Fiche du document numéro 19668

Num
19668
Date
Vendredi 1er février 2008
Amj
Taille
33810
Titre
Enquête sur la crise financière des Caisses d’épargne 5 - Les agents secrets de Charles Milhaud
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Les Caisses d’épargne font partie de ces entreprises dont l’histoire et le fonctionnement sont étroitement corrélés aux soubresauts de la vie politique française. En faut-il une seule illustration, on la trouve dans le profil des embauches des cadres dirigeants auxquelles veille le président du directoire, Charles Milhaud. Ainsi que dans le profil de personnalités extérieures à l’entreprise, qui sont sous contrat avec elle pour des raisons diverses. En quelque sorte, il s’agit d’agents secrets, au sens propre comme au sens figuré.

Une première personnalité sous contrat avec le groupe alimente des interrogations dans le petit cercle des dirigeants qui en ont connaissance : pourquoi le président du directoire a-t-il fait appel à Pierre-Yves Gilleron, un ancien commissaire de la DST ? Selon des témoignages concordants recueillis par MediaPart, ce spécialiste du renseignement a obtenu une mission de la Caisse nationale des caisses d’épargne (CNCE), sur décision personnelle de Charles Milhaud. Venu du contre-espionnage, Pierre-Yves Gilleron a été un membre actif de la fameuse cellule « antiterroriste » de la présidence de la République, dirigée par Christian Prouteau sous le premier septennat (1981-1988) de François Mitterrand. A ce titre, il fut l’un des principaux acteurs de l’affaire des écoutes de l’Elysée. Vingt ans après les faits, ces écoutes illégales ont été sanctionnées par la justice en 2005, au terme d’un procès où Pierre-Yves Gilleron fut accusé d’avoir traité 32 interceptions, dont celles concernant Edwy Plenel, à l’époque journaliste au Monde (et aujourd’hui président de MediaPart). Après son départ de l’Elysée et avant de se brouiller avec lui, Pierre-Yves Gilleron travailla dans la sécurité privée avec l’ex-gendarme Paul Barril, qui avait été le bras droit de Christian Prouteau.

Lors du procès des écoutes, Pierre-Yves Gilleron avait indiqué résider à Genève. Selon nos informations, il travaille actuellement pour plusieurs sociétés du CAC 40. Aux Caisses d’épargne, Charles Milhaud a décidé de faire appel à ses services voici quelques années, vraisemblablement autour de 2003-2004, quand le groupe a divorcé d’avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC). Les rémunérations versées à la société de l’ancien agent de la DST apparaissent dans la comptabilité de l’entreprise. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’affaire a été connue de quelques cadres dirigeants de la maison. Dans le courant du mois de décembre 2007, Pierre-Yves Gilleron était, à notre connaissance, toujours sous contrat avec les Caisses d’épargne.

De quelle mission précise a été chargé l’intéressé ? Nous avons fait savoir à Charles Milhaud que nous avions connaissance du contrat passé avec l’ancien commissaire de la DST et que nous souhaitions obtenir des précisions à ce sujet. Notre demande est restée sans réponse. Nous avons aussi joint le conseil de Pierre-Yves Gilleron, Me Olivier Metzner. Ce dernier nous a indiqué que son client était difficile à joindre mais qu’il lui ferait savoir que nous souhaitions recouper auprès de lui nos informations. Ce qui a aussi été sans effet.

Dans son livre Secrètes affaires (Flammarion – 1999), le journaliste d’investigation Guillaume Dasquié (récemment mis en examen pour « compromission du secret de la défense ») raconte quelques aspects des activités professionnelles passées de Pierre-Yves Gilleron, depuis qu’il n’est plus policier. Il apporte en particulier de nombreuses précisions sur les liens entre l’ancien commissaire et un ancien parachutiste, Pierre Massé, fondateur au milieu des années 1990, d’une « agence privée de contre-espionnage économique » dénommée Egregor.

Charles Milhaud a aussi confié pendant plusieurs années une mission à Alain Bauer, l’ancien grand maître du Grand Orient de France, qui est devenu consultant en matière de sécurité et qui s’est beaucoup, depuis quelques années, rapproché de Nicolas Sarkozy. Alain Bauer est même devenu le président de l’Observatoire national de la délinquance, créé en 2003, par le chef de l’Etat, à l’époque ministre de l’intérieur. Interrogé par MediaPart, Alain Bauer a confirmé qu’il avait effectivement eu cette mission pour la CNCE, portant notamment sur la sécurité du siège du groupe. Sa mission, nous a-t-il dit, a pris fin le 31 décembre 2005. Alain Bauer nous a aussi dit avoir entendu parler de la mission confiée à Pierre-Yves Gilleron.

La Caisse nationale bruisse aussi périodiquement de rumeurs sur les profils très « politiques » de certaines embauches des cadres dirigeants. Connu pour avoir apporté en 1995 son soutien à la candidature de Lionel Jospin, Charles Milhaud recrute ainsi les années suivantes des hauts fonctionnaires issus de la gauche. Puis, au lendemain de l’alternance de 2002, brutal changement dans la stratégie de recrutement : une escouade de hauts fonctionnaires de droite est enrôlée.

A l’approche de l’élection présidentielle de 2007, les embauches des cadres ont même été encore plus « ciblées ». Ce sont pour beaucoup des collaborateurs proches de Nicolas Sarkozy qui ont été portés à des postes de responsabilité : Didier Banqui (ex-directeur adjoint au Budget) ; Thierry Gaubert, ou encore Michel Gonnet (ex-directeur de la comptabilité publique). L’Ecureuil a même fait une autre recrue : Valérie Hortefeux (l’épouse de l’actuel ministre de l’immigration), recrutée au service communication d’une filiale du groupe. A l’intérieur du groupe, c’est donc devenu sujet permanent de plaisanterie. L’entreprise, dit-on, c’est « Sarkoland » !

Dans la liste des agents très spéciaux de Charles Milhaud, il faut encore ajouter les conseillers qu’il enrôle secrètement et qu’il rémunère généreusement pour peser dans la vie parisienne des affaires. Alain Minc est bien sûr l’un d’eux. Président du conseil de surveillance du Monde et conseiller de Nicolas Sarkozy, ce dernier a aussi été rémunéré par Charles Milhaud, comme conseil, pendant plusieurs années. Tout juste promu commandeur de la Légion d'honneur par la ministre de la culture et de la communication, dans la promotion publiée jeudi 31 janvier au Journal Officiel, le fondateur d’AM Conseil a en particulier aidé Charles Milhaud quand ce dernier a décidé de violer son pacte d’actionnaires avec la Caisse des dépôts et consignations – alors que le quotidien dans ses éditoriaux s’inquiétait de ce non respect de la parole donnée. Alain Minc a même joué de sa position d’équilibre entre les deux entreprises : comme nous l’avons raconté hier, le président du conseil de surveillance du Monde a demandé en 2003 – et obtenu – de la CNCE qu’elle souscrive secrètement à hauteur de 5 millions d’euros aux obligations renouvelables en action (ORA) émises par le journal.

Confidentiellement, Charles Milhaud a aussi confié une mission à Jean-Marie Messier, l’ancien PDG de Vivendi Universal, qui a constitué une petite banque d’affaires, Messier Partners, et qui s’est spécialisé, un peu comme Alain Minc, dans le travail de lobbying, usant de ses relations avec les milieux d’affaires et de sa proximité avec Nicolas Sarkozy, qu’il a, dans le passé, fait travailler comme avocat. MediaPart a en particulier pu consulter un contrat de mission en date du 30 mars 2006, entre Charles Milhaud et Jean-Marie Messier – contrat qui a transité par la comptabilité de la CNCE et dont quelques cadres dirigeants ont donc pu avoir connaissance. A en-tête de « Messier Partners », ce document retient l’attention pour plusieurs raisons.

D’abord, il révèle que Jean-Marie Messier a perçu une rémunération très élevée dans le simple but de déminer le projet de création de Natixis et de mener un travail de lobbying. « Dans le cadre de ce projet ambitieux, dit le contrat, à son article 1, une attention particulière doit être portée aux relations avec le groupe Caisse des dépôts (dirigeants, organes sociaux, conseils) comme avec les pouvoirs publics (ministère des finances et direction du trésor, notamment) et les institutions bancaires (Banque de France, Commission bancaire, CECEI) et plus généralement avec les acteurs dont le soutien au projet est indispensable ou utile (…) Le rôle de Jean-Marie Messier, intuitu personnae, sera en tant que conseil du président d’assister Charles Milhaud pour l’ensemble des discussions visées » par le projet de création de Natixis.

Et combien Jean-Marie Messier a-t-il perçu, pour une poignée de réunions de travail et quelques déjeuners « avec des acteurs dont le soutien au projet est indispensable ou utile » ? La réponse est fournie à l’article 3 : « Une rémunération de 2 millions d’euros sera versée à Messier Partners au jour de la signature du présent contrat et lui restera définitivement acquise, qu’il y ait ou non création de Natixis. En addition de ce retainer fee [commission forfaitaire perçue par un banquier d'affaires dès la signature d'un mandat], en cas de création de Natixis, un success fee [une commission en cas de succès de l'opération] complémentaire de 4 millions d’euros sera dû à Messier Partners au jour de sa création. Par ailleurs, à sa seule initiative, et sans obligation, la CNCE pourra décider d’attribuer à Messier Partners au terme de sa mission un bonus discrétionnaire en fonction de son appréciation du travail fourni et de son efficacité ».

En bref, pour un simple travail de lobbying, l’ex-PDG de Vivendi Universal a donc perçu 6 millions d’euros, et sans doute, par surcroît, un « bonus discrétionnaire » dont le montant n’est pas chiffré. Alors que le gouvernement décide de ne pas respecter la formule d’indexation du taux de rémunération du Livret A, qui aurait dû entrer en vigueur le 1er février, en faveur des épargnants modestes, cette largesse au profit d’une star déchue du CAC 40 risque de susciter l’étonnement.

Cette rémunération retient aussi l’attention pour une autre raison : au terme du contrat, elle a été réglée par la CNCE non pas au siège social de Messier Partners, qui est à Paris, mais à son agence londonienne. Le contrat a en effet été établi entre Charles Milhaud, et « Messier Partners (…) à Titchfield House, Tabernacle Street, London ». Cette disposition est surprenante. Pour éviter toute fraude fiscale, la loi prévoit expressément que toute prestation de service effectuée en France, par surcroît par une société française, soit facturée dans le même pays.


De cela, personne n'a parlé au conseil de surveillance de la CNCE, qui s’est réuni jeudi 31 janvier. L'instance a renouvelé, dans un communiqué, sa confiance à Charles Milhaud. Sans sourciller. Ainsi vont les Caisses d’épargne : quelques rares dirigeants connaissent ses petits et grands secrets. Mais publiquement, personne, ou presque, ne dit mot.



Lundi. En pleine crise financière, les Caisses d’épargne préparent la suppression de 4000 emplois.
Le viol du pacte d’actionnaires passé avec la Caisse des dépôts.

Mardi. Au cœur de la crise des subprimes.

Mercredi. Une cascade de coûteuses opérations.

Jeudi. Opération à hauts risques en faveur de Lagardère.

Vendredi. Les agents secrets de Charles Milhaud

Samedi. Les fonds à l’affût.

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