Fiche du document numéro 25278

Num
25278
Date
1er janvier 2005
Amj
Taille
162914
Titre
Diplomatie francaise et droits humains
Type
Interview
Langue
FR
Citation
DIPLOMATIE FRANÇAISE ET DROITS HUMAINS
– Interview d’Hubert Védrine par Amnesty International,
le 1er janvier 2005 –
Source : https://www.hubertvedrine.net
[NB. – La présentation a été remise en forme et quelques corrections (orthographiques et
typographiques) ont été opérées dans le texte]

Amnesty International : Amnesty vient de sortir un rapport accablant sur les violences dont
sont victimes les femmes en République Démocratique du Congo (RDC). Face à une situation
aussi terrifiante que peut faire la communauté internationale ?
Hubert Védrine : Ne vous illusionnez pas trop sur les moyens d’action pratique de la
« communauté internationale ». Cette aspiration sympathique n’est pas encore une réalité. C’est
un beau terme comme celui de « Nations unies », en fait peu unies ou comme « Société des
Nations », alors que les Nations étaient loin de former une société… Il y a bien des responsables
multilatéraux qui s’emploient avec mérite à faire vivre cette notion. Mais mon expérience me
conduit à n’employer ce terme qu’avec prudence. Qui sont les Nations unies ? Cent quatrevingt-onze pays dont les trois-quarts sont à peu près dépourvus de moyens et d’influence. Un
Secrétaire général remarquable mais qui n’a pas de moyens propres. Et un Conseil de sécurité,
central, mais souvent divisé comme on l’a vu dans l’affaire irakienne et donc impuissant.
Malheureusement, la minorité de l’humanité – nous, les Occidentaux, en gros un milliard
d’habitants sur six – qui monopolise richesses, liberté, sécurité, et qui voudrait aussi s’occuper
du reste du monde pour son bien, ne dispose pas des moyens proportionnés à son émotion, à sa
générosité, à son désir d’ingérence.
Amnesty International : Concrètement, lorsque vous avez été ministre, quelle a été votre
politique vis-à-vis de la RDC ?
Hubert Védrine : J’ai été plusieurs fois sur place et j’ai travaillé avec les autres pays européens
qui s’y intéressaient, la Belgique et la Grande Bretagne, ainsi qu’avec Chris Patten
(Commissaire européen aux Relations extérieures) et Javier Solana (Haut Représentant pour la
PESC). J’ai été aussi bien sûr dans tous les pays voisins, Congo Brazzaville, Ouganda, Rwanda,
Burundi, Tanzanie. Car cette affaire des Grands Lacs n’est soluble que si l’on dépasse les
antagonismes régionaux auto-entretenus entre les Africains anglophones et francophones, que
d’ailleurs les Européens n’attisent plus. Mes successeurs ont continué dans le même sens. Le
manque d’États structurés capables d’assurer un minimum de sécurité et de solidarité en
Afrique est un handicap plus grand encore que l’absence de société civile au sens occidental du
terme. Concernant l’Est de la RDC, pour améliorer la situation il fallait obtenir l’arrêt des
ingérences et des pillages des Rwandais et des Ougandais et aider un pouvoir capable à se
réinstaller à Kinshasa. Je ne connais pas de raccourci pour cela. Il fallait désarmer les enfantssoldats, moitié drogués, leur procurer une activité « normale », trouver des forces
d’interposition responsables, rebâtir des structures, relancer l’économie, construire des Etats,
etc.

Amnesty International : Quelle était la position américaine ?
Hubert Védrine : Pour une fois, les démocrates « activistes », comme Madeleine Albright, ne
préconisaient pas aveuglément des élections libres immédiates, conscients qu’exporter la
technique démocratique – les élections – c’est facile et parfois dangereux, mais qu’exporter la
culture démocratique, c’est-à-dire le respect des minorités et des individus, c’est long et ingrat.
Les Américains avaient tendance à soutenir par réflexe l’Ouganda et le Rwanda anglophones.
D’une part le Président ougandais Museveni était le « bon élève du FMI », et d’autre part ils
fermaient les yeux au début devant le pillage des richesses de la RDC parce qu’ils avaient besoin
de Museveni pour entretenir des guérillas au Soudan contre Khartoum. Mais pour autant les
Américains n’ont pas créé les problèmes de la région !
Amnesty International : Comment sortir de l’imbroglio ?
Hubert Védrine : Par des pressions ordonnées et convergentes sur les protagonistes internes
de la RDC et des pays voisins pour qu’ils agissent dans le même sens, afin de restaurer
l’intégrité territoriale de la RDC et l’autorité du pouvoir central, imparfaite au temps de Mobutu,
mais qui là, a complètement disparu. Pour qu’ils se mettent d’accord aussi sur les solutions
durables à apporter au Rwanda et au Burundi. Que, le moment venu, une conférence sur les
Grands Lacs consolide tout cela. Et il faut être réaliste. Par exemple, au Rwanda, concernant le
pays gouverné par la petite partie de la minorité tutsie, revenue de l’Ouganda, si on y appliquait
les règles arithmétiques de la démocratie, cette petite minorité ne pourrait pas gouverner seule
le pays. Mais, compte tenu de leur histoire et du génocide, demander aux Tutsis de se fier
démocratiquement à la mansuétude de la majorité hutue est tout simplement impensable. Et de
fait, on ne leur demande pas. Il faut être patient. Par contre leur exploitation des richesses de la
RDC n’était pas acceptable.
Amnesty International : Au sujet du Rwanda, dans un article de l’hebdomadaire Le Point en
1996, vous avez défendu une position radicale « à chacun son pays », un État pour les Hutus,
un autre pour les Tutsis.
Hubert Védrine : Je reconnais que c’était une position politiquement incorrecte ! Compte tenu
de ce que je viens de rappeler – 85 % de Hutus, 15% de Tutsis – et du poids du passé, je m’étais
demandé : pourquoi pas une séparation ? J’avais reçu deux ou trois lettres indignées
d’ethnologues spécialisés affirmant que les Rwandais hutus et tutsis sont identiques, me
trouvant ethniciste. Le credo occidental actuel veut en effet que l’on ne sépare pas les gens, et
qu’au contraire, ils se mélangent et se métissent. Mais au Proche Orient, on préconise le
contraire et personne ne dit aux Israéliens : « il vous faut vous mélanger avec les Palestiniens,
ce sera formidable… ». Tout le monde, sauf les extrémistes, considère que toute solution
durable au Proche Orient passe par un État d’Israël et un État palestinien séparés. Je ne suis
évidemment pas un théoricien de la séparation, mais c’est parfois une étape nécessaire. Après
la Seconde Guerre mondiale, on a d’ailleurs fait déménager des millions de gens, notamment
des Allemands, faute de meilleure solution.
Amnesty International : Au Rwanda, comment envisager une telle séparation alors que les
deux ethnies sont mêlées sur un même territoire ?
Hubert Védrine : C’est sans doute impraticable. Cette proposition ancienne était une façon
de faire réfléchir aux impasses de la démocratie formelle et des fausses réconciliations dans des

pays aussi meurtris par l’histoire. Une approche régionale est indispensable. Le but est
qu’aucune minorité ne se sente en danger dans son propre pays.
Amnesty International : Toujours au sujet des populations minoritaires, quelle serait la
solution dans les Balkans ?
Hubert Védrine : Bien sûr « l’européanisation des Balkans », déjà entamée depuis quelques
années. Dans les Balkans, les Occidentaux ont fait l’apologie du mélange dans certains cas,
dans d’autres celle de la séparation. On a estimé ainsi qu’il était normal que les Albanais du
Kosovo veuillent se séparer des Serbes à cause de Milosevic, mais qu’en Macédoine c’était
inacceptable et dangereux. Et qu’en Bosnie, les trois communautés devaient rester comme
chiens et chats dans le même sac. Heureusement il y a une très importante aide internationale.
Il y a quelques années, un milliard de dollars par an pour la seule Bosnie, ce qui permet à
beaucoup d’ONG d’être présentes. Cela aide à maintenir l’ensemble. Sans cette aide et une
perspective européenne – même lointaine –, ça éclaterait. Je ne dis pas qu’ils se feraient à
nouveau la guerre, elle a été si cruelle que la population résisterait certainement, mais ils se
sépareraient peu à peu en deux ou trois entités. L’aimantation européenne peut aider à
surmonter les problèmes encore en suspens dans cette région : Monténégro, Kosovo,
Macédoine, etc. Mais l’Europe ne peut pas le faire dans l’ensemble du monde, au Proche et au
Moyen-Orient, dans la moitié de l’Afrique, en Afghanistan, au Cachemire…
Amnesty International : Quelle est votre perception du rôle des ONG de défense des droits
humains dans le monde tel que vous le décrivez ?
Hubert Védrine : Un rôle d’aiguillon, d’accélérateurs, de protecteurs. Elles doivent aussi
encourager et accompagner. Malheureusement trop d’organisations, ou de politiciens, pour qui
ce thème n’est que l’occasion d’une posture à visées internes ou médiatiques, se soucient peu
des résultats pratiques de leurs campagnes, et de la situation réelle dans ces pays. Il en est de
même de ceux qui, ayant intériorisé l’impuissance des Européens à changer le monde, se
satisfont de condamnations morales, de déclarations de principe, de sermons. Pour les autres
qui veulent agir vraiment sur la réalité, la tâche est ardue. L’Histoire nous apprend que, sauf
cas de capitulation (Allemagne et Japon en 1945), sauf cas de rétablissement de démocraties
plus faciles à instaurer, c’est rarement la contrainte extérieure qui a réussi à imposer la
démocratie, mais le plus souvent l’irrésistible mûrissement interne économique, social puis
politique. L’objectif d’Amnesty International est louable. Vous êtes aussi animé par une
certaine impatience. Vous êtes sans doute choqués quand on rappelle que l’on a mis plusieurs
siècles en Europe à obtenir le respect réel des droits de l’homme et la démocratie. Car vous
n’accepteriez pas que les Chinois, les Arabes et les autres aient à attendre la démocratie pendant
des siècles. Mais quand je tempérais Madeleine Albright en lui disant que « la démocratie n’est
pas du café instantané », j’ajoutais aussitôt que chaque société a un potentiel de démocratisation
que l’on peut encourager intelligemment bien que ces processus soient fondamentalement
endogènes. Nous ne le ferons pas à leur place, personne ne l’a fait pour nous. Je pense que des
organisations comme les vôtres peuvent stimuler ce potentiel en faisant du « sur mesure », pays
par pays, en distinguant je le répète, les cas où l’on rétablit la démocratie et ceux où on l’instaure
(démocraties émergentes). En gardant à l’esprit ces réalités, les ONG peuvent faire un travail
extraordinaire.
Amnesty International : Comment la France qui a des liens privilégiés avec la Tunisie peutelle accompagner le processus de démocratisation ?

Hubert Védrine : C’est toujours plus facile de critiquer la Tunisie, petit pays proche,
francophone, homogène, où la menace islamiste a réellement été écartée, que la Chine ! Cela
dit, il existe en Tunisie une classe moyenne importante, un développement économique
considérable depuis dix ans un accord d’association avec l’Europe et, grâce à ses succès même,
le Président Ben Ali pourrait, à mon avis, accepter le jeu du multipartisme sans prendre de
risque. La Tunisie est prête.
Amnesty International : En Chine, après la politique de dénonciation au lendemain de
Tiananmen, la France a rapidement adopté le « dialogue constructif », quel bilan en tirez-vous ?
Hubert Védrine : Ni l’une ni l’autre de ces politiques européennes n’a beaucoup d’influence
sur ce mastodonte vital pour l’économie mondiale actuelle qu’est la Chine. C’est son
développement économique et social qui obligera la Chine à changer politiquement. Peut-être
plus vite qu’on ne le croit.
Amnesty International : En ce qui concerne la justice pénale internationale, toujours
balbutiante, quel rôle vous lui voyez jouer ?
Hubert Védrine : Si on attend de la justice internationale qu’elle joue son rôle, c’est-à-dire
qu’elle évite l’impunité dans les cas où une justice nationale n’est pas capable de juger (sinon
ça déresponsabiliserait les États), c’est très bien et de réels progrès seront accomplis. En
revanche je me suis souvent inquiété des attentes démesurées dans une partie de l’opinion
publique européenne qui reporte sur la justice la confiance qu’elle plaçait autrefois dans la
politique, et veut tout judiciariser. Si on croit que l’existence d’une justice internationale (sans,
rappelons-le, les Etats-Unis, la Russie, la Chine, Israël, plusieurs pays arabes et quelques autres)
évitera les conflits, on sera cruellement déçu une fois de plus car elle ne dissuadera pas plus le
crime que la justice nationale ne le fait. Elle ne peut pas non plus se substituer au règlement
politique des crises, même si elle peut les accompagner. Par exemple en Serbie, il est évident
que le procès de Milosevic ne va pas régler à lui seul les questions de cohabitation et de
coexistence des Serbes avec leurs voisins. Les Serbes les plus démocrates redoutent que ce
procès n’entretienne l’opinion publique dans sa paranoïa. Il faudra donc aussi une approche
politique. Pour éviter de futurs désenchantements, n’attendons pas de la justice internationale
des performances impossibles.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024