Fiche du document numéro 2551

Num
2551
Date
Mardi 26 avril 1994
Amj
Taille
3114730
Titre
Un nazisme tropical
Page
7, Rebonds
Résumé
Europe is blind to the Rwandan tragedy. These archaic "inter-ethnic clashes", endorsed by an ethnographic reading from another age, are in fact very modern genocides, carried out by Hutu extremists inspired, in Rwanda and Burundi, by the same ideology Nazi type.
Source
Commentaire
This article is accompanied by a small format photograph where we see piled up bodies of Rwandans. The caption states: "Byumba, April, after a massacre attributed to the Rwandan Patriotic Front". Why illustrate this article which talks about the genocide of the Tutsi with the photograph of a massacre supposedly "attributed" to the RPF? Perhaps to sow a little more doubt in the mind of the reader, who, if he does not take the time to read the article, but simply skims the title and the illustration, deduces that this "tropical Nazism" is to be attributed to the RPF.
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Au Rwanda aujourd'hui, au Burundi en octobre dernier, des familles entières sont exterminées systématiquement, hommes, femmes, bébés, vieillards, des dizaines de milliers de personnes massacrées atrocement, découpées à la machette, déchiquetées à la grenade, brûlées vives, enterrées vivantes. Les blessés, peu nombreux, sont achevés dans les hôpitaux ou les ambulances. Dans les deux cas, les victimes sont des Tutsis, éliminés pour leur simple identité, et des Hutus de l'opposition, pour leurs idées. Pourquoi des gens partageant la même langue, la même culture, la même histoire s'entretuent-ils de la sorte à la fin du XXe siècle ? Les explications toutes faites sont là: la vieille sauvagerie africaine, un antagonisme ethnique séculaire entre Tutsis, une « minorité pastorale hamitique », et Hutus, une « majorité paysanne bantoue »? Alfred Grosser l'a très bien dit: « Non, il n'est pas vrai qu'un massacre d'Africains soit ressenti de la même manière qu'un massacre d'Européens!... Mais trouverions-nous judicieux qu'un Africain estime une hécatombe en Europe comme le produit normal d'une civilisation qui a produit Auschwitz?  »

Dans cette région d'Afrique, un véritable racisme interne s'est développé depuis trente ans: des tueries successives (1959-61, 1964, 1973, 1990-93 au Rwanda; 1965, 1972, 1988, 1991, 1993 au Burundi) qui crée la hantise du génocide. A la « démocratie » des quotas ethniques de la république hutue du Rwanda, mise en place avec la bénédiction de la démocratie chrétienne belge en 1959, a répondu la politique sécuritaire tutsie du Burundi des années 70 et 80. Des centaines de milliers de réfugiés (Tutsis rwandais, Hutus burundais) ont dû quitter les deux pays. La peur est devenue l'outil des stratégies extrémistes prédisant sans cesse comme « inévitables » les massacres réciproques. Apparemment, une situation à la libanaise ou à l'irlandaise.

Plus grave, depuis quelques mois, tout bascule vers une véritable Shoah africaine, et je pèse mes mots, avec tout le respect dû à l'unicité de l'holocauste des juifs. A Bujumbura en octobre 1993, le président hutu est assassiné par des militaires tutsis; à Kigali en avril 1994, le président hutu est abattu par des militaires hutus. Or, dans les deux cas, le bouc émissaire est aussitôt désigné, on massacre les Tutsis et « leurs complices », ces pogroms se déclenchent simultanément en de nombreux endroits, selon des mots d'ordre et des procédures identiques, sur la base de listes et sous la responsabilité d'autorités politiques bien précises. Ce ne sont pas d'archaïques « affrontements interethniques » mais de très modernes génocides !

La « clarification » qui a débouché sur ces tueries est depuis vingt ans le masque d'une option politique, celle d'un ethnisme militant. Au Rwanda, c'est une faction hutue du nord du pays qui se perpétuait au pouvoir au nom du « peuple majoritaire » défini par le sang. Au Burundi, une faction tutsie du sud du pays (« le groupe de Bururi ») s'imposait au nom de la sécurité de la minorité. La logique fasciste des ethnismes a explosé dans les années 80, comme une arme pour neutraliser ou confisquer les ouvertures démocratiques. Au Rwanda, les efforts de rapprochement de l'opposition intérieure hutue et des maquisards tutsis du FPR se sont heurtés à la violence raciste des sections d'assaut de l'ancien parti unique MRND et de son satellite, la Coalition pour la- défense de la république, inspirées par la « maisonnée » du dictateur Habyarimana et armées par la garde présidentielle (avec, hélas, un indéfectible soutien français). Au Burundi, la politique de réconciliation nationale lancée par le président tutsi Buyoya et qui déboucha sur l'élection démocratique du président hutu Ndadaye a achoppé sur une tentative de putsch tutsie, mais aussi sur les provocations armées du Palipehutu (parti clandestin basé au Rwanda) ou de la fraction raciste du Frodebu (le parti au pouvoir depuis 1993), une nouvelle « mafia de Bururi », hutue cette fois. Les liens entre les courants extrémistes hutus du Rwanda et du Burundi, responsables des génocides, sont notoires, et d'abord une même idéologie de type nazi. «L'antihamitisme» mis en formules et en action dans ces deux pays a tous les relents de l'antisémitisme et les cultures bantoues sont bafouées au service d'une idéologie d'autochtonie raciale: des discours du MRND vouant les Tutsis rwandais à la mort et au rejet de leurs cadavres jusqu'en Ethiopie; des Tutsis burundais invités à «retourner en Egypte» ou à se laisser tuer pour prouver leur bonne foi ; le journal Kangura, auteur d'un programme d'apartheid pour la pureté de l'identité hutue, dénonçant en 1992 « une minorité orgueilleuse et sanguinaire qui se meut entre vous pour vous diluer, vous diviser, vous dominer et vous massacrer » ; un représentant du Frodebu en Belgique louant le génocide d'octobre en terme de «violence libératrice»; un journaliste de l'Aube à Bujumbura affirmant en janvier 1994, dans la même veine, que «le peuple a pu évaluer ce dont il est capable et que si c'était à refaire, il n'hésitera pas à le faire»; la «Radio libre des mille collines» à Kigali appelant au meurtre collectif en avril 1994, comme en octobre 1993, y compris cette fois contre les Belges (dix Casques bleus l'ont payé de leur vie). Ce nazisme bantou a trouvé une clientèle dans toute une jeunesse à demi-scolarisée, déboussolée et manipulable à coups d'argent, de bière et de chanvre indien.

L'aveuglement occidental est incommensurable face à cette tragédie: une lecture ethnographique d'un autre âge cautionne innocemment (?) les intégrismes ethniques. Bien plus, des socialistes égarés dans le populisme racial, des démocrates-chrétiens, sectateurs fanatiques de «leur» Rwanda, des associations de droits de l'homme intoxiquées par des réfugiés experts en victimisation à sens unique, cautionnent des mafias dont le succès est fondé sur la confusion entre démocratisation, démagogie ethniste et exclusion des minorités de naissance. Certains chez nous ont été jusqu'à justifier les pogroms en termes de « jacqueries », de « 1789 » ou de « Résistance ». De loin, ces nuits de Cristal africaines prendraient des allures de prise de la Bastille, l'holocauste des lycéens de Kibimba au Burundi serait un feu de joie de la liberté. Dieu merci, il est devenu difficile de faire passer le bain de sang de Kigali pour l'effet d'une simple « colère populaire », selon une terminologie des politiciens racistes locaux. Espérons surtout que les élites démocratiques africaines seront plus clairvoyantes que nous sur « la bête immonde » qui gagne leur continent.

* Historien, CNRS, Centre de recherches africaines.

Légende photo : Byumba, 22 avril. Après un massacre attribué au Front patriotique rwandais.

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