Fiche du document numéro 28278

Num
28278
Date
Jeudi 29 avril 2021
Amj
Taille
3711940
Surtitre
Rwanda
Titre
Le génocide et les non-dits français
Soustitre
Dans un rapport officiel, une commission d’historiens pointe les « responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans le génocide de 1994 au Rwanda. Le document met fin au déni français, mais écarte la complicité de Paris. Et beaucoup de zones d’ombre demeurent.
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
« Un accident ? Ma jambe, un accident ? ! ? Putain, ce qu’on a fait là-bas… c’est pas un accident ! On les a tués. Je les ai tués. Tous ! Merde ! » Visage ravagé par l’alcool, l’homme, la quarantaine, maigre et déglingué, boîte salement. Dans un café de village du Sud-Ouest, il paie un coup au « Parisien ». Il dit s’appeler « Jean-Louis ». Sur son bras, un tatouage de parachutiste. De l’infanterie de marine ? Unité d’élite, le 1er RPIMa, régiment parachutiste d’infanterie de marine, est basé non loin d’ici, à Bayonne. Quand il apprend que je suis un reporter de guerre, « Jean-Louis » exige ma carte de presse. Il l’examine en hochant la tête. J’égrène quelques conflits que j’ai couverts : Bosnie, Tchétchénie, etc. Et le Rwanda. L’horreur. Des montagnes de cadavres. Partout l’odeur de la mort. Un cauchemar. En cent jours, du 7 avril au 15 juillet 1994, près de 800 000 Tutsis massacrés à la machette par un « Hutu Power » soutenu par la France.

On est au début des années 2000 et « Jean-Louis » boit, trop. Il parle : « Personne ne peut nous comprendre. On savait pas. On a aidé ces salauds. C’étaient nos salauds. Un massacre, un génocide même. On comprenait rien. Les ordres, les putains d’ordres ! » Soudain, il se fracasse le front contre le comptoir. Sang qui coule sur son visage, il raconte : « Ma jambe ? En Afrique, opération secrète. J’ai été parachuté en zone ennemie. A peine on touche terre, ils ouvrent le feu. Mon binôme est tué. Je prends une balle dans le genou. Je les ai descendus. Tous ! C’étaient des gamins, même pas 15 ans. J’ai tué des enfants ! »

Le patron nous vire. Je dis à « Jean-Louis » : « J’ai compris. Le Rwanda. Opération Noroît. Le soutien des Français au régime hutu génocidaire. Les gamins tués : des soldats tutsis du Front patriotique rwandais. » « Jean-Louis » se met à hurler : « Ta gueule ! On a merdé ! Il faut plus de parler de ça ! Jamais ! »

Des archives « disparues »

Comme toutes les actions secrètes et quasi illégales ordonnées par l’Elysée pour soutenir le régime hutu rwandais – avant, pendant, et après qu’il ne commette le génocide des Tutsis –, la sanglante opération clandestine au Rwanda qui a traumatisé « Jean-Louis » ne figure pas dans le rapport de l’historien Vincent Duclert. Rédigé à la demande du président de la République Emmanuel Macron, remis le 26 mars, ce document officiel de près de 1 000 pages décrit avant tout l’engrenage, déjà bien connu, de l’aveuglement idéologique qui a mené François Mitterrand, le président de l’époque, et son entourage à soutenir un régime hutu raciste puis génocidaire. Son mérite est surtout de faire de cet aveuglement coupable une vérité officielle, mettant fin au déni français.

La logique d’alors de l’Elysée était simple : en échange du soutien de Paris, le régime hutu devait se démocratiser, faire une place à la minorité tutsie. En guise de concessions, les Hutus ont massacré. Secrétaire général de l’Elysée à cette époque, Hubert Védrine défend toujours cette politique, en amorçant parfois un mea culpa : « La France était dans une logique peut-être idiote, peut-être critiquable. Il y a cette espèce d’idée qui est peut-être une idée absurde. […] On les voit [les dirigeants hutus], on fournit des armes pour avoir une influence sur le pays. Peut-être que vous conclurez que c’était une illusion depuis le début. […] Ça finit par apparaître rétroactivement comme étant des complicités aveugles. » (1)

Les rapporteurs ont eu accès à près de 8 000 documents déclassifiés : notes manuscrites, télégrammes diplomatiques, synthèses des conseils de défense. Beaucoup étaient connus. Et les archives les plus sensibles n’ont pas pu être consultées par les historiens faute d’autorisation, ou bien parce qu’elles ont « disparu » ou n’ont jamais existé. Beaucoup d’ordres, surtout dans l’armée, étaient juste oraux. L’Assemblée nationale a refusé la consultation des archives de la mission parlementaire qui a établi le premier rapport officiel sur le Rwanda en 1998 et qui détient toujours des documents.

Quant aux archives du conseiller Afrique de François Mitterrand jusqu’en juillet 1992, son fils aîné, Jean-Christophe Mitterrand, elles sont « introuvables ». Des notes de la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) n’ont pas été déclassifiées en intégralité. Le pire reste la quasi-disparition des archives de l’institution qui mena de façon opaque, parallèle et quasi illégale la politique et la guerre au Rwanda. C’est-à-dire l’état-major particulier (EMP) de François Mitterrand à l’Elysée. Un unique carton subsiste de cette époque. Le « ménage » a été fait.

Ainsi le rapport du chef de la mission militaire française de coopération, le général Jean Varret, a disparu. Le général Varret mettait Paris en garde, dès novembre 1990, contre le risque d’un génocide. Il rapportait les propos que lui avait tenus le chef de la gendarmerie rwandaise : « On va liquider tous les Tutsis sur le territoire rwandais. Ils ne sont pas nombreux, ça ira vite. » Ce compte rendu a été ignoré et le général Varret, marginalisé puis écarté en avril 1993. Ce qui fait dire à Bernard Kouchner, notamment à « l’Obs » en 2019, que « l’aveuglement de la France face à la préparation d’un génocide par les éléments les plus radicaux de ce régime » a été délibéré. Bernard Kouchner a été témoin de cette « cécité volontaire ». En mission humanitaire à Kigali en avril 1994, il a alors appelé François Mitterrand. Il a tenté de le convaincre que « c’était un génocide qui se déroulait sous [ses] yeux, que des enfants étaient morts, qu’on leur marchait dessus ». Le président français lui a très gentiment répondu « qu’il [le] connaissait bien et [qu’il] exagérait toujours ».

Opérations secrètes

Non seulement l’Elysée a ignoré les signes avant-coureurs du génocide, puis a minimisé « les massacres », mais la présidence française a soutenu, hors de tout cadre légal, les Forces armées rwandaises, les FAR, avant, pendant et après le génocide. Déployé au Rwanda début 1991, le 1er régiment parachutiste d’infanterie de marine basé à Bayonne, n’était censé faire que l’instruction de l’armée rwandaise. Mais les hommes du 1er RPIMa vont mener des actions clandestines pour soutenir les FAR contre les Tutsis. Des opérations secrètes, comme probablement celle où « Jean-Louis » a été blessé.

A l’époque, le général Varret a appris que certains hommes du 1er RPIMa s’étaient même infiltrés en Ouganda, base arrière des Tutsis du FPR. Commandant à cette époque du 1er RPIMa, le général Didier Tauzin a dévoilé dans un livre (2) « la guerre secrète » menée par la France au Rwanda. Il a raconté comment, avec soixante-dix paras, il a pris, entre février et mars 1993, « de facto le commandement » des Forces armées rwandaises et repoussé la guérilla tutsie lors d’une opération baptisée Chimère. « Nous n’avons jamais fait usage de nos armes autrement que pour nous défendre, en riposte à des attaques du FPR », affirmait-il en 2014 au « Nouvel Observateur ».

Qui donne alors les ordres parallèles ? Sans doute, de l’Elysée, le colonel Jean-Pierre Huchon, chargé du dossier rwandais. Commandant du 1er RPIMa de 1984 à 1986, il est devenu le fidèle adjoint du général Quesnot, chef d’état-major particulier du président Mitterrand de 1991 à 1995. C’est le colonel Huchon qui, en 1993, va remplacer le très gênant général Varret comme chef de la mission militaire de coopération. A l’Elysée, tous les pouvoirs se concentrent : le Rwanda n’est pas le pré carré de la France mais du seul président. Un réseau parallèle non réglementé se met en place. Le rapport Duclert décrit comment l’état-major particulier de François Mitterrand, « gardien des volontés du président », fut au cœur « de pratiques irrégulières et des dérives institutionnelles ».

Lorsque le général Varret a visité cet état-major, il a découvert, sous les combles de l’Elysée, une station de téléphone satellite Inmarsat cryptée par un sous-officier. C’est la pratique opaque de « l’ordre par la voix », qui ne laisse pas de traces. L’état-major de Mitterrand est en liaison directe avec les soldats français au Rwanda, donne des ordres secrets, notamment au 1er RPIMa. L’Elysée court-circuite ainsi les institutions légalement en charge du commandement : le ministère de la Défense, l’état-major des armées et la Coopération.

Comme le relève le rapport Duclert, avec l’approbation du président, son état-major particulier, qui « exerce un pouvoir direct et permanent sur l’engagement militaire français au Rwanda, jusque dans ses aspects matériels et opérationnels », semble « s’être transformé en acteur direct du dossier rwandais, au moyen de pratiques irrégulières ». Les historiens dénoncent ces « chaînes parallèles de communication et même de commandement, de contournement des règles d’engagement et des procédures légales, d’actes d’intimidation et d’entreprises d’éviction de responsables ». Une politique d’officine.

Contacté par « l’Obs », le général Huchon déclare n’avoir « jamais constaté de pratiques irrégulières sortant de la procédure légale lors de [son] affectation à l’état-major particulier ». Il précise n’avoir pas été sollicité pour témoigner par la commission Duclert. Le général Quesnot déclare, lui, à « l’Obs » que « [sa] mise en cause et celle de l’EMP est à la limite de la diffamation. L’EMP n’a jamais donné d’ordre opérationnel aux unités sur le terrain. Ce que n’auraient d’ailleurs pas toléré ni le ministre de la Défense ni le chef d’état-major des armées ». L’ancien chef d’état-major de Mitterrand estime que le rapport Duclert, « très fouillé et très volumineux, est paradoxalement partiel et partial. De mon entretien avec lui, M. Duclert n’a retenu aucun de mes arguments et a constamment instruit à charge ».

Livraisons d'armes aux Hutus

Précis sur les dysfonctionnements du commandement, le rapport Duclert est assez indigent sur les opérations militaires elles-mêmes. Les historiens de la commission se disent incapables d’établir si la France a continué de soutenir les Hutus après le début du génocide. Les rapporteurs écrivent que, les archives étant très parcellaires, « il est impossible de rendre compte avec certitude de l’existence de flux d’armes transitant de la France vers le Rwanda » après le début du génocide. Pourtant, de nombreux éléments indiquent que les livraisons d’armes aux tueurs hutus se sont poursuivies après le massacre de masse, notamment à Goma, au Zaïre (future République démocratique du Congo, RDC), où avaient fui les génocidaires.

Dès 1995, l’ONG Human Rights Watch indiquait que des armes étaient arrivées de France à Goma pour les Forces armées rwandaises. Ancien officier, Guillaume Ancel raconte avoir assisté sur le tarmac de l’aéroport de Goma, tenu par l’armée française, au « débarquement d’un avion de caisses d’armes destinées à réarmer les génocidaires ». Journaliste auteur de nombreuses révélations sur le Rwanda, Patrick de Saint-Exupéry a affirmé qu’il existait une directive de l’Elysée, de l’été 1994, pour réarmer ceux qui venaient de commettre le génocide. Directive qui a aussi disparu… Chef d’état-major particulier de François Mitterrand, le général Quesnot a reconnu que l’aide militaire française aux Hutus a continué après les tueries. Dans un documentaire (3), il a expliqué ce soutien aux génocidaires parce que Paris « était frustré » par les victoires militaires des Tutsis.

Avancée notable, le rapport Duclert reconnaît officiellement que la France a de « lourdes et accablantes responsabilités », que les autorités françaises, notamment François Mitterrand, ont fait preuve « d’aveuglement » face à la préparation du génocide. Cependant il estime que Paris n’a pas été « complice » de ce génocide. Pas « si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire ». Au fil des centaines de pages du rapport apparaît pourtant au moins une complicité « passive », une complicité morale. Même s’il est clair que l’Elysée n’a pas voulu, sciemment, participer à l’entreprise génocidaire. A la présidence, le génocide, c’était « l’impensé » car c’était « l’impensable ». Longtemps après la tragédie, les autorités françaises en ont fait « l’inavouable ».

Même après avoir sérieusement « merdé », comme dit « Jean-Louis », elles ont obstinément nié la réalité du génocide, un mot pourtant employé dès mai 1994 par Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères. S’aveuglant elles-mêmes plus qu’elles ont été aveuglées, les autorités françaises ont alors renvoyé dos à dos, au nom de la « folie tribale », victimes et bourreaux. Malgré la tuerie, Paris a continué de soutenir, en sous-main, les massacreurs. La France a accueilli sur son sol, à bras ouverts, sur l’ordre de François Mitterrand, les Hutus génocidaires rwandais. Longtemps, grâce aux plus hautes autorités de l’Etat, les tueurs ont vécu tranquillement parmi nous. C’étaient des salauds. Mais c’étaient nos salauds.

Jean-Baptiste Naudet


(1) Dans « Rwanda, ils parlent », de Laurent Larcher, Seuil, 2019.
(2) « Rwanda : je demande justice pour la France et ses soldats ! », de Didier Tauzin, Ed. Jacob-Duvernet, 2011.
(3) « Retour à Kigali », de Jean-Christophe Klotz.

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