Fiche du document numéro 28634

Num
28634
Date
Janvier 2002
Amj
Taille
605004
Surtitre
De Patrice Lumumba au génocide rwandais
Titre
La Belgique confrontée à son passé colonial
Soustitre
La plainte examinée par la justice belge contre le général Ariel Sharon, en raison de son implication dans les massacres de Sabra et Chatila au Liban (septembre 1982), a été précédée par la condamnation, le 11 juin 2001, de quatre génocideurs rwandais. Fondée sur une loi de 1993 affirmant la « compétence universelle » des tribunaux belges, cette démarche attire l'attention sur la « nouvelle politique extérieure » de Bruxelles. Cet élan éthique puise sans doute sa source dans le lourd passé colonial auquel la Belgique est confrontée.
Nom cité
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Lieu cité
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Mot-clé
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
PAR COLETTE BRAECKMAN *

Kigali, 7 avril 2000. Pâle, accroché à son pupitre, debout devant des fosses communes
où s'entassent les dépouilles de 50 000 Rwandais assassinés, le premier ministre
belge, M. Guy Verhofstadt, prononce des paroles que la foule écoute dans un silence de
plomb : « Je m'incline devant les victimes du génocide. Au nom de mon pays, au nom
de mon peuple, je vous demande pardon. » Alors que le président Paul Kagamé
qualifie ces propos d'« héroïques », compte tenu du contexte politique belge, des
larmes coulent sur les visages des milliers de Rwandais rassemblés pour la sixième
commémoration du génocide, qui fit, selon le gouvernement rwandais, un million de
morts en 1994.

Ce jour-là, le premier ministre belge est allé plus loin, plus fort que n'importe lequel
des dirigeants occidentaux qui l'avaient précédé à Kigali. Plus tôt, se recueillant
devant la caserne où avaient été mis à mort les dix casques bleus belges de la Mission
des Nations unies pour l'assistance au Rwanda (Minuar), le 6 avril 1994, il n'avait pas
hésité à dénoncer le fait que ces soldats avaient été « victimes d'une opération mal
pensée, mal équipée, qui témoignait jusqu'à l'absurde d'une grave insensibilité à la
tragédie que connaissait le Rwanda (1) ».

Ce meurtre, commis par des militaires surexcités par la mort de leur président, avait
incité la Belgique à décider, unilatéralement, de retirer ses forces de la Minuar,
privant ainsi les Nations unies de toute possibilité d'intervenir efficacement afin
d'empêcher que le troisième génocide du siècle soit mené à terme. Durant huit mois,
la commission d'enquête parlementaire, dirigée par M. Verhofstadt, a entendu des
dizaines de témoignages. La portée de ses travaux a dépassé de loin l'analyse des
tragiques événements de 1994.

Au cours d'interminables auditions, acteurs et témoins, au plus haut niveau de la
hiérarchie militaire et administrative, se sont employés à retracer l'histoire de la
présence belge au Rwanda et au Burundi. Si certains tentèrent de justifier l'œuvre
coloniale, d'autres rappelèrent que, dans ces anciennes colonies allemandes dont la
Société des nations (SDN) avait confié la tutelle à la Belgique après la première guerre
mondiale, Bruxelles n'avait pas peu contribué à diviser les deux grandes ethnies du
pays (les Hutus et les Tutsis), semant les germes de la haine ethnique qui devait
mener au génocide de 1994. Durant des décennies, le colonisateur allemand puis belge
s'était appuyé sur les Tutsis, des éleveurs se présentant plus comme une caste que
comme une ethnie, pour administrer le pays et dominer les agriculteurs hutus,
largement majoritaires. Mais, à la fin des années 1950, lorsque l'élite tutsie se mit à
revendiquer l'indépendance et que le mwami (roi) songea à faire appel aux Nations
unies, la Belgique et l'Eglise choisirent de défendre les droits « démocratiques » de la
majorité hutue, incarnés par le fondateur du Parti pour la promotion du peuple hutu
(Parmehutu), Grégoire Kayibanda, ancien secrétaire de l'évêque de Kabgayi.

Après qu'un référendum, soigneusement téléguidé par les Belges, eut fait le choix de
la République, condamnant à l'exil le roi Kigeri, les Tutsis furent dessaisis de leur
pouvoir, chassés de leurs terres et physiquement menacés. Des centaines de milliers
d'entre eux se réfugièrent dans les pays voisins, notamment l'Ouganda d'où partit la
rébellion du Front patriotique rwandais (FPR). Durant trois décennies, parfaitement
informée des violations des droits humains, la Belgique s'accommoda des
gouvernements hutus successifs. Dans les années qui précédèrent le génocide, le
régime ethniste et prévaricateur du président Habyarimana put compter sur le
soutien inconditionnel de la France et de la Belgique.

Bruxelles se montra cependant plus attaché que Paris à l'application des accords de
paix d'Arusha d'août 1993, proposant la participation de 450 de ses soldats au
contingent de la Minuar. Mais les risques de cet engagement furent totalement
sous-estimés : « C'est comme si vous partiez au Club Med », répétaient les
instructeurs… Malgré la multiplication de signes inquiétants, l'aveuglement persista et
Bruxelles en resta au niveau des protestations diplomatiques (2), le régime rwandais
disposant toujours de soutiens puissants dans l'ancienne métropole.

La stupeur et l'accablement suscités par le génocide de 1994 provoquèrent un
changement d'attitude : le pays essaya de faire l'impasse sur son passé colonial. C'est
la pression de l'opinion publique et la mobilisation des familles des casques bleus
assassinés qui, in fine, contraignirent les autorités à mettre sur pied une commission
d'enquête parlementaire dont les travaux, menés avec une grande honnêteté
intellectuelle, eurent un réel effet de catharsis. La repentance de M. Verhofstadt à
Kigali fut approuvée par une majorité de l'opinion : les Belges avaient enfin accepté de
regarder en face le passé colonial de leur pays. Devant les Rwandais médusés, le
premier ministre était allé plus loin encore, en s'engageant à ce que les coupables du
génocide se trouvant en Belgique n'échappent pas à la justice.

Du bon usage des cartouches

De fait, il allait veiller à l'application de la loi de 1993, dite de « compétence
universelle », qui prévoit que les tribunaux belges peuvent juger des crimes de guerre
et des crimes contre l'humanité commis à l'étranger. En juin 2001, deux religieuses,
un universitaire et un intellectuel furent condamnés pour participation au génocide
par la cour d'assises de Bruxelles. Ce procès fut à nouveau l'occasion de rappeler les
responsabilités historiques de la Belgique au Rwanda (3). Ayant bu jusqu'à la lie cette
coupe amère, le pays entreprit l'examen d'un autre pan de son passé colonial, plus
lourd encore si possible : le Congo.

L'historien Jean Stengers le souligne : la création du Congo fut « l'aventure
personnelle d'un homme (4) ». D'abord propriété privée du roi Léopold II, ce pays fut
cédé au gouvernement belge en 1908, puis devint indépendant en 1960. Le roi, qui ne
s'y rendit jamais, entendait que la colonie puisse rembourser son investissement
initial et réaliser des bénéfices lui permettant de se lancer dans de grands ouvrages
d'embellissement en métropole (les arcades du Cinquantenaire, les thermes
d'Ostende…). Il chargea donc des militaires recrutés dans toute l'Europe de
contraindre les villageois à livrer un quota défini de caoutchouc. Comme il s'agissait
d'économiser les munitions, les officiers de la force publique exigeaient que leurs
hommes apportent la preuve du « bon usage » fait de leurs cartouches en… rapportant
les mains, coupées, de leurs victimes ! Ainsi naquit l'horrible accusation qui poursuivit
Léopold II : avoir organisé une extermination lente qui se solda par dix millions de
morts.

Assez hasardeuse, cette extrapolation devait même inciter certains participants à la
conférence de Durban sur le racisme, en août 2001, à accuser la Belgique d'être
responsable du premier génocide du siècle. En 1904 déjà, une commission d'enquête
internationale s'était penchée sur le sort du Congo. Cible dans la presse britannique de
violentes campagnes - pas nécessairement désintéressées, compte tenu de la
concurrence coloniale -, le roi avait, on l'a vu, fini par céder « son » Etat à la Belgique.

Si violence il y eut, elle fut moins le fait de l'occupation du territoire (Stanley avait
veillé à ne pas recourir à la force) que de son exploitation économique (5).
Pudiquement qualifiée de « mise en valeur », celle-ci se poursuivit jusqu'au
lendemain de la seconde guerre mondiale, durant laquelle la Belgique avait fait
tourner à plein rendement les mines de cuivre et d'uranium. Après guerre, un effort
important fut consenti dans le domaine social, la santé, l'éducation, le logement, les
infrastructures, même si la différence de statut entre Blancs et Noirs demeurait
considérable.

La relecture du fait colonial n'a pas encore mobilisé les Belges eux-mêmes. Dans leur
grande majorité, ils considèrent la colonisation de manière positive, rappelant que si,
en 1960, le Congo comptait moins de dix universitaires, le réseau de l'enseignement
primaire couvrait pratiquement tout le pays. Jusqu'à présent, les Belges préfèrent
mettre en avant les dérives du Zaïre du maréchal Mobutu. Rares sont les chercheurs
et les écrivains qui, comme Jules Marchal, dénoncèrent les iniquités de la
colonisation (6).

Dans ce consensus, la commission d'enquête parlementaire sur la responsabilité des
autorités dans l'assassinat de Patrice Lumumba a fait l'effet d'un coup de tonnerre.
Dès 1958, le premier chef de gouvernement du Congo indépendant, qui jouissait d'une
popularité incontestable, avait fait l'objet d'une campagne d'ostracisation orchestrée
par les Belges. Et pour cause : le 30 juin 1960, lors des cérémonies d'indépendance, il
déclara tout net au roi Baudouin que la loi n'était jamais la même pour les Blancs et
les Noirs. Considéré comme une insulte par le descendant de Léopold II, ce discours
décida Bruxelles à tout mettre en œuvre pour l'écarter du pouvoir.

C'est un chercheur et sociologue flamand, Ludo De Witte, qui déclencha le scandale :
son livre, L'Assassinat de Lumumba (7), représenta la première réfutation
systématique de l'histoire officielle. Pour lui, Patrice Lumumba, perçu comme une
menace pour les intérêts économiques belges et détesté par l'Eglise catholique pour
ses amitiés laïques, fut bel et bien victime d'un crime d'Etat, fomenté par les autorités
et couvert par les plus hautes instances. Cette thèse a suscité la création d'une
commission d'enquête parlementaire qui, assistée d'experts, écouta des dizaines de
témoins, éplucha les archives du ministère des affaires étrangères et du palais et fit
procéder à des perquisitions ainsi qu'à des saisies de documents.

Responsabilité morale

Le 16 novembre 2001, la commission produisit un rapport accablant. Dès juillet 1960,
le gouvernement belge, sans respect pour la souveraineté du Congo, s'était bien
employé à éliminer politiquement Lumumba. Bruxelles avait encouragé les sécessions
du Katanga et du Kasaï, qui avaient pour but d'affaiblir l'Etat unitaire, tandis que les
grandes sociétés (l'Union minière au Katanga, la Forminière au Kasaï) payaient leurs
impôts aux autorités sécessionnistes. Le gouvernement belge obtint que le Parlement
vote des fonds secrets d'un montant de 270 millions de francs belges actuels (6,7
millions d'euros). Ce budget considérable, auquel s'ajoutèrent des contributions
privées, lui permit de subventionner une campagne de déstabilisation et d'actions
secrètes : livraisons d'armes, soutien à l'arrestation de Lumumba, tentative
d'enlèvement, préparation d'un attentat… Implacable, le rapport rappelle les propos
du ministre des affaires étrangères de l'époque, Pierre Wigny (« Il faut mettre
Lumumba hors d'état de nuire »), comme ceux du ministre des affaires africaines
Harold d'Aspremont Lynden qui, dans un télex du 6 octobre 1960, souhaitait
l'« élimination définitive » d'un Lumumba déjà destitué et prisonnier.

Lorsque, en novembre 1960, Lumumba est rattrapé après avoir tenté de fuir et de
rejoindre ses partisans à Stanleyville (Kisangani), les autorités belges insistent pour
qu'il soit transféré au Katanga, où ses pires ennemis ont juré sa perte. Comme on
aurait pu le prévoir, cinq heures après son arrivée, Lumumba et ses deux
compagnons, Joseph M'Polo et Maurice Okito, sont exécutés par des gendarmes et
des policiers katangais, en présence d'un commissaire de police et de trois officiers de
nationalité belge.

Si l'énumération des faits relevés est implacable, le rapport se termine cependant par
un bémol : la commission constate qu'à aucun moment le gouvernement belge ou un
de ses membres n'a donné l'ordre d'éliminer physiquement le premier ministre
congolais et conclut donc que certains membres du gouvernement belge de l'époque
ont une « responsabilité morale » dans les circonstances qui ont conduit à l'assassinat
de Lumumba. La commission laisse au Parlement le soin de se prononcer sur une
qualification plus précise des charges et sur d'éventuelles réparations. Bien que les
députés, désireux d'obtenir un consensus, ne se soient pas avancés sur la
responsabilité politique des autorités de l'époque, leur travail est d'une grande
honnêteté intellectuelle et n'a pas fini de faire des vagues.

Car l'une des conclusions de la commission d'enquête atteint directement l'image d'un
homme auquel de nombreux Belges vouent un véritable culte : le roi Baudouin. Ce
dernier, très hostile à Lumumba et très favorable à Moïse Tschombé, le leader
sécessionniste du Katanga, a mené au Congo sa propre politique. Informé des
menaces qui pesaient sur la vie du premier ministre congolais, il n'en informa pas le
gouvernement. Adressant un blâme discret à l'institution monarchique, la
commission rappelle que « chaque acte du chef de l'Etat qui peut avoir directement
ou indirectement une influence politique doit être couvert par un ministre ».

Les archives dépouillées par les experts éclairent aussi la politique menée par la
Belgique au Rwanda et au Burundi : des documents rappellent ainsi que Bruxelles, en
1960, avait assigné à résidence le fils du mwami (roi) du Burundi, le prince Louis
Rwagasore, et n'envisageait sa libération que s'il s'abstenait de toute activité politique.
Un an plus tard, Rwagasore, devenu premier ministre, était assassiné par un tueur
grec à la solde du Parti démocrate chrétien (PDC), proche de la Belgique et de l'Eglise.

Congo, Rwanda, Burundi : les autorités belges, une autre génération politique dans un
Etat devenu fédéral, ont entrepris de mener jusqu'au bout la recherche de la vérité sur
la politique africaine menée jadis par l'Etat unitaire. Elles espèrent qu'une telle
démarche permettra de tourner la page sur un passé peu glorieux et de reconstruire
de nouvelles relations avec l'Afrique. La Belgique espère, en particulier, contribuer à
faire revenir la paix dans un Congo qui ne s'est jamais remis du crime d'Etat commis
en 1960 (8).

COLETTE BRAECKMAN
* Journaliste, Le Soir (Bruxelles).

(1) Le Soir, Bruxelles, 8 avril 2000.

(2) Lire Colette Braeckman, « Autopsie d'un génocide planifié au Rwanda », et Philippe
Leymarie, « « Maudits soient les yeux fermés… » », Le Monde diplomatique,
respectivement mars 1995 et février 1996.

(3) Lire le témoignage de Monique Bernier, La Honte et Le Silence des collines, Les
Eperonniers, Bruxelles, 2000 et 2001.

(4) Congo, mythes et réalités, 100 ans d'histoire, Duculot, Louvain-la-Neuve, 1989.
(5) Lire Adam Hochschild, Les Fantômes du roi Léopold, un holocauste oublié,
Belfond, Paris, 1998.

(6) Jules Marchal, L'Histoire du Congo 1910-1945, tome I, 1999, tome II, 2000,
tome III, 2001, Editions Paula Bellings, Borgllon.

(7) Karthala, Paris, 2000.

(8) Lire « Guerre sans vainqueurs en République démocratique du Congo », Le Monde
diplomatique, mars 2001.

Voir aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de février 2002.

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