910) citée ci-dessus,
20. Voir à ce sujet Pages, de Lacger et le Rapport présenté par le gouvernement
belge au Conseil de la Société de» Nations au sujet dé l'administration du RuandaUrundi pendant l'année 1926, p. 58.
— 663 —
45

JEAN-PIERRE CHRETIEN
culte de Ryangombe), qu'il était le mwami des Bega plus que du Rwanda.
En outre le rituel voulait que les rois nommés Yuhi ne franchissent
pas la Nyabarongo, si bien que Yuhi Musinga restait dans le Nduga
alors que ses prédécesseurs circulaient dans tout le pays. La Cour
constituait donc un milieu fermé dominé par Kabare jusqu'à sa mort
en 1911. Le chef du poste de Kisenyi, von Sparr, notait très justement
la différence entre le style de gouvernement de Rwabugiri et celui
de Musinga 21 :
Msinga ne jouit pas, au contraire de son père Luabugiri, d'une grande faveur
auprès du peuple. Luabugiri avait toujours une oreille attentive aux plaintes
de ses sujets et il réglait toutes choses personnellement avec une grande
équité ; — même un non-Tutsi pouvait y trouver son droit — , tandis que
cela ne doit pas être le cas avec l'actuel sultan. Msinga est d'ailleurs
peu connu, car il s'isole beaucoup et ne quitte pas sa résidence
de Nyanza. D'après une conviction solide dans le pays, il doit mourir s'il
traverse un fleuve. J'ai souvent observé que l'influence de Msinga n'était
pas absolue dans le pays, elle est en tout cas égale à zéro dans les régions
frontalières du nord.
2°) Le mythe de Biregeya.
Malgré tout, la soif de protection royale était grande au Rwanda,
la valeur physique et morale du mwami était une garantie de santé
pour le pays tout entier. Sinon il fallait « revenir à la normale », comme
le disait le rituel monarchique, c'est-à-dire opérer un changement de
souverain. C'était la menace qui pesait sur Musinga. Or depuis 1896
la Cour était de ce point de vue en proie à une obsession : la rumeur
relative au prétendant Biregeya 2a. La thèse était la suivante : c'est
Biregeya, fils de la reine Muserekande, qui avait été choisi par
pour lui succéder. Le rôle de Rutalindwa s'éclairait alors d'un
autre jour : il ne devait être que le régent en attendant que Biregeya
grandisse. Cela explique qu'il ait été porté au pouvoir par Rwabugiri
en 1895 bien que sa mère ait disparu et qu'il ait d'autre part épousé
à son tour Muserekande dont il devait assurer la protection. Ce roi
sans reine mère ne devait assurer qu'un intérim au profit d'une reine
mère au fils trop jeune. Là-dessus intervint le coup d'État de 1896 qui,
dans cette version des faits, était à la fois dirigé contre Rutalindwa
et contre Biregeya. Muserekande dut s'enfuir avec son fils au Ndorwa.
21. Résidence du Ruanda. Rapport adressé à Kigali par von Sparr le 2 août 1911.
22. Sur ce thème voir P. Schumacher, op. cit., p. 75 et suiv., 137 et suiv., et
F. Dufays, op. cit., p. 11. Un rapport de Gudowius du 3 décembre 1909 raconte
l'histoire de Muserekande d'après un témoignage recueilli dans l'entourage du
chef Nturo.
— 664 —

LA RÉVOLTE DE NDUNGUTSE
Mais depuis lors on annonçait sans cesse son retour et le renversement
de 1' « usurpateur » Musinga. En fait cette histoire présente de
obscurités. Certains témoins disaient que Muserekande s'était
d'abord installée au Gisaka avant la mort de Rwabugiri afin d'y élever
en sûreté le prince héritier, d'autres parlaient du Burundi. Ces pays
furent encore cités au moment de sa fuite. Ensuite personne ne pouvait
affirmer avoir jamais vu Biregeya, sauf Nirinkweya, le client de Lukara
présent à la cour de Ndungutse et qui prétendait que Biregeya avait
séjourné trois jours à Ngoma, que c'était un « Tutsi aux yeux brillants »,
qu'il était « vêtu en swahili » et qu'il avait un fusil. Cette description
avait l'avantage de faire bénéficier 1' « antiroi » à la fois des forces de
la magie traditionnelle et de celles de la magie moderne des armes à
feu, mais elle ne fut corroborée par aucun autre témoin. Selon d'autres
informations, Biregeya serait mort très jeune, ce qui expliquerait la
part importante prise ensuite par Ndungutse, le fils de Muserekande et
de Rutalindwa. Face à l'usurpateur Musinga, on voit donc se dessiner
comme deux lignées sacrées : celle des vrais rois que seraient Kigeri
et Biregeya et celle des intermédiaires, le régent Rutalindwa et le
précurseur Ndungutse.
Concrètement c'est ce dernier qui se manifeste, appuyé sur cette
idéologie mythique et contestataire. Les noms des protagonistes
ont des sens révélateurs. Nyiragahumuza, c'est « celle qui apaise »,
la Pacificatrice. Biregeya, c'est « Six-doigts », qui aurait donc été marqué
physiquement pour sa destiné merveilleuse (cela nous rappelle Ntokibiri, « Deux-doigts », le rebelle de 1917). Ndungutse est une sorte de
nom de guerre (selon Alexis Kagame son vrai nom aurait été Birasesenge) qui signifie « Je m'étends, j'accrois mon pouvoir, je triomphe ».
C'était aussi le nom d'un ritualiste de la Cour chargé de garder les
ceintures des reines mères défuntes et un tambour dynastique rwandais
s'intitulait Kiragutse (« Le pays est en expansion ») **. On appréciera
enfin la valeur du toponyme Ngoma (« Tambour »), choisi par
pour sa capitale. Ndungutse déploie toute une symbolique magique,
il se fait le rassembleur des forces sacrées gaspillées par Musinga. Il
appuie les Basigi, anciens détenteurs de Kalinga et victimes des Batsobe, les ritualistes traîtres de 1896. Il se fait le vengeur de son père
Mibambwe Rutalindwa. Celui-ci prend figure de martyr, de sauveur
magique du pays grâce à son sacrifice et grâce à l'action de son fils.
On retrouve ici le thème bien connu dans l'histoire rwandaise du mutabaxi, le roi qui se fait tuer pour attirer la victoire sur son pays 2*. L'ori23. D'après d'Hertefelt & Coupez, La royauté sacrée...
24. Un bon exemple en est fourni par l'histoire de Ruganzu (un mwami du
xre siècle ?) telle qu'elle est rapportée dans A. Coupez & T. Kamanzi, Récits
manda, Tervuren, 1962, p. 98-103.
— m —

JEAN-PIERRE CHRETIEN
gine même de Ndungutse reste problématique. Était-il le fils de Nyiragahumuza ? Peut-être, bien qu'au Kigezi une tradition ait voulu qu'elle
n'ait pas eu d'enfants. Et celle-ci était-elle bien Muserekande ? Cette
reine semble avoir réellement existé, mais selon différents témoignages
elle aurait disparu au Ndorwa après la défaite, près des marais de la
Mulindi, d'un chef muhutu qui la protégeait, devant les guerriers du
grand chef Nturo. Nyiragahumuza (ou Muhumuza) ne serait alors
qu'une usurpatrice qui aurait exploité cette histoire en jouant sans
doute de la sensibilité des fidèles de Nyabingi au thème de la « reine
en exil » ou de la « princesse persécutée ». L'habileté de Nyiragahumuza
s'expliquerait peut-être par un séjour antérieur à la Cour rwandaise
à titre de servante. Kigeri Rwabugiri et ses chefs n'avaient-ils pas
ramené de femmes du Mpororo à l'issue de l'expédition qu'ils y menèrent
dans les années 90 ? La confusion des récits, digne de la brume des
grands marais du Rukiga, put favoriser les illusions les plus
Elle laisse aujourdh'ui le champ libre à de nombreuses
25.
La virulence de ce prophétisme était en tout cas bien établie. Les
fidèles de Ndungutse étaient persuadés, comme les adeptes du
maji-maji qui avait embrasé tout le Sud de la Deutsch-Ostafrika en 1904-1905, que les balles des Allemands se fondraient en eau.
On ajoutait que Ndungutse n'avait qu'à faire un geste pour que les
enclos flambent. Il y avait de quoi inquiéter les autorités. Les soucis
que le mythe de Biregeya causa au mwami Musinga se révèlent en deux
occasions. En 1907 lors de l'arrivée au Rwanda par le Mpororo de
scientifique du duc de Mecklemburg, de nombreuses délégations
vinrent à sa rencontre, menées par de grands chefs comme Nturo et
Rwubusisi. Des foules se pressaient sur les collines où elle passait. A
Nyanza, Musinga, accompagné du résident von Grawert, lui réserva
un accueil royal, offrit des quantités de bétail, fit parader ses meilleurs
danseurs. Aux cadeaux du mwami succédèrent ceux du duc de
(un couteau de chasse, un réveille-matin, une scie, des cartouches
pour sa carabine...). Ce fut le signal du soulagement à la Cour ! On
avait en effet redouté, dans l'entourage de Musinga, que ce grand chef
allemand ne fût venu pour mettre sur le trône un nouveau mwami.
C'est qu'une rumeur populaire disait que « le grand taureau arrive
avec ses veaux », qu'il « a quatre bras et six jambes ». Dans son récit
le duc commente ces bruits fantaisistes 26 : « La rumeur s'était répandue
25. Nous regrettons de ne pas avoir pu mener d'enquête orale sur ce sujet. Nous
sommes d'autant plus reconnaissants de l'aide que nous ont apportée quelques
bons connaisseurs du pays, notamment M. l'abbé Alexis Kagame et aussi les R. P.
F. Geraud et M. Pauwels, enfin M. Pierre Smith, ethnologue (Université de Paris X).
26, A. F. von Mecklemburg, Ins innerste Afrika, Leipzig, 1909, p. 102-112,
— m —

LA RÉVOLTE DE NDUNGUTSE
que le refus d'une partie des cadeaux de mon côté aurait été un signe
de ma volonté d'aider le prétendant au trône, un parent de Musinga,
et de renverser l'actuel « Mami ». » Quatre ans plus tard, en 1911, les
devins du roi dirigés par le grand chef mwega Rwidegembya, organisent
de grandes séances de divination en rapport avec le contexte
Ils vont à la recherche des imitsindo y a kera (« les moyens de
vaincre ancestraux »). Des taureaux sont sacrifiés selon des rites que
le P. Arnoux a minutieusement décrits 27. Les inquiétudes de Musinga
se reflètent dans les problèmes posés par les ritualistes : « Musinga est
mal avec les Bazungu, ils saisiront le roi. Musinga est mal avec Bwana
Lazima. Il est mal avec Ndungutse. Musinga est mal avec les
» Entre ces forces contradictoires le mwami hésitait. La
employée nous rappelle que dans ces anciens royaumes tout
conflit politique est en même temps conçu comme un conflit magique.
Le mythe de Biregeya prend tout son poids dans ce contexte.
3°) La politique de Ndungutse.
Elle correspond à la contestation du pouvoir de Musinga qui est
sa raison d'être. Ndungutse est d'abord le vengeur de Rutalindwa. Il
attaque donc les enclos des Bega et des Batsobe, les complices de
Rucuncu. Près de Rulindo vivait un Mutsobe nommé Murangira qui
aurait donné le coup de grâce à Mibambwe en 1896 ; tout son lignage
est chassé de la région. Mais, toujours près de Rulindo, on constate
que Ndungutse fait respecter les enclos des Baha et des Banyiginya,
c'est-à-dire respectivement des familles tutsi de sa mère et de son père.
Il met en fuite les chefs batutsi nommés par Musinga. Les missionnaires
de Rwaza constatent le départ des Ruhanga, Nyirimbirima, Rwakitare, etc. Ces deux derniers sont d'ailleurs attaqués en route par les
fabriquants de tambours du Bukonya déjà cités. Les chefs bahutu
et les gens du Mulera et des régions voisines désertent les chefs batutsi
qui leur avaient été imposés. Le principal adversaire du mouvement
dans ces parages est le chef mwega Rwubusisi qui était en principe
le suzerain de Basebya.
Les promesses de Ndungutse sont révolutionnaires. Il promet la
suppression des corvées agricoles sur les terres du roi ou des chefs,
c'est-à-dire de Yubuletwa. Gudowius notait M :
II gagne les Wahutu surtout en leur promettant qu'ils n'auraient pas à
effectuer de travaux agricoles pour les Watussi s'ils n'avaient pas reçu de
27. A. Arnoux, « La divination au Ruanda », Anthropos, 1917-18, p. 1-57. Bazungu
désigne « les Européens » et Bwana Lazima (« Monsieur-il-faut » en kiswahili)
28. Kigali, 3 février et 31 mars 1912.
— 667 —

JEAN-PIERRE CHRÉTIEN
la personne concernée une vache en fief... L'idée du nouveau sultan, avec
sa réforme sociale des corvées agricoles intelligemment calculée, est très
séduisante et agit efficacement.
Selon le même observateur un bruit courait au Bushiru : « II n'est
plus nécessaire maintenant de travailler pour les Européens et pour
Msinga ».
Le P. Dufays commente de la même manière le succès de Ndungutse 29 :
Tout le royaume restait attaché au roi détrôné ; d'autant plus que les
réformes des Bega avaient exaspéré les tenants de l'ancien régime en les
grevant de prestations et d'impôts inconnus sous Lwabugiri... Et quand
ce nom de Buregeya fut prononcé de nouveau, et quand le prétendant fit
sa première proclamation au pays, tout le Rwanda sursauta. Sa cause était
gagnée : grands chefs et petits Bahutu, tous étaient pour lui. Toutes les
du nord jusqu'au cœur du Rwanda, passèrent sous sa domination
sans coup férir.
Comme on le voit, Ndungutse s'appuyait sur un courant d'opinion
plus encore que sur les arcs et les lances de ses guerriers batwa. Mais la
révolution qu'il annonce est en fait un retour à la tradition, c'est-àdire à une monarchie plus respectueuse des contrats et des groupements
humains naturels, moins « territoriale » et moins exigeante. C'est à
une restauration qu'il est fait appel contre les « réformes » de type
bureaucratique des Bega, contre le mélange de népotisme et de
qui semblait caractériser le gouvernement de Musinga. De ce point
de vue Ndungutse avait intérêt à se faire le porte-parole de Biregeya,
en tant que celui-ci apparaissait comme le successeur désigné de Kigeri
Rwabugiri. Or ce dernier était idéalisé, il avait été accueilli avec égards
dans le nord du pays, comme un conquérant respectable et non comme un
tyran. Basebya se flattait d'avoir eu alors un patron digne de lui.
Ces gens ne vivaient pas une révolte, mais, à leurs yeux, une quête
de l'équilibre perdu, un effort de « retour à la normale ».
Outre ce traditionalisme militant, ce qui caractérise le mouvement,
c'est son aspect irrationnel, la contagion pacifique qui gagne
tout le Nord du pays, le refus de réfléchir aux obstacles. Notre
citation du P. Dufays ne faisait que refléter l'étonnement exprimé
sur le moment même par les missionnaires de Rwaza et de Rulindo.
Ceux de Rwaza écrivaient dans leur diaire 30 :
29. Dufays, op. cit., p. 75.
30. Diaire de Rwaza, 22 février 1912. C'est le P. Soubielle qui raconte ce qu'il
a observé au retour de Rulindo, dans la région de Kibarë. Il nous donne un
qu'il a eu avec des gens de cet endroit.
— 668 —

LA RÉVOLTE DE NDUNGUTSE
— Comment (disait-il) vous aimez Ndungutse qui vient faire manger
vos moutons par ses gens ?
— Oh, ce n'est pas lui qui commande ces choses, c'est les Batwas qui lui
désobéissent. Il ne peut pas chasser les Batwas aujourd'hui, il en a besoin,
plus tard lorsqu'il aura pris le pays il les tuera... Nous aimons Ndungutse
et lui nous aime. Si tu voyais comme il est beau, on ne peut le regarder sans
sentir les larmes venir aux yeux.
— Lorsqu'il a passé ici, marchait-il, ou bien le portait-on ?
— On le portait. Il a toujours une trentaine de porteurs. Dans son « ngobye »
(palanquin) il a toujours son arc et ses flèches et quatre ou cinq lances.
Nous sommes vraiment en présence d'un mouvement de type
Un malaise général, des rumeurs irrationnelles, l'attente joyeuse
d'un renouveau, la cristallisation de tous les espoirs sur un homme
débouchent sur une explosion brutale. Des enclos flambent, mais
c'est autant une fête qu'une révolte. Il n'est pas étonnant que le Nord,
riche de ses traditions de contestation du pouvoir, ait été le foyer
initial du mouvement, mais ce qui est visé au premier chef, c'est le
gouvernement arbitraire de Musinga. C'est la monarchie rwandaise
elle-même qui est mise en cause.
IV. — La conjoncture coloniale
ET SES RESPONSABILITÉS DANS LA CRISE.
1°) La pression européenne sur la société rwandaise.
Les effets de la mise en place du système colonial commencent à se
faire sentir. Il faut se rappeler en effet que le contact est récent dans
ce pays. Il ne remonte qu'au passage de l'expédition de von Gôtzen
en 1894. A vrai dire les premières expériences ont été rudes. La chute
de Rutalindwa est manifestement liée à la déroute d'Ishangi. Dans
sa brièveté, cette phrase extraite d'un récit historique récemment
publié 81 nous semble lourde de sens : « Nous avons été battus par les
Européens et nous revenons. A notre retour Rutalindwa meurt. »
Le prestige de la monarchie était atteint. De ce point de vue aussi
la mort de Rutalindwa est celle d'un mutabazi. Après ce sacrifice, la
situation dut néanmoins être envisagée de façon plus réaliste. Le
souverain, Musinga, se présenta aux Allemands au moins à partir
de 1900 et il dut tenir de plus en plus compte de cette nouvelle force.
La présence européenne prit trois formes : les caravanes de marchands,
les expéditions militaires, les missions chrétiennes.
31. Coupez & Kamanzi, Littérature de Cour..., p. 73.
— 669 —

JEAN-PIERRE CHRETIEN
Pour les marchands venus de Bukoba, ces régions montagneuses
représentaient à la fois une route directe vers le lac Kivu et l'est du
Congo, une zone longtemps fermée à pénétrer économiquement et des
populations « ignorantes » à exploiter. On vit donc au début du xxe siècle
des caravanes non seulement traverser la région, mais y acheter du
bétail ou des peaux à des prix dérisoires, vivre sur le pays, piller les
récalcitrants, etc. De nombreux incidents éclatèrent à ce sujet en 19041905. Ces « marchands » étaient en général des Asiatiques ou des
mais aussi parfois des Européens. C'est ainsi qu'en décembre
1904 deux trafiquants, soi-disant chasseurs d'éléphants, venus de
Mwanza, l'Autrichien Schindelaar et le Boer Pretorius, raflèrent du
bétail au Mulera, notamment chez Lukara. L'agitation suscitée par
ces abus amena les autorités allemandes à sévir. Mais combien
d'autres exactions passèrent inaperçues ?
Les caravanes gouvernementales se distinguaient aussi par des
abus commis par les auxiliaires africains, askaris (soldats), interprètes,
guides, etc., venus en général de l'est et dont la plupart étaient
c'est-à-dire étrangers au Rwanda, parlant le kiswhahili et plus
ou moins islamisés. L'assassinat d'un askari en décembre 1910 entraîna
une répression qui coûta aux gens de Kiburuga 65 morts, sans compter
les bessés et le bétail confisqué. Or on s'aperçut ensuite que cet askari
avait violé une fille de la région, ce qui avait justifié la vendetta. Le
résident Kandt pouvait commenter ainsi l'affaire : ces gens du Nord
s'entêtent à se faire justice eux-mêmes, mais on aura du mal à «
» avec ces askaris ! On discerne le même type de responsabilité
dans l'affaire de l'île de Munanira. En février 1912 Banzi, chef muhutu
de cette île du lac Bulera, fait tuer deux askaris de Ruhengeri et sept
porteurs, qui avaient fait halte chez lui lors d'une traversée du lac.
Or ce chef avait déjà été puni antérieurement, mais sur dénonciation
d'un interprète qu'on avait dû par la suite poursuivre pour ses exactions !
Il s'agissait donc manifestement d'un règlement de comptes entre ce
chef et les auxiliaires des colonisateurs et non d'une rébellion contre
l'autorité coloniale elle-même. Mais la question du prestige intervenant,
le gouvernement se sentait obligé de couvrir plus ou moins ces abus.
Or ces régions furent l'objet d'une activité militaire croissante
à partir de 1908 en fonction des problèmes de règlement frontalier
(voir la carte n° 2). La frontière de la Rusizi et du Kivu était alors
pratiquement fixée, mais il restait à trancher le sort du « Mfumbiro ».
En novembre 1908 l'expédition belge du commandant Derche atteignit le
lac Bulera, elle se retira finalement et un compromis germano-belge
fut conclu. Puis les Allemands s'entendirent avec les Anglais et ceux-ci
organisèrent une expédition en direction du lac Kivu, occupant le
Bufumbira en juin 1909. Cette initiative entraîna des réactions en
— 670 —

CONGO
BELGE

IAC
TANGANYIKA

OUGANDA

Carte n° 2 : La Résidence du Rwanda et ses voisins

JEAN-PIERRE CHRÉTIEN
chaîne : réactions belges, arrivées de renforts allemands d'Usumbura
et même de Dar es Salaam. La conférence de Bruxelles de 1910 régla
la question par un jeu de compensations. Les Allemands reçurent
la ligne des volcans jusqu'au lac Kivu, mais ils renoncèrent à l'île
d'Idjwi (dans le lac Kivu) et au Mpororo (le pays de Muhumuza).
ce qui d'ailleurs mécontenta Musinga qui y vit une amputation de son
royaume. Tout cela fit que le Rukiga, région écartée et « primitive »,
se trouva soudain au cœur d'une rivalité coloniale et sur un axe de
entre le lac Victoria d'une part et les lacs Kivu et Edouard de l'autre.
Le choc en fut d'autant plus brutal.
Parallèlement à ces développements politiques, les missionnaires
catholiques de la société des Pères Blancs fondèrent trois missions
au nord du Rwanda : Nyundo dès 1901, Rwaza en 1903 et Rulindo
en 1909. Ces établissements religieux représentaient pour la
environnante des obligations nouvelles d'ordre matériel. Le
P. Dufays 82, un des fondateurs de Rwaza, l'explique. La région ne
pas de corvées dues aux chefs (ubuletwa), le travail salarié
y était également ignoré : « Ce n'est pas du jour au lendemain qu'il
(l'indigène) se rend compte qu'au point de vue confort, l'arrivée de
l'Européen peut lui être utile par le prix qu'il lui donne de son travail. »
On notera l'affirmation du caractère monétaire de la civilisation
et l'ambiguïté des termes de confort et d'utilité employés
ici. En tout cas, si l'on voulait construire la mission, il ne restait que
la contrainte. Les missionnaires utilisèrent les services d'un
un certain Nyakasaza, qui avait déjà servi auprès d'officiers
allemands, qui savait terroriser les gens, mais qui savait aussi se faire
des amis avec les biens spoliés. Ce personnage, digne de l'intendant
de l'Évangile, eut au moins le mérite de faire construire la mission !
D'autre part les missions furent entraînées plus ou moins de bon gré
à intervenir dans la vie politique africaine. Les autorités allemandes
leur en firent d'ailleurs grief à plusieurs reprises. Les résidents von Grawert et Kandt leur reprochèrent de critiquer de façon parfois
la politique allemande, de dénigrer des chefs batutsi, de
des gens à la justice coutumière, d'agir en croisés plus qu'en
évangélisateurs. Richard Kandt notamment 38 se plaignit de l'exemple
donné de ce point de vue par le P. Brard (un des pionniers du
au Rwanda) et de la ligne choisie par le vicaire apostolique,
Mgr Hirth. Il déplora aussi le fait que les missions n'hésitaient pas
à s'entendre même avec des chefs rebelles. De fait les rapports de Rwaza
avec Basebya par exemple furent souvent amicaux : le P. Dufays
32. Dufays, op. cit., p. 17.
33. Rapport de Kandt déjà cité.
— 672 —

LA RÉVOLTE DE NDUNGUTSE
lui rendit visite, Basebya offrit une vache lors de la fondation de la
mission de Rulindo. On allait acheter des vivres au Bushiru en période
de disette en s'entendant avec des bahinza plus ou moins rebelles. Les
exemples de cette politique contradictoire et indépendante des missions
ne manqueraient pas, Mais d'une façon générale les missionnaires
se font les soutiens moraux de l'influence de Musinga. A leur arrivée
à Rwaza en 1903, le pouvoir royal y était presque inexistant. Le chef
Nshozamihigo, responsable de la région, ne s'y montrait jamais ; son
sous-chef Ruhanga y était sans influence. Les vrais maîtres étaient
les petits chefs bahutu. A peine la mission était-elle créée que les Pères
virent arriver un délégué mututsi de Musinga, un certain Gakwande,
qui entreprit de les mettre de son côté. « Nous ne pouvions lui refuser
notre appui », écrit le P. Dufays. C'est ainsi que Gakwande rusa pour
les amener à être présents lors d'un raid contre le chef muhutu Ntibankunze en 1904. On comprend que celui-ci et d'autres chefs du
Mulera, témoins de ce genre de situation, aient vu dans la mission
une alliée des pouvoirs officiels, rwandais et allemand.
L'affaire Loupias est des plus révélatrices de cette compromission.
En effet ce missionnaire joua à l'arbitre entre Lukara et son frère
Sebuyange qui se disputaient. Il leur conseilla en 1909 de s'en remettre
à la justice du mwami. Sebuyange alla à Nyanza et à son retour il
était accompagné d'un arbitre envoyé par Musinga. Celui-ci invita
Loupias à assister à la palabre qui devait se dérouler le 1er avril 1910.
Chaque camp s'y présenta en armes. Le délégué de Musinga y déclara
Sebuyange indépendant de son frère. Celui-ci était évidemment furieux.
Là-dessus le vieux sous-chef Ruhanga en profita pour revendiquer
des vaches volées et Loupias, un méridional bouillant, trouva
bonne pour remettre Lukara à sa place. Il le saisit et le menaça.
C'est alors qu'il fut grièvement blessé par des lances jetées par les
du chef muhutu. Parmi les meurtriers on trouvait aussi un certain
Biraboneye, un autre chef muhutu qui avait déjà subi plusieurs fois des
représailles de la part des Allemands. Le rôle politique de la mission
se confirme lors des événements de 1912. Les chrétiens, explique le
diaire de Rwaza, nous demandaient ce qu'il fallait faire et nous leur
avons conseillé de rester fidèles à Musinga. Au nom du respect du
établi (« Rendez à César... »), les missionnaires firent un choix
en faveur de Musinga. L'emprise européenne, politique, militaire,
et religieuse, se combina donc avec la politique de la cour
de Musinga, la consolidant et la durcissant à la fois. Le caractère
donc impopulaire, de cette cour s'en trouva renforcé 84.
34. Sur tout cela, outre les documents allemands déjà évoqués et le diaire de
Rwaza, on peut se reporter à Dufays et à Roger Louis.
— 673 —

JEAN-PIERRE CHRETIEN
2°) La politique de Ndungutse à l'égard des Européens.
Très habilement, comme s'il était déjà un gouvernant responsable,
Ndungutse s'efforça de rassurer les Européens. Il multiplia les
d'amitié et les bons procédés à l'égard de la mission de Rwaza
et des postes allemands. Non seulement il défendit à ses amis de
aux vaches appartenant à Rwaza, mais il en offrit une à la mission
de Rulindo. Il appela, paraît-il, les Pères ses « oncles maternels », ce
qui semblait très flatteur. Il chercha surtout à les utiliser comme
avec les autorités allemandes, leur proposant d'abord de
capturer le chef Banzi, le responsable de l'affaire de l'île de Munanira,
puis de leur livrer Lukara. Mais cette offre même n'ayant pas dégelé
la position des missionnaires, Ndungutse se tourna vers les
directs de l'administration allemande, en l'occurence vers le poste
de Kiburuga tenu par un petit gradé africain, Yombasha (une sorte de
sergent) Maruff. Les négociations menées à ce niveau aboutirent à la
livraison de Lukara, Mais sont sujettes à deux interprétations. Selon
la version officielle cet ombasha était chargé de s'informer sur Lukara
et d'autre part deux espions batutsi placés à Ngoma par l'entremise
du chef Rwubusisi (l'un pour surveiller Basebya et l'autre, Bigemana,
pour surveiller Ndungutse) devaient chercher à faire tomber Lukara
dans un piège. Ainsi Gudowius put ensuite se flatter d'avoir mené
de front deux opérations : la préparation de l'attaque contre
et la capture de Lukara. La réalité semble quelque peu
D'après les témoignages recueillis ensuite pour le procès de Lukara
auprès de l'espion Bigemana, de Yombasha Maruff et de Lukara luimême, il apparaît au contraire que c'est Ndungutse qui a pris
de l'affaire. Il commença par envoyer des cadeaux à Maruff :
par exemple un Mututsi de son entourage, Muniga, alla lui porter un
panier de petits pois. Au même moment il avait envoyé un Mutwa
chercher Lukara : les espions ne firent qu'observer cela, car toute
de leur part eût été dangereuse. Cependant Maruff envoya
des perles en remerciement des pois et fit demander en même
temps des informations sur Lukara par l'intermédiaire de Muniga
et d'un autre Mututsi nommé Rukebabigwe. Or dès que Lukara fut
arrivé à Ngoma, au début d'avril, Ndungutse envoya Muniga et deux
autres à Kiburuga, avec deux vaches à l'intention de la Résidence.
C'était évidemment la plus belle preuve d'amitié venant de la part
d'un Munyarwanda ! Maruff commença par suggérer à Ndungutse
d'aller négocier à Kigali (car il ignorait l'expédition qui s'y préparait),
puis il apprit qu'il devait se replier vers le sud. Alors il s'efforça d'accé— 674 —

LA RÉVOLTE DE NDUNGUTSE
lérer les choses avec l'aide de Muniga. Après trois jours d'hésitation,
Ndungutse, qui avait d'abord demandé à Maruff de venir lui-même
chercher Lukara, finit par le livrer (sans doute le 7 avril). Un beaufrère de Lukara, le Muhutu Mporanye, chef près de Ruserabwe, essaya
en vain de s'opposer à cette livraison. On voit que des dissensions
existaient dans le camp des rebelles, notamment sur l'attitude à
à l'égard des Européens. Mais en l'occurrence le poste de Kiburuga
n'a fait qu'accélérer les choses, c'est bien Ndungutse qui a livré Lukara
avec l'intention d'obtenir en échange l'alliance des Allemands.
Mais il ne put fléchir l'attitude des Européens. Uombasha Maruff
avait fait des promesses qui n'engageaient que lui. En fait la perte
de Ndungutse était résolue à Kigali depuis février. Gudowius ne voulait
plus reculer et ne pouvait pas non plus négocier un compromis, par
crainte de mettre Ndungutse en éveil sur ses intentions. Celui-ci croyait
en effet, devant la réserve des Allemands, qu'ils éprouvaient une
sympathie à son égard. Des tentatives de représailles entamées
par des chefs de Musinga n'avaient-elles pas été freinées par les
à la fin de février ? Mais toutes les méfiances qui existaient
entre Kigali et Nyanza ne pouvaient empêcher qu'aux yeux de
le pouvoir de Musinga était plus rassurant que les innovations
venues du nord. Son choix fut sans équivoque M :
La conduite invariablement fidèle au gouvernement de la part du sultan
depuis le début de la domination allemande rendait a priori naturel et
de répondre à sa demande d'aide contre Ndungutse et Basebya, même
si l'attitude de ceux-ci ne se tournait pas à proprement parler contre les
Européens.
De toute façon, ajoutait-il, toutes les bonnes intentions de Ndungutse
n'empêcheraient pas qu'il serait vite débordé par ses fidèles. La
d'abolition des corvées s'étendrait aussi aux travaux exigés
par la Résidence (comme des gens le disaient au Bushiru) et
coloniale ne trouverait donc aucun intérêt dans le succès de
ce mouvement. En cas d'échec elle risquerait en outre de s'aliéner
le parti de Musinga. Enfin les quelques allusions au mythe des balles
changées en eau provoquèrent un réel affolement chez les Allemands
qui se souvenaient de la gravité prise en 1905 par le mouvement majimaji. Indépendamment des motifs de mécontentement ou de
qu'avait pu donner la cour de Musinga, c'est le principe même
du pouvoir royal rwandais que l'autorité coloniale décida de défendre.
Par delà la querelle régionale et dynastique, il était clair que c'était
une aspiration à la liberté, à l'affranchissement politique et social,
35. Rapport de Gudowins au gouverneur, Kigali, le 1er juin 1912,
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JEAN-PIERRE CHRETIEN
qui s'exprimait derrière Ndungutse. Et cette revendication visait
en bloc le gouvernement de Musinga et le système colonial qui
à son ombre 36.
3°) La collaboration de Musinga et des Allemands.
En fait les premières années avaient été délicates. En 1904-1905,
au moment où le reste de VOstafrika semblait s'embraser et alors que
les incidents se multipliaient au Rwanda, l'administration craignit de
voir la cour de Musinga soutenir tous les rebelles. Puis la politique
de von Grawert et de son successeur Richard Kandt convainquit
Musinga de la solidité et de l'intérêt du soutien allemand. Les
locales ne faisaient d'ailleurs que refléter la politique d'entente
avec les souverains africains définie en haut lieu par le gouverneur
von Gôtzen (1901-1906) et reprise par ses successeurs von Rechenberg
et Schnee. De la part des dirigeants rwandais, le choix de cette
répondait au souci d'éviter le pire. C'était entre autres la
du chef Kabare, véritable premier ministre jusqu'à sa mort
en 1911 et leader de ce que le chef du poste de Kisenyi von Sparr
en 1911 le « parti de la paix ». La façon dont Musinga lui-même
accueillit le duc de Mecklemburg en 1907 est aussi révélatrice : il était
entouré de guerriers batutsi, mais aussi d'un embryon de garde moderne
composé d'un chaouch (une sorte de caporal) et de deux askaris,
de l'amitié du résident von Grawert. Et devant les progrès du
de Ndungutse, il multiplia les appels d'aide auprès des
La politique de ceux-ci mérite d'être analysée de plus près, car elle
est révélatrice de leur conception du pouvoir africain au Rwanda et
de ce qu'ils en attendaient. Dans le Rapport annuel de 1911-1912,
Gudowius définissait ainsi les rapports avec le mwami :
Maintien de ses droits souverains héréditaires sur ses sujets,
de son autorité sur les éléments indociles et stricte abstention de toute
immixtion dans les affaires internes de son administration et de sa justice
sur les Banyarwanda, voilà ce qui a consolidé le fidèle attachement du sultan
au gouvernement allemand.
Mais le problème était en même temps de l'influencer, de lui faire
sentir ses limites et d'affaiblir peu à peu sa résistance sans qu'il s'en
rende compte : « Accéder aux désirs légitimes du sultan et d'un autre
côté assurer la réalisation de la volonté de l'administration qu'on lui a
fait connaître auparavant ».
36. Toujours d'après les documents allemands ou missionnaires.
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LA RÉVOLTE DE NDUNGUTSE
Le résident constatait aussi que grâce à cet appui européen, le roi
était devenu plus indépendant à l'égard de ses chefs. Nous traduirons
en disant que son pouvoir devenait plus absolu. Mais à vrai dire le
pouvoir des chefs était également renforcé, l'ensemble de la hiérarchie
était consolidé. Relevons ce passage : « A l'égard des Watussi,
à l'égard des grands chefs, la Résidence s'attache à maintenir
la tradition consistant à valoriser leur position de façon raisonnable
parmi les indigènes. » 37 D'une façon générale les autorités allemandes
visaient à rationaliser l'ensemble du système politique rwandais par
étapes progressives. La création de la résidence de Kigali au cœur
du pays en 1908 était le symbole de ce vaste projet qui ne fut en réalité
achevé que par les Belges à l'époque du mandat. Les mesures qui
la répression de Ndungutse et de Basebya furent
de cette méthode : les chefs de lignage de ces régions (les bakungu)
furent convoqués pour se voir expliquer la nécessité d'obéir aux grands
chefs batutsi nommés par Musinga et à leurs délégués. De nouveaux
enclos furent construits pour ces chefs. Les pouvoirs furent concentrés
(ingabo et ubutaka, c'est-à-dire pouvoirs militaires et pouvoirs
aux mains de chefs tels que Biganda à la tête du Mulera ou de
Gashamora à la tête de la région de la Rugezi (le pays des Batwa).
Il apparaissait que développer le pouvoir des dirigeants rwandais,
c'était à terme simplifier la tâche de l'administration coloniale. Car
en même temps ce pouvoir était remodelé, réorienté. Le duc de Mecklemburg décrit très bien ce processus M :
On veut renforcer et enrichir le sultan et les personnalités importantes,
pour les intéresser matériellement au maintien de la domination allemande,
par la reconnaissance et l'acceptation des profits et des honneurs croissants
qu'ils tirent de leur position. Si bien que des idées de révolte ne puissent
plus germer, car leur position ne pourrait que se détériorer par la perte des
avantages actuellement assurés solidement. Par là on veut, en surveillant
et en guidant en permanence le sultan et en exploitant son autorité, faire
œuvre civilisatrice. Ainsi le sultan doit devenir peu à peu, presque à l'insu
de lui-même et de la population, l'organe de la Résidence.
C'est un véritable protectorat qui est en cours d'édification et en même
temps cela signifie que le Rwanda est poussé d'une royauté
et sacrée vers une monarchie absolue et bureaucratique. Nous
avons ici un nouvel exemple de la politique des Européens outre-mer
avec toutes ses ambiguïtés. Au nom de la « civilisation », des forces
et des structures traditionnelles sont soutenues et renforcées : les
ne manquèrent pas, ni en Afrique, ni en Asie. Mais il convient
37. Jakresbericht de la Résidence du Ruanda pour l'année 1911-1912.
38.. A. F. von Mecklemburg, op. cit., p. 86.
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JEAN-PIERRE CHRETIEN
d'insiter sur le fait que ces forces traditionnelles ainsi renflouées sont
le plus souvent remodelées de l'intérieur et déviées de leur direction
originelle. Ce que les Allemands aimèrent en Musinga, c'est le mélange
en lui de symbolique traditionnelle et de malléabilité face à la
De ce point de vue leur politique précède et annonce directement
celle que suivront les Belges dans les décennies suivantes.
En conclusion, le mouvement de Ndungutse est un exemple de prophétisme traditionaliste, de prophétisme du retour à l'ordre ancestral,
suscité par les abus d'un pouvoir arbitraire, en l'occurence par la
de la cour de Musinga. Le rythme historique ainsi vécu n'est
pas celui d'une révolution progressiste, mais d'une régénération par
un retour au passé, d'une révolution de type cyclique. De ce point
de vue ce mouvement s'enracine dans l'histoire précoloniale. Mais
on a vu que le malaise provoqué par le gouvernement de Musinga
ne pouvait s'interpréter indépendamment du poids de la présence
européenne et de la collaboration entre la résidence allemande de Kigali
et la cour de Nyanza. C'est déjà l'expression virtuelle d'un
africain face à la présence coloniale, mais on ne peut dire qu'il
s'agit d'une révolte « anticolonialiste ». Elle n'est même pas ouvertement
antieuropéenne. Les transformations progressives apportées par la
pression administrative, économique et culturelle des étrangers sont
en effet ressentis surtout indirectement, à travers le pouvoir tel qu'il
est exercé par les représentants de Musinga. On ne doit pas s'étonner
que la réaction soit venue du Ndorwa : ce genre de mouvement se déploie
plus facilement dans les régions écartées, longtemps épargnées par
les influences étrangères et soudain soumises à leur impact. Le choc
en est d'autant plus ressenti et d'autres part les ressources de la
restée plus vivace, sont plus aisément mobilisables. Nous avons
déjà analysé un mouvement analogue au Burundi, celui d'Inamujandi
en 1934 89. Dans ce dernier cas les événements se situent également dans
une zone montagneuse et forestière, longtemps épargnée avant d'être
intégrée aux territoires de chefs collaborant étroitement avec la
belge. Vingt-deux ans séparent ces deux événements.
de celui de 1934 avait nécessité la prise en compte des réactions
de type précolonial ; pour celui de 1912 nous avons tâché de mettre
en valeur l'impact de la colonisation. Mais dans les deux cas nous
sommes en période transitoire et il est normal que des innovations
y soient vécues selon des cadres mentaux anciens.
Cet exemple rwandais peut, à sa modeste échelle, illustrer un ensemble
plus vaste de phénomènes que l'on pourrait intituler les prophétismes
39. « Une révolte au Burundi en 1934. Les racines traditionalistes de l'hostilité
à la colonisation », Annales, Économies, sociétés, civilisations, 1970, n° 6, p. 16781717.
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LA RÉVOLTE DE NDUNGUTSE
du tiers-monde 40. Il mériterait d'être approfondi et nous regrettons
notamment de n'avoir pas eu l'occasion de mener à ce sujet une enquête
orale. Mais nous espérons avoir montré que l'analyse historique permet
de sentir les nuances et la complexité de la dynamique politique et
sociale africaine, en évitant de la réduire à des schémas figés sur « la
tradition » et « la modernité » ou d'en nier d'une façon ou d'une autre
la dimension temporelle. On n'a que trop décrit le « Rwanda
» sous les couleurs qu'il avait prises en fait depuis les années 1930.
Jean-Pierre Chrétien.

RÉSUMÉ
En 1912, dans les montagnes du nord du Rwanda (en Afrique orientale
allemande) un certain Ndungutse annonce la venue d'un nouveau roi plus
légitime que le mwami Musinga. Cette agitation avait débuté en Ouganda
britannique sous la direction de Muhumuza, mère de Ndungutse. Celui-ci
gagna ensuite le territoire allemand, y trouva l'appui du chef de Batwa
Basebya et y rallia les populations. Le lieutenant Gudowius alors résident
à Kigali réprima le mouvement en avril 1912. Ce mouvement peut
à trois niveaux.
— C'est une manifestation d'indépendance des montagnards bakiga,
une société à majorité hutu et de tendance égalitaire, soudée par des
historiques propres (l'ancien royaume du Ndo^wa) et par le culte
de Nyabingi.
— C'est une crise de la monarchie rwandaise, la légitimité de Musinga
étant contestée depuis le coup d'État de 1896 (l'assassinat de Rutalindwa,
autre fils et héritier du grand roi Kigeri Rwabugiri). L'impopularité de
Musinga favorisa la diffusion du mythe de Biregeya, un « antiroi »
comme le successeur légitime de Kigeri. Ndungutse se présentait
comme son demi-frère et son mouvement prit une allure prophétique (miracles,
invulnérabilité, etc.) en faveur d'une restauration.
— C'est enfin une réaction contre la pression coloniale croissante
militaires, missions catholiques, mise en place de l'administration
de la Résidence) et contre la cour de Musinga considérée par la population
comme complice de la domination étrangère. Malgré les efforts de
pour amadouer les Européens, sa perte fut décidée par Gudowius
dès février 1912.
40. Sur ce thème voir notamment : W. E. Muhlmann, Messianismes
du Tiers Monde, Paris, 1968 ; M. I. Pereira de Queiroz, Réforme et
dans les sociétés traditionnelles. Histoire et ethnologie des mouvements
Paris, 1968 ; G. Balandier, Sociologie actuelle de V Afrique noire, Paris,
1963 ; V. Lanternari, Les mouvements religieux des peuples opprimés, Paris, 1962.
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JEAN-PIERRE CHRÉTIEN

SU MMARY
In 1912, in tbe mountains north of Rwanda (German East Africa), a
certain Ndungutse announced tbe advent of a new and more legitimate
king than the mwami, Musinga. This unrest had started in Britisb Uganda,
under the leadership of Muhumuza, Ndungutse's mother. It then spread
to German territory, where, supported by the Batwa chief Basebya, it won
over tbe population. Lieutenant Gudowius, tben Résident at Kigali, suppressed the movement in April 1912. This movement may be explained
on three levels :
— As a manifestation of independence by Bakiga highlanders, a society
of Hutu majority with a levelling policy, bound by their own history (the
former kingdom of Ndorwa) as well as by the prophétie doctrine of Nyabingi.
— As a crisis in the Rwanda monarchy, the legitimacy of Musinga being
questioned since the coup d'Etat of 1896 (assassination of Rutalindwa, another
son and heir to the great king Kigeri Rwaburigi). The speading of the
myth of Biregeya, an « anti-king », looked upon as the legitimate successor
to Kigeri, was prompted by the unpopularity of Musinga. Ndungutse
introduced himself as his half-brother and the movement took on a prophétie
aspect (miracles, invulnerability, etc) in favour of restoration.
— Finally, as a reaction against the increasing colonial pressure (military expéditions, Catholic missions, the setting up of a résident
and against the Court of Musinga, regarded by the people as an
accomplice in foreign domination. Inspite of Ndungutse's efforts to flatter
the Europeans, his downfall was scheduled by Gudowius as early as February
1912.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024