Fiche du document numéro 22551

Num
22551
Date
Jeudi Juin 1995
Amj
Fichier
Taille
67126
Titre
Billets d'Afrique No. 23
Type
Publication périodique
Langue
FR
Citation
BILLETS D’AFRIQUE N° 23 - JUIN 1995
La finale de la compétition élyséenne a opposé deux candidats qui, répondant aux sollicitations du public, nous promettaient
« le changement ». Le vainqueur est celui qui a le premier endossé ce maillot, et l’a le plus « mouillé ».
Le même ironisait souvent : « Les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent ». Une formule beaucoup moins scandaleuse
et superficielle qu’elle n’en a l’air. L’historien Fernand Braudel a bien montré comment l’étage supérieur de l’économie vante des
règles du jeu auxquelles il n’a de cesse d’échapper. C’est aussi vrai en politique, et en d’autres domaines (y compris le football...
). Ceux qui, aux étages intermédiaires, pratiquent les règles de la réciprocité et de l’échange,
1
sont les seuls à pouvoir freiner la tendance à l’accaparement ou à l’arbitraire de la macro-économie ou la macro-politique .
Ceux-là seuls assurent l’arbitrage : s’ils désertent ce rôle austère, mais décisif, le jeu dégénère - et ils ne pourront s’en plaindre.
Si les destinataires des pro messes ne se sentent pas engagés à exiger leur concrétisation, elles deviennent naturellement
caduques.

CARTONS
En matière de coopération franco-africaine, Jacques Chirac trouve normal que les contribuables, dans « leur idéalisme (sic) »,
demandent « l’obligation de résultat et l’absence de gaspillage ». Aux
citoyens organisés de faire respecter cette norme. Le nouveau Président aurait aussi évoqué la nécessité de « tout changer »
dans les relations qui privilégiaient « les chefs d’État autocrates et corrompus ». Nous nous préparons à lui rappeler
inlassablement cette louable intention. Billets suivra de près ses actions et celles de son entourage, leurs passes et leurs dribbles.
Pour sa part, Survie met en place, préventivement, un système de distribution de cartons jaunes ou rouges - selon la gravité de
l’infraction aux règles que Jacques Chirac vient lui-même d’édicter. Si les promesses étaient respectées, nous serions bien entendu
ravis de décerner pour l’occasion un carton tricolore...
1. Cf. François-Xavier Verschave, Libres leçons de Braudel, Syros, 1994.

SALVES
Quelle Afrique à l’Élysée ?
Avec Jacques Chirac, c’est l’ami des Eyadema, Mobutu, Bongo,... qui accède au sommet de l’État français. Il fallait voir le 8 mai
sur TF1, au journal de 20 h., l’Alléluia d’Omar Bongo.
C’est aussi le retour aux premières loges de papy Foccart et son réseau, partiellement rénové. L’un de ses amis, l’ancien
ambassadeur en Côte d’Ivoire Michel Dupuch, dirigera la cellule africaine de l’Élysée, tandis que « l’homme de l’ombre » sera,
comme son compère Fernand Wibaux, le représentant personnel du Président français auprès des chefs d’État du « pré carré ».
Dans leur sillage ressurgissent l’ancien ministre de la Coopération Robert Galley, le colonel Pierre Voïta, et le Trésorien Dov
Zerah - fin connaisseur des dédales financiers françafricains.
La rue Monsieur échoit à un homme prédestiné : le nouveau ministre de la Coopération Jacques Godfrain, conseiller municipal
de Sainte-Affrique (!), présidait à l’Assemblée nationale le groupe d’amitiés franco-gabonaises. Celui qu’il considère comme son
« père en politique » - Jacques Foccart -, l’y fit naître voici 30 ans... dans le SAC (Service d’action civique) : on le propulsa à la
tête de la branche « Jeunes », puis l’initia aux finances. Un tel pedigree n’annonce pas le profil du chien dans un jeu de quilles, qui
viendrait chambouler les circuits de l’or et de l’argent noirs.
Tout va-t-il repartir comme en 60 ? Mais pourquoi en ce cas installer au poste stratégique de Secrétaire général de l’Élysée l’un
de ceux qui, depuis 2 ans, dénoncent avec le plus de virulence les intrusions africaines de Charles Pasqua : l’ancien directeur de
cabinet d’Alain Juppé au Quai d’Orsay, Dominique de Villepin ?
Ce cabinet, qui prônait la diplomatie plutôt qu’un affairisme en pleine dérive mafieuse, a trusté les plus hauts postes
décisionnels. Le député anti-mafieux François d’Aubert obtient par ailleurs le ministère du Budget. Richard Cazenave, qui fit
étudier pour le RPR une approche radicalement différente de la Coopération, reste proche d’Alain Juppé. Quant au Premier
ministre, il a dans le collimateur le réseau Pasqua : il a commencé par priver de portefeuille son chef éponyme...
Alors ? Chassé par la porte, Pasqua reviendra-t-il par la fenêtre ? Si elles avaient pu s’installer à Matignon, ses détestables
options eussent été (du Soudan au Zaïre et des Comores à la Mauritanie, en passant par le Rwanda) le prolongement corsé du
filialisme mitterrandien - l’Afrique à Jean-Christophe. Si, avec le concours d’un Trésor plutôt remonté (sans l’électron libre
Zerah), le tandem Juppé-Villepin parvient malgré tout à entraver durablement les Pieds Nickelés de la Françafrique, sera-ce pour
mieux laisser « refleurir » la Realpolitik foccartienne ? Les jeux sont ouverts. L’état du turf élyséen (sec ou gras... ), ce sera dans
Billets.
Opération Casamance
La disparition de 4 Français dans cette région du sud-Sénégal, tentée par le séparatisme, a occasionné le déploiement de mille
soldats d’élite sénégalais, instruits par la France. Leurs opérations sont guidées par des photographies aériennes, fournies par la
France. Les villages sont détruits ou incendiés. Le commandant de zone confesse n’avoir fait aucun prisonnier. Des cas de torture
sont dénoncés envers des sympathisants supposés du mouvement dissident. Ça ne vous évoque rien ? (Libération, 10/05/1995)
Épuration ethnique à Djibouti

Billets d’Afrique

N° 23 – Juin 1995

Djibouti demeure sous haute surveillance de la France : elle y base 3 900 militaires, 1 pour 1 000 habitants. Les Afars
représentent la moitié de la population. L’autre moitié, les Somalis, est répartie en au moins trois branches, elles-mêmes
subdivisées en clans. À la tête de l’un d’eux (les Mamassanes), Hassan Gouled Aptidon exerce depuis 18 ans une dictature de plus
en plus tentée par les procédés de l’épuration ethnique. L’opposant Mohamed Kadémy résume admirablement le processus : « À
l’heure actuelle, on parle beaucoup d’intégrisme religieux ; mais il n’y a rien de pire que l’intégrisme clanique. Il n’offre pas à
autrui la possibilité de se convertir. À partir du moment où vous êtes né de l’autre côté, c’est définitif. Il est exclusif et destructeur.
Seulement, lorsque l’on commence à détruire les autres, on se détruit soi-même ».
Massacres, exécutions sommaires, viols, tortures et déplacements de population sont désormais choses courantes à Djibouti. En
février 1992, l’armée gouvernementale était en déroute devant la rébellion à dominante afar (le FRUD). L’armée française s’est
interposée. Miraculeusement, l’armée djiboutienne est alors passée de 3 000 à 20 000 hommes, capables du pire. Les bienpensantes Nouvelles de la francophonie (04/1995), qui évoquent ces dérives, parlent de « germes de génocide ». Ça ne vous
rappelle rien ?
Esclavage au Soudan
The Observer (Londres) expose la résurrection massive des pratiques esclavagistes sous le régime militaro-islamiste de
Khartoum, chéri de la France. Rapts dans les régions périphériques, marquage au fer rouge, « banque du sang » vivante pour
l’armée, tout y passe. Les motivations idéologiques (supériorité raciale) et religieuses (conversion) incitent le gouvernement à
fermer les yeux - d’autant que sont impliqués nombre d’officiels et d’officiers. (Courrier international, 27/04/1995).
« Négro-africanisme » et racisme
Le racisme est fou : Billets évitera ses logiques. Si des Soudanais à peau blanche en massacrent d’autres à peau noire, nous
soutenons la cause des seconds. Si une milice malienne, le Ganda Koy, développe un délire xénophobe contre les Touaregs
« leucodermes », nous défendons le droit de ces derniers à une existence digne (respectant en retour celle des sédentaires
sahéliens). Que la coopération militaire française, sous les ordres du général Huchon, apporte un soutien logistique - et davantage,
si affinités - aux expéditions punitives conjointes du Ganda Koy et de l’armée malienne, ne nous rassure pas vraiment.
Cette coopération porte d’ailleurs ses fruits : Ganda Koy surpasse les grands-maîtres françafricains du schéma géopolitique
parano. Il assimile les « féodaux » Tutsis aux noirs islamisés : ces races hybrides auraient délaissé « les valeurs noires positives »
pour servir « de courroies de transmission à l’Arabie saoudite, à la France, à l’Iran, à la Libye, au Maroc »... (Le Monde
diplomatique, 04/1995).

« Aide » au Libéria
Le Libéria s’enlise dans une guerre civile atroce. L’innommable y devient si commun que les médias trouvent de plus en plus
rarement les mots pour le dire. L’indifférence les dispense d’ailleurs généralement de cet exercice.
Responsables : les seigneurs de la guerre (en premier lieu Charles Taylor) et ceux qui les soutiennent - souvent pour profiter des
fructueux trafics que l’anarchie autorise. La production de drogue, entre autres, nourrit ainsi les achats d’armes. Pourquoi les
journalistes hexagonaux s’intéressent-ils aussi peu à la filière franco-ivoirienne ? Il se répète avec insistance qu’y serait impliquée
une grande figure de la Françafrique...
Total recall
On a évoqué (Billets n° 20) l’accord honteux (mais milliardaire) du pétrolier Total avec le gang militaire birman (le SLORC), à
propos d’un projet croisé de voie ferrée et de gazoduc. Total ayant contesté l’un de ses précédents articles sur ce sujet, Maintenant
(17/05/1995) lui sert la totale : un dossier très documenté sur les conditions terrifiantes de travail forcé (pour ne pas dire
d’esclavage) imposées par le SLORC sur le chantier ferroviaire - tout cela lié à la « réduction » des ethnies locales.
On n’invente malheureusement pas les analogies entre les régimes birmans et soudanais..., ni les liens insistants de Total avec
ces deux barbaries, ni le rétablissement récent et concomitant, à leur profit, des garanties publiques françaises à l’exportation
(COFACE).
Asphyxie
Le 22 mai, l’Union européenne a confirmé la suspension de son aide au Rwanda, depuis le massacre de Kibeho. La suspension
provisoire marquait une réprobation peu contestable. Une suspension durable serait un crime monstrueux - tant par les influences
qui le motivent que par les horreurs qu’il anticipe.
« Gâchis d’espoir »
C’est ainsi qu’est qualifiée, par l’un d’entre eux, la Mission d’observateurs des Droits de l’homme dépêchée par l’ONU au
Rwanda. C’est aussi le titre d’un rapport de 69 pages publié début mai par African Rights (Londres) : il montre comment une
excellente idée - et beaucoup d’argent - sont gâchés par l’amateurisme ou l’inexpérience de la plupart de ces observateurs, et le
défaut de perspective politique.
Belgique-Canada : avant la France

Billets d’Afrique

N° 23 – Juin 1995

Les autorités judiciaires belges se sont décidées à arrêter deux personnes accusées de participation au génocide des Tutsis du
Rwanda, et qui se trouvaient en Belgique. Le Canada prépare pour fin juin le procès de l’un des responsables du Hutu power, Léon
Mugesera. La France, comme pour Bousquet, laisse du temps au temps.
Idéologies
Antoine Glaser, qui dirige la très informée Lettre du Continent (LC), distille une étonnante approche des problèmes du Rwanda
et du Burundi. La page 8 de la Lettre du 20 avril est à cet égard édifiante.
D’un côté Jean Carbonare, cet inlassable bâtisseur de paix depuis 40 ans (en France, en Algérie, au Sénégal, au Bénin,... ), celui
grâce à qui ont été plantés plus de cent millions d’arbres sur le continent africain, celui qui a accepté bénévolement de quitter sa
retraite pour initier au Rwanda des chantiers de reconstruction et de réconciliation (où travaillent côte à côte des veuves du
génocide et des déplacés hutus), est présenté, via des citations déformées, comme le suppôt idéologique du FPR, un « conseiller
spécial » nostalgique des méthodes « populaires » ...
De l’autre, le pyromane burundais Léonard Nyangoma (pour le coup un dangereux idéologue) est présenté comme un démocrate
et une victime. En face, l’ancien Président Pierre Buyoya est qualifié de « dictateur militaire tutsi ». Hors LC, les extrémistes hutus
et leurs soutiens belges ou français, ce « dictateur » est unanimement respecté pour avoir conduit son pays jusqu’aux élections et
pris le risque d’y être défait - afin, justement, d’en finir avec 30 ans de dictature.
Rebelote dans le numéro suivant (4 mai) : il est reproché à l’actuel Président burundais Sylvestre Ntibantunganya, un Hutu,
d’avoir, « maladresse béante », épousé une Tutsie. À trop fréquenter la Françafrique, Antoine Glaser ne peut plus reconnaître des
motivations qui pourtant font que l’humanité existe encore : la générosité et l’amour.
Doussié noir
La Bibliothèque de France, dernier Grand travail de François Mitterrand, a nécessité d’énormes quantités de bois tropicaux, en
contradiction avec les engagements de la France à Rio. Le parquet et les cloisons intérieures sont en doussié du Cameroun, fourni
en partie par la Société forestière industrielle de la Doume... dont l’un des administrateurs n’est autre que Jean-Christophe
Mitterrand. (Silence, 05/1995).
ILS ONT DIT
« Je veux un État [...] soucieux de la bonne utilisation des deniers publics » (Jacques CHIRAC, message au Parlement, 19/05/1994).
[Chiche pour l’APD ?] .
« La France restera fidèle à son amitié et à ses liens privilégiés avec l’Afrique. Nos partenaires africains peuvent être assurés de
notre engagement et de notre solidarité, qui répondront à leur propre volonté de rigueur financière, de réforme et de stabilité face
aux grands problèmes qui assaillent le continent » (Alain JUPPÉ, discours de politique générale devant l’Assemblée, le 23/05/1995).
[Et si cette volonté n’existe pas, quelle sera la réponse ?]
« Quelle merveilleuse coïncidence. Ma venue à Paris pour le cinquantième anniversaire de la victoire alliée sur les forces du mal et
la victoire éclatante et significative que vous venez de remporter à l’élection présidentielle » (Message de félicitations du Président
ivoirien Henri KONAN BÉDIÉ à Jacques Chirac, lu le 08/05/1995 à la télévision ivoirienne).
[La fortune d’HKB est aussi une merveilleuse coïncidence, comme les connexions entre les HLM de Paris et les bananeraies ivoiriennes - entre
autres rentes locales - via le regretté Yanni Soizeau (cf. Billets n° 16)]

À FLEUR DE PRESSE
Françafrique
Libération, Deux lignes africaines pour la France, 25/05/1995 (Antoine GLASER et Stephen SMITH) : « Le 13 mai, au lendemain de sa
victoire, Jacques Chirac, premier président gaulliste depuis 21 ans, a fait la leçon démocratique au "Monsieur Afrique" du général
de Gaulle, l’octogénaire Jacques Foccart. "Il faut tout changer, il faut en finir avec tous ces chefs d’État autocrates et corrompus",
a sermonné le nouvel élu. Opportunément, Alain Juppé venait de lui communiquer un rapport ultraconfidentiel sur la
"criminalisation de l’Afrique et de ses élites au pouvoir" rédigé déjà l’été dernier par un chercheur du Centre d’analyse et de
prévision (CAP) du Quai d’Orsay mais mis sous le coude par l’actuel Premier ministre et Dominique de Villepin, le nouveau
secrétaire général de l’Élysée.
Au 2 rue de l’Élysée, [...] c’est Michel Dupuch qui a investi les lieux convoités. Le nouveau conseiller pour les Affaires
africaines à l’Élysée [...] [a été] jugé "politiquement correct" par Alain Juppé. [...] Proche de Foccart, il ne lui doit rien pour sa
nomination ».
Le Canard enchaîné, Une agence qui se veut du bien, 17/05/1995 : « L’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT) est un
e
organisme francophone [...] vient de célébrer, du 29 mars au 6 avril, son 25 anniversaire. Théâtre des opérations, l’Espace EiffelBranly. Titre générique : "Voyage en Francophonie". [...] L’examen des sommes dépensées [6 952 831,18 F] à l’occasion de cette
fiesta mérite le détour. Il y a d’abord eu une agence (très chère) de communication, Z Tribune : 1 036 786,96 F pour la "réalisation
du colloque qui lancera la réflexion engagée à l’occasion du 25° anniversaire de l’ACCT". Une autre agence de communication,
Délires - ça ne s’invente pas -, s’est consacrée à la "communication événementielle". Ou démentielle (723 460 F) ? Avant de se

Billets d’Afrique

N° 23 – Juin 1995

métamorphoser en Public Système pour organiser l’impérissable "Voyage en Francophonie" : 3 246 101,56 F. Plus une vidéo de
26 minutes, près de 500 000 F. Plus la location de l’Espace Branly. Francophonie, ou francofolies ? ».
RWANDA
La Croix, 26/04/1995, Les malheurs du monde (François d’ALANÇON) : « La perspective d’une réconciliation paraît d’autant plus
s’éloigner que la communauté internationale, déjà coupable l’an dernier d’avoir laissé faire le génocide, déclare par avance forfait.
Faute d’avoir les moyens nécessaires, expliquait lundi Alain Juppé devant le Parlement européen, l’ONU "se tourne vers les
grandes puissances, mais aucune ne répond présent". "Nous ne sommes pas responsables de tout ce qui se passe sur la planète",
plaide le ministre français des affaires étrangères [depuis monté en grade] . Faut-il en conclure qu’on avalise ainsi la création, à coup
de massacres et de déplacements de population, d’un Hutuland et d’un Tutsiland ? »
Croissance, 05/1995, Ambiguïtés rwandaises (Thierry BRÉSILLON) [Nous ne citons que la conclusion de ce remarquable article] : « Au
Rwanda, les bonnes volontés existent aujourd’hui. Mais les tentations autoritaires aussi. Selon les moyens qui seront accordés aux
premières, les deuxièmes reculeront ou s’imposeront. Entre démocratie et dictature, le sort du Rwanda nouveau n’est pas scellé ».
La Croix, 19/05/1995, interview de François-X. NSANZUWERA, Procureur de la République à Kigali, par Agnès ROTIVEL :
Pourquoi avez-vous décidé d’abandonner votre poste de magistrat à Kigali pour vous réfugier en Belgique ?
« Parce que je n’avais pas les moyens d’exercer la justice sereinement. C’est au parquet de contrôler les arrestations. Or, avant
mon départ, les gendarmes - souvent d’anciens militaires - arrêtaient les gens sans les entendre, sur simple dénonciation. Les gens
passaient plus d’un mois dans les cachots sans que nous puissions contrôler les lieux de détention. Or, les cachots sont trop petits.
Les gens y meurent par asphyxie. Dans la prison de Kigali, qui comptait 8 000 prisonniers en mars, il y a environ cinq morts par
jour [...] ».
Vous sentiez vous menacé ?
« [...] Je me sentais menacé à la fois par ceux qui ont commis le génocide et par les extrémistes qui ne veulent pas m’entendre
lorsque je dis qu’il y a 20 % d’innocents dans les prison du Rwanda ».
Qui sont ces extrémistes ?
« Ce sont des civils, les "abakada". Engagés comme commissaires politiques par le FPR à l’époque ou le Front Patriotique occupait
les régions du nord du Rwanda, ils étaient chargés d’encadrer la population. Aujourd’hui, depuis l’installation du gouvernement et
des autorités administratives, ces "abakada" n’ont pas eu de postes dans l’organigramme officiel alors qu’ils pensaient devoir être
récompensés pour leur soutien. Ce sont souvent eux qui procèdent aux dénonciations. À leurs côtés, il y a aussi des Rwandais
venus d’Ouganda, du Burundi ou du Zaïre, à la suite du FPR, des rescapés du massacre et aussi des sympathisants du FPR recrutés
par celui-ci sous le régime Habyarimana. Pour la plupart, leurs familles ont souvent été massacrées en avril dernier.
Parce qu’ils ont contribué, à leur façon, à la victoire du FPR, ils estiment avoir le droit de s’approprier les biens. Et quand le
vice-président, Paul Kagame, ou le gouvernement leur demande de quitter les propriétés qu’ils occupent illégalement, ils refusent
d’obéir. Et ils montent de faux dossiers sur les anciens propriétaires pour qu’ils soient arrêtés. Mais ces extrémistes ont aussi le
soutien de certains militaires qui n’acceptent pas le langage modéré de leur chef, Paul Kagame ».
Craignez-vous de nouveaux troubles au Rwanda ?
« Si ce problème de droit de propriété n’est pas respecté, on va vivre une situation très difficile. Souvenez-vous, c’est parce qu’on
disait aux paysans hutus : "Si vous ne les tuez pas, les tutsis prendront vos terres", qu’ils ont massacrés les tutsis.
Je n’ai pas envie d’enfoncer le clou. Ce gouvernement est légitime. Kagame est un modéré et un idéaliste. Il est le seul rempart
contre la menace des extrémistes à l’intérieur du pays et contre les anciennes Forces armées rwandaises (FAR) à l’extérieur. Mais
il ne pourra pas protéger tout le monde. L’armée doit passer du commandement horizontal qui la caractérisait lorsqu’elle était dans
le maquis, à une structure verticale avec une hiérarchie, comme toute armée moderne.
Et surtout, l’Occident doit aider les modérés du gouvernement au lieu de couper les aides. Après le génocide [...], le Rwanda ne
doit-il pas bénéficier d’un plan Marshall dans tous les domaines ? ».
Le Monde, Espoir au Rwanda ?, 21/05/1995 : « Le rapport qu’a rendu, vendredi 29 mai, la commission internationale d’enquête sur
Kibeho [...] permet d’envisager avec un peu d’optimisme la situation dans le "pays des mille collines", d’autant que sa publication
coïncide avec le déblocage par les Nations Unies d’un budget de six millions de dollars (environ 30,5 millions de francs) pour le
fonctionnement du tribunal international qui doit juger les auteurs du génocide de 1994. [...]
D’une part, la commission a blanchi le gouvernement dans le massacre de Kibeho - en en attribuant la responsabilité aux seuls
militaires présents dans le camps - et recommandé la reprise de l’aide internationale. Ses conclusions s’accompagnent de critiques
assez vives à l’endroit de la Mission des nations unies au Rwanda (Minuar) et des organisations non gouvernementales (ONG).
Selon la commission, le camp de Kibeho, situé dans l’ex-"zone humanitaire sûre" créée par la France pendant l’été 1994, abritait
beaucoup d’extrémistes hutus, et les Nations unies ont failli à leur mission en ne mettant pas fin à leurs activités. En outre, les
ONG qui se sont opposées à la volonté du gouvernement rwandais de vider les camps de déplacés ont outrepassé leur mandat et
favorisé l’apparition d’une situation conflictuelle. Aussi meurtri et dévasté soit-il, le Rwanda demeure un État souverain. La
tragédie de Kibeho montre que la gestion d’un problème aussi complexe que celui des déplacés ne peut se diviser entre plusieurs
centres de décisions contradictoires. Pour avoir méconnu le nationalisme intransigeant du FPR, les organisations internationales
ont contribué au malheur de ceux qu’elles étaient censées aider.
D’autre part, les enquêteurs ont clairement mis en évidence la culpabilité de l’Armée patriotique rwandaise. Le comportement de
ces militaires, qui ont tiré sans discrimination dans la foule, "viole le droit international" et doit faire, selon les juristes, l’objet

d’une procédure judiciaire. On verra donc si le gouvernement de Kigali, qui s’est publiquement réjoui des conclusions de la
commission, prendra rapidement des mesures à l’encontre des responsables et saura mettre un terme aux exactions qui, ces
dernières semaines, ont accompagné les opérations de retour dans leur village des hutus déplacés ».

Billets d’Afrique

N° 23 – Juin 1995

Révisionnisme
Libération, 23/05/1995, citant Daniel MERMET, réalisateur de l’émission Là bas si j’y suis sur France-Inter, de retour au Rwanda : « Il faut
faire un Nuit et brouillard sur ce génocide. L’inhumain est quelque chose qui vous gagne très vite. On tue ses voisines, on ne sent
plus qu’on tue ».
Télérama, 26/04/1995, citant Françoise BOUCHET-SAULNIER de MSF : « Qui a déjà oublié qu’un génocide ne s’arrête jamais aux
frontières nationales ? Les mêmes pays qui, en 1938, estimaient que le massacre des juifs était un problème intérieur allemand
dirigent aujourd’hui l’ONU. Ils ont oublié que toute l’Europe a été engloutie dans le trou béant des tombes juives. Leurs leçons sur
la réconciliation nationale au Rwanda, jointes au déni de justice, sont un habillage honteux de lâcheté ».
Recommandations issues des travaux du Colloque « Le Rwanda et l’information » (4-5 mai 1995, Montréal)
Constatant que dans la période précédant le déclenchement des événements tragiques du Rwanda, il ne s’est pas trouvé de dispositif d’analyse et
d’information capable d’interpréter de manière suffisamment forte pour inciter à l’action, les participants du colloque sur « Le Rwanda et
l’information » recommandent ce qui suit :
1. Créer un système d’alerte précoce par la mise à contribution de tous les intervenants nationaux et internationaux (journalistes, associations
humanitaires, experts, praticiens, etc.) ;
2. Créer un réseau international capable d’exercer, au moment opportun et de façon conjointe, une pression sur les décideurs de tous ordres
permettant de passer de l’information à l’action ;
3. Créer un réseau de confiance permettant la vérification de la fiabilité des sources d’information extérieures au bénéfice des médias qui n’ont
pas toujours les moyens de le faire ;
4. Répondre à la demande de compréhension du public en assurant une information qui fournit en temps opportun des clés nécessaires pour
comprendre les enjeux humains et politiques ;
5. Inciter les médias à inscrire dans leur code de déontologie le refus des thèses du nouveau révisionnisme ;
6. Mettre hors-jeu les médias qui, sous couvert de liberté de presse, incitent au crime contre l’humanité.
Survie s’intéresse en particulier à la recommandation n° 3.

LIRE
Rapport 1995, Observatoire permanent de la Coopération française, Desclée de Brouwer, 1995, 184 p. [Disponible à Survie, 120 F].
L’ouverture d’un travail de fond, avec plusieurs avis et sous-rapports sur les chiffres de l’aide publique, la dévaluation du CFA, la coopération
militaire, et le Rwanda.
Quand le Nord perd le Sud, Projet n° 241, Printemps 1995, 104 p.
Un tour d’horizon très stimulant, en une douzaine d’articles, de la crise actuelle des rapports Nord-Sud et de la Coopération. Regrettons
seulement que le chapitre « L’APD en débat » ne propose que le point de vue, non contradictoire, d’un ex-fonctionnaire de la Coopération.
Les crises politiques au Burundi et au Rwanda, 1993-94, sous la direction d’André GUICHAOUA, Karthala, 1995, 790 p.
Une somme jusqu’ici inégalée d’informations, et un précieux recueil d’analyses, souvent très riches et pénétrantes. On ne reprochera pas à
« l’architecte » A. Guichaoua d’afficher une perspective politique - puisque nous revendiquons ici la nécessité d’un tel point de vue. On
s’accordera d’ailleurs volontiers sur les principes essentiels. Par exemple : « Si l’ethnie est bien le vecteur de la mobilisation partisane,
l’explication ethnique de la crise est à la fois un symptôme d’indigence intellectuelle et un paravent politique ».
Mais le penchant implicite d’A. Guichaoua en faveur d’une « troisième voie » au Rwanda, qui ramènerait au pouvoir d’anciens alliés du
général Habyarimana - les Dismas Nsengiyaremye ou James Gasana - conduit à plusieurs déséquilibres. Trop de place est donnée à leur lecture
des événements, et pas assez à la disqualification politique de la nébuleuse Hutu power - préalable indispensable à toute réconciliation. Confier
de même l’étude du rôle de l’Église à Guy Theunis, qui, avec sa revue Dialogue, perpétue 35 ans d’engagement de la majorité des missionnaires
belges aux côtés de la « Révolution sociale hutue », n’est pas un choix très éclairant. S’agissant de la présence française, Stephen Smith n’a rien
à dire sur les dérapages de certaines de ses composantes après la mi-93. Dans la partie Documents à l’appui, il est accordé sur l’attentat du 6
avril contre l’avion de Juvénal Habyarimana quatre fois plus de place à la version accusant le FPR : opposer sur ce terrain la paire
(doublonnante) Stephen Smith-James Gasana à Colette Braeckman, n’est ni très galant, ni très scientifique, encore moins convaincant... Malgré
ces réserves, ce recueil est irremplaçable.
Génocide au Soudan ? La France, patrie des Droits de l’Homme, aide les auteurs du massacre, Pax Christi France (58 av. de Breteuil, 75007Paris), 1995, 42 p.
Un dossier d’accusation accablant sur l’une des alliances les plus sordides de la Françafrique. À lire et propager d’urgence.
Les organisations paysannes et rurales, Des acteurs du développement en Afrique subsaharienne, Réseau GAO, 84 p.
L’examen passionnant de ces tentatives multiformes de prise en charge collective - pour sortir de la fatalité. Un diagnostic aussi, suivi d’un
pronostic et d’une évaluation des modes possibles d’accompagnement.
PRIX : 6 FF - LETTRE EDITEE PAR SURVIE, 57 AVENUE DU MAINE, 75014-PARIS - TEL. : (33.1) 43 27 03 25 ; FAX : 43 20 55 58.
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : FRANÇOIS-XAVIER VERSCHAVE - COMMISSION PARITAIRE N° 76019 - DEPOT LEGAL : JUIN 1995 - ISSN 1155-1666.

SUPPLEMENT A BILLETS D’AFRIQUE N° 23 - JUIN 1995

Rwanda : l’engagement français dans le camp du génocide
Un rapport d’enquête accablant d’Human Rights Watch
Au moment de boucler ce n° 23 de Billets, nous recevons le rapport d’enquête de Human Rights Watch : Rwanda/Zaïre,
Réarmement dans l’impunité. Le soutien international aux perpétrateurs du génocide rwandais. Cette ONG civique américaine,
fondée en 1978, s’est acquis une réputation considérable par son travail d’investigation et de vigilance sur les droits de l’homme.
Co-initiatrice (avec, entre autres, la Fédération internationale des droits de l’homme) de la commission internationale d’enquête
de 1993 au Rwanda, elle dénonça, un peu plus d’un an avant son déclenchement, les prémices du génocide.
Le rapport qu’elle publie fin mai, issu de 4 mois d’enquête, est accablant pour la France et le Zaïre. Il est aujourd’hui de bon
ton, à Paris, d’occulter la complicité de la France dans le génocide de l’an dernier - sous le prétexte qu’avant le printemps 1994
personne n’imaginait une telle extrémité. Supposons. Mais armer massivement le camp du génocide pendant et après sa
perpétration, organiser la fuite de ses concepteurs et propagandistes, favoriser, au Zaïre et en Centrafrique, la reconstruction et
l’entraînement d’une armée de 50 000 hommes qui achèvera « le travail », cela s’appelle comment ? Extraits... (les titres sont de
Billets).
Le camp du génocide se réarme...
« [...] Ceux qui ont perpétré le génocide rwandais ont reconstruit leur infrastructure militaire. [...] Les ex-FAR [Forces armées
rwandaises] disposent de forces estimées à 50 000 hommes, réparties en une douzaine de camps. Elles tiennent les milices sous un
contrôle plus étroit. Elles ont lancé des attaques à l’intérieur du Rwanda pour y déstabiliser une situation déjà précaire, obtenir de
l’information et acquérir de l’expérience en vue d’une offensive future contre l’actuel gouvernement de Kigali. De plus, les exFAR et les milices hutues rwandaises se sont associées aux milices hutues en provenance du Burundi voisin, enflammant une
situation déjà tendue à l’intérieur du Burundi et menaçant de régionaliser le conflit. [...] [Elles] continuent de jouir de l’impunité,
sans aucune poursuite ni arrestation liées à leur engagement présumé dans le génocide de l’an dernier. [...]
... sous la protection du Zaïre et de la France
Les forces zaïroises proches du Président Mobutu ont joué un rôle pivot dans la réémergence en tant que force militaire
puissante de ceux qui sont directement impliqués dans le génocide rwandais. [...] Human Rights Watch [HRW] a pu interroger des
officiels représentant le "gouvernement en exil", tels le premier ministre Jean Kambanda [...] : ils déclaraient encore ouvertement,
le 26 avril 1995, que le "gouvernement rwandais en exil" était basé au Zaïre. Derrière le Zaïre se tient la France.
La France a livré des armes aux génocideurs en action
[...] HRW a appris du personnel de l’aéroport [de Goma] et d’hommes d’affaires locaux que cinq cargaisons y sont arrivées en
mai et juin [1994 - après le 17 mai, date du vote par l’ONU de l’embargo sur les armes, et plus de 6 semaines après le déclenchement du
génocide] . Elles contenaient de l’artillerie, des mitrailleuses, des fusils d’assaut et des munitions fournis par le gouvernement
français. Ces armes ont été transférées au-delà de la frontière par des militaires zaïrois et livrées aux FAR à Gisenyi. Jean-Claude
Urbano, alors consul de France à Goma, a justifié ces cinq cargaisons en expliquant qu’elles étaient l’aboutissement de contrats
négociés avec le gouvernement rwandais avant l’embargo sur les armes. [...] [Il] a mentionné plusieurs autres cargaisons d’armes
[...] venant d’autres sources que le gouvernement français [...], [déclarant] qu’elles « pouvaient » provenir de fournisseurs d’armes
privés français. [...]
Pendant la durée de l’opération Turquoise [juin-août 1994] , les FAR ont continué de recevoir des armes à l’intérieur de la zone
sous contrôle français, via l’aéroport de Goma. Des soldats zaïrois, alors déployés à Goma, ont aidé au transfert de ces armes pardelà la frontière. [...]
Elle a ménagé leur résurgence
Après la défaite [...], les troupes françaises ont désarmé les forces rwandaises qui traversaient la frontière vers le Zaïre, puis ont
remis leurs armes aux autorités zaïroises. La France sachant la constance du soutien zaïrois à l’armement des FAR, la décision
française [...] n’était pas vraiment appropriée. [...] Dans la zone sous contrôle français, tant dans le secteur de Cyangugu que dans
celui de Gikongoro, des officiers de la MINUAR déclarent avoir vu des listes de personnes accusées localement de génocide ou
d’autres activités criminelles, préparées par les autorités françaises de la zone. Certaines de ces personnes étaient détenues.
Pourtant, à leur départ, les troupes françaises ne transmirent pas ces listes aux forces de la MINUAR. Avant leur relève par
d’autres contingents de l’ONU, elles relâchèrent les prisonniers [...]. Les forces françaises ont laissé derrière elles au moins une
cache d’armes dans la ville rwandaise de Kamembé, dans la zone de sécurité [...].
Elle a piloté leurs chefs
Selon des officiels de l’ONU, les militaires français ont emmené par avion des chefs militaires de premier plan, dont le colonel
Théoneste Bagosora et le chef des milices Interahamwe Jean-Baptiste Gatete, ainsi que des troupes d’élite des ex-FAR et des
milices : une série de vols au départ de Goma les a menés vers des destinations non identifiées, entre juillet et septembre 1994.
Selon des témoignages recueillis par HRW, des militaires et des miliciens hutus ont continué de recevoir un entraînement militaire
dans une base militaire française en Centrafrique après la défaite des FAR. HRW a appris de leaders hutus qu’au moins en une
occasion, entre le 16 et le 18 octobre 1994, des membres des milices rwandaises et burundaises ont voyagé sur un vol d’Air-

Billets d’Afrique

Supplément au n° 23 – Juin 1995

Cameroun de Nairobi à Bangui, capitale de la Centrafrique (via Douala au Cameroun), pour y être entraînés par des militaires
français. [...]
L’allié zaïrois est un soutien indéfectible du Hutu power
Des compagnies d’avions-cargos [...], enregistrées ou basées au Zaïre, ont transporté la plupart des armes fournies secrètement
[...]. Ces compagnies opèrent sous contrat avec des officiels du gouvernement zaïrois et des officiers de haut rang des FAZ (Forces
armées zaïroises), habituellement alliés au président Mobutu. Elles ont transporté les armes de plusieurs points d’Europe ou
d’Afrique [...]. Les pilotes ont établi de faux plans de vol [...] et de faux manifestes (les documents décrivant le contenu de l’avioncargo). [...] En deux cas au moins, vérifiés par HRW, en mai et juin [1994] , des avions revêtus de logos d’ONG ont livré,
alternativement, des vivres et des armes sur l’aéroport de Goma. [...]
Les armes et les troupes se préparent
Beaucoup des armes lourdes et des équipements que les ex-FAR ont réussi à sortir du Rwanda, dont des véhicules blindés AML
60 et AML 90 fabriqués en France, des blindés équipés de mortiers de 120 mm, des armes anti-aériennes variées, des lanceroquettes, des obusiers, des mortiers et des camions militaires, ont été conservés en bon état dans une [...] base militaire près du
centre de Goma. HRW a pu voir ces armes [...] et observer que des soldats des ex-FAR étaient responsables de leur entretien
courant. [...]
HRW a identifié cinq types de camps militaires dans l’est du Zaïre [Lac Vert au Nord-Kivu, Panzi près de Bukavu, le camp secret de
Bilongue au Sud-Kivu, des camps "civils" militarisés dans la région d’Uvira (Kamanyola, Kanganiro, Lubarika, Luvungi et Luberizi), de petits
camps de guérilla dans l’île Idjwi (lac Kivu)] . [...] Kamanyola est situé à seulement 800 mètres du Burundi et quelques kilomètres du

Rwanda. [...] Selon des sources locales, les autorités zaïroises, civiles et militaires, ont menacé les journalistes et les militants des
droits de l’homme à Goma et Bukavu, leur défendant de relater les activités des ex-FAR et des milices, ou l’emplacement de leurs
camps. [...] Des militaires zaïrois et des officiers de la Garde civile ont autorisé des éléments des ex-FAR et des milices à résider
dans certaines des bases militaires du Zaïre, et à y conduire leurs entraînements.
[...] Des biens essentiels (nourriture, eau, couvertures et tentes) fournis par les ONG internationales aux camps de réfugiés ont
été dérobés par les ex-FAR et les milices pour leur propre usage dans leurs bases militaires. [...] Certaines ONG paraissent
contribuer indirectement à l’effort des ex-FAR pour rebâtir une infrastructure militaire. [...] Caritas internationalis a continué de
fournir des vivres a deux camps explicitement militaires, Panzi et Bilongue. Ses représentants à Bukavu ont déclaré que leur
organisation ne souhaitait pas distinguer entre bénéficiaires civils et militaires de son aide humanitaire.
Recommandations de Human Rights Watch
À la Communauté internationale :
6 - [...] Désarmer les ex-FAR et les milices [...].
7 - Conditionner l’aide bilatérale et multilatérale au Zaïre au plein respect de l’embargo international sur les armes à destination du
Rwanda, à la cessation de l’assistance aux ex-FAR, et à la décision d’arrêter les suspects de participation au génocide rwandais.
9 - Boycotter les compagnies d’avions-cargos connues pour livrer des armes aux ex-FAR [...].
À la France :
1 - Révéler pleinement la nature de l’aide militaire française, de l’assistance de ses services secrets et des transferts d’armes au
bénéfice du gouvernement rwandais après le 17 mai 1994, y compris après l’exil de ce gouvernement en juillet 1994 - considérant
que de telles actions ont soutenu une force dont il est généralement admis qu’elle a commis un génocide. En particulier, mais de
manière non exclusive, fournir tous les détails sur les cinq livraisons d’armes aux FAR entre le 17 mai et la fin juin 1994,
reconnues par l’ex-consul de France à Goma, de même que par des expatriés et des hommes d’affaires locaux employés à l’époque
par le gouvernement français.
2 - Rendre publique l’information recueillie durant l’opération Turquoise sur la composition des FAR et des milices hutues, et sur
les responsabilités individuelles de commandement, en vue d’aider le travail du Tribunal international pour le Rwanda.
3 - Rendre publique l’information sur le nombre et la nature des armes, munitions et autres équipements militaires, détenus par les
FAR et les milices associées, qui sont tombés sous le contrôle des forces françaises durant l’opération Turquoise, et le sort final de
ces armes et équipements.
4 - Préciser ce qu’il est advenu des armes légères et lourdes confisquées aux soldats et aux milices rwandais lorsqu’ils franchirent
la frontière du Rwanda en 1994.
5 - Informer la communauté internationale sur les activités d’entraînement impliquant des membres des forces armées de l’ancien
gouvernement rwandais, et des milices associées, qu’elles aient été assurées par des équipes d’instructeurs français de l’armée ou
des services secrets, en service ou détaché, ou pratiquées sur des bases militaires françaises en Afrique, ou en France-même.
Informer en particulier sur les activités d’entraînement qu’aurait menées la France en ses bases de Centrafrique et du Zaïre, de
janvier 1994 à aujourd’hui.
Dans l’état de non-droit généralisé que la Françafrique cultive jusqu’à la caricature, de telles recommandations peuvent paraître
incongrues. Pourtant, la France affiche sa présence en Afrique comme nécessaire à son « rang » - aux Nations Unies notamment et la croit respectée au nom de certaines valeurs. Le nouveau Président de la République prendra-t-il conscience que cet édifice
s’effondrera bientôt si la « patrie des droits de l’homme » laissait une partie d’elle-même se compromettre, non seulement avec le
crime contre l’humanité, mais avec sa répétition ? Si le pouvoir actuel n’est pas coupable, qu’il sanctionne ceux qui le sont. S’il
ne fait rien, c’est qu’il est complice. Appliquer ce raisonnement à l’actuel pouvoir rwandais à propos du massacre de Kibeho,

c’est bien - même si, de la part de la France, cela paraît un peu impudent. Se l’appliquer à soi-même, à propos d’un génocide,
c’est mieux.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024