Fiche du document numéro 28635

Num
28635
Date
Vendredi Octobre 2004
Amj
Taille
597314
Surtitre
Un conflit aux dimensions régionales
Titre
Spectre de génocide au Burundi
Soustitre
Dans le camp burundais de Gatumba, 152 réfugiés tutsis congolais étaient assassinés le 13 août 2004. Ce massacre a attisé les tensions interethniques au Burundi, petit pays voisin du Rwanda. Parrainés par les Nations unies et l'Union africaine, les accords de paix rencontrent dès lors de sérieux obstacles. Ils devaient aboutir, avant le 31 octobre 2004, à l'adoption d'une constitution partageant le pouvoir entre Hutus et Tutsis et à la tenue d'élections générales.
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
PAR BARBARA VIGNAUX *

Le Burundi aujourd'hui, c'est le Rwanda de 1994. » C'est, au mot près, la crainte que
deux hommes très différents nous ont confiée : M. Paul Nkunzimana, doyen de la
faculté de psychologie de l'université de Bujumbura, et M. Joseph Ndayizeye,
vice-président de la ligue Iteka (« dignité » en kirundi), une association de protection
des droits de l'homme. Le massacre de 152 réfugiés tutsis congolais
(Banyamulengues), le 13 août 2004 dans le camp de Gatumba, à proximité de la
frontière avec la République démocratique du Congo (RDC), n'a fait que renforcer
cette appréhension récurrente. Les élections générales prévues en octobre pourraient
d'ailleurs être repoussées en raison des tensions politiques.

Laissé dans l'ombre médiatique du drame rwandais, le Burundi est régulièrement le
théâtre de violences ethniques terrifiantes : dans les dix jours qui ont suivi l'assassinat
du président Melchior Ndadaye, le 21 octobre 1993, par des officiers tutsis, de
« dizaines de milliers » de Tutsis et de Hutus modérés ont été massacrés, selon
l'Organisation des nations unies (ONU). Ce premier chef d'Etat hutu avait été élu
quatre mois auparavant au terme des premières élections démocratiques du pays. Le
spectre du génocide plane sur cet Etat voisin du Rwanda. Les accords de paix
d'Arusha (Tanzanie), signés en août 2000 entre le gouvernement et dix-sept partis
politiques, sont contestés par les Tutsis de l'association Puissance d'autodéfense (PA)
comme par les Hutus des Forces nationales de libération (FNL). Soutenus par des
mouvements millénaristes et des Eglises adventistes locales, les quelque
3 000 rebelles des FNL restent animés d'une haine tenace envers les Tutsis, qu'ils
accusent de fomenter le génocide des Hutus. Ils ont d'ailleurs revendiqué la
responsabilité du massacre de Gatumba.

Les manœuvres de la puissance coloniale belge, poursuivies jusque dans les premières
années de l'indépendance en 1962, avaient rompu le vieil équilibre entre les ethnies
tutsie, hutue et ganwa (1). Depuis, les Tutsis, quoique minoritaires (20 % de la
population environ), dominaient les institutions – justice et armée notamment – et le
parti unique de l'Union pour le progrès national (Uprona) (2), alimentant
ressentiment et suspicion. Selon la thèse officielle, les massacres de 1993 n'étaient que
l'expression de la « colère populaire » face au refus des Tutsis d'accepter le verdict des
urnes.

Deux éléments permettent de douter de cette « spontanéité ». D'abord, les Tutsis ont
été rassemblés sous des prétextes divers dans les écoles, les églises ou les bureaux
communaux, avant d'y être massacrés. D'ailleurs, en 1996, une commission d'enquête
des Nations unies qualifiera ces massacres d'« actes de génocide ». Et, dans une
résolution du 5 mars de la même année, le Conseil de sécurité se dira même
« profondément préoccupé par tous les actes de violence qui se commettent au
Burundi et par les incitations à la haine ethnique et à la violence que continuent de
diffuser certaines stations de radio, ainsi que par la multiplication des appels à
l'exclusion et au génocide ». Au souvenir de ces crimes s'ajoute un autre motif
d'inquiétude : la porosité des frontières dans l'Afrique des Grands Lacs et la
dimension régionale du conflit Hutus/Tutsis, à nouveau illustrée par la tuerie de
Gatumba. Au Burundi, la rébellion armée hutue est en liaison avec les milices
rwandaises interahamwe, responsables du génocide de 1994, qui opèrent en RDC.

Fondées par des partisans du président Ndadaye assassiné, les Forces pour la défense
de la démocratie (FDD), principal groupe rebelle avec plus de 10 000 hommes, ont
signé un cessez-le-feu en décembre 2002. En échange, elles ont obtenu plusieurs
postes dans le gouvernement de transition formé en novembre 2001 et présidé,
depuis mai 2003, par le Hutu Domitien Ndayizeye. Composée de représentants de
l'Uprona et de deux partis à dominante hutue, le Front pour la démocratie au Burundi
(Frodebu) et les FDD, cette équipe provisoire pluri-ethnique est chargée de rédiger
une nouvelle Constitution et d'organiser des élections générales avant le 31 octobre
2004. Redoutable défi : un accord de partage du pouvoir entre Tutsis et Hutus a bien
été signé, le 6 août 2004, à Pretoria, à l'issue de quatre ans de négociations, mais il n'a
été signé ni par l'Uprona ni par les FNL. Il prévoit 40 % des postes pour les Tutsis et
60 % pour les Hutus. En outre, appouvé par les Hutus, le projet de Constitution est
rejeté par les partis tutsis.

Dans ce contexte délétère, aggravé par l'enlisement du processus de paix en RDC et le
raidissement du régime de Kigali, la communauté burundaise tutsie redoute une
« solution finale » à la rwandaise. Certes, après dix années d'une guerre civile qui
aurait fait au moins 300 000 morts, le calme est revenu sur la plus grande partie du
territoire. Sporadiques, les combats se concentrent sur une bande de terre autour de
la capitale, Bujumbura rural, fief des FNL. Mais, pour les Tutsis, le danger demeure.
Les accords de réconciliation de Pretoria, signés les 8 octobre et 2 novembre 2003
sous les auspices de M. Nelson Mandela, prévoient la création d'une armée nationale
incluant des éléments gouvernementaux et des forces rebelles (3). La première unité
mixte est née en avril 2004. Or l'incorporation des rebelles hutus diluera
l'homogénéité ethnique (tutsie) jusque-là très marquée du commandement armé.
Parallèlement, le cantonnement et le désarmement des anciens combattants, estimés
à plusieurs dizaines de milliers, ne progressent guère.

En outre, le retour progressif des réfugiés de Tanzanie renforcera la domination
démographique des Hutus, à quelques semaines peut-être des élections. L'émigration
hutue remonte à la sanglante répression d'une tentative de coup d'Etat, en 1972, au
cours de laquelle l'armée, dominée par les Tutsis, aurait massacré 250 000 Hutus
selon l'ONU. Depuis 2002, plus de 150 000 réfugiés seraient rentrés au Burundi ;
quelque 150 000 autres sont attendus avant la fin 2004, sur un total de 800 000
réfugiés. Sur 6,8 millions d'habitants, le Burundi compte en outre 280 000 déplacés
permanents et 40 000 à 60 000 déplacés temporaires chaque mois, surtout dans
Bujumbura rural (4). Dans ce pays agricole à 90 %, le retour des réfugiés et des
déplacés aiguisera le problème foncier : la densité démographique atteint 250
habitants/km2, et la surface moyenne de l'exploitation familiale n'excède pas
0,5 hectare. Or les terres abandonnées en 1972 et en 1993 ont été occupées, les vagues
de massacres offrant de bonnes occasions de se défaire de voisins dont on jalousait la
propriété. Afin de limiter les contentieux, le gouvernement a décidé que les réfugiés
de 1972 ne pourraient plus revendiquer leurs propriétés, contrairement à ceux de
1993.

Des gardes du corps pour d'anciens tueurs

Comme le recensement électoral n'a pas débuté, le scrutin prévu à l'automne 2004
pourrait être reporté, alors même que les Hutus s'estiment toujours floués de leur
victoire électorale de 1993. Certes, estime M. Sylvestre Barancira, le (seul) psychiatre
du pays, « les gens ne se laisseraient plus rassembler [pour être tués] comme en
1993 ». Mais l'instauration d'un pouvoir hutu fort à Bujumbura pourrait provoquer un
retour des milices interahamwes de RDC et une réaction du Rwanda du président
Paul Kagamé. Après la tuerie de Gatumba, le chef de l'Etat rwandais a d'ailleurs
dénoncé l'impuissance de la communauté internationale.

La formation d'un gouvernement mixte, prévue après les élections, avive les
discussions sur les quotas ethniques qui serviront de base à sa composition. Craignant
d'être écartés du pouvoir, les Tutsis demandent que soit consacrée, au Parlement, au
gouvernement, dans l'armée et l'administration, la répartition qui régit les institutions
transitoires : 40 % de Tutsis et 60 % de Hutus. Mais l'accord de principe du 6 août
n'écarte pas toutes les craintes : pour M. Venant Bamboneyeho, président de
l'association AC Génocide, qui n'y voit d'ailleurs pas d'alternative, les quotas sont une
« malédiction » : « Pourquoi ne pas mentionner l'ethnie sur la carte d'identité ?
s'exclame-t-il. C'est cela qui a conduit le Rwanda à la catastrophe : pour trier les
gens, on demandait les cartes d'identité. »

En octobre 2003, une force de maintien de la paix gérée par l'Union africaine (UA) a
été mise en place. Cependant, l'approche des élections, conjuguée aux difficultés de
gestion et de financement rencontrées par l'UA, dont c'est la première expérience de
ce genre, ont convaincu le Conseil de sécurité des Nations unies (ONU) de reprendre
le contrôle des opérations et de porter les effectifs de 2 800 à 5 600 hommes. Tenue,
en vertu des accords d'Arusha signés en août 2000 de protéger les réfugiés hutus,
l'ONU se retrouve dans la position délicate de pourvoyeuse de gardes du corps à
d'anciens tueurs, avec le souvenir de la désastreuse expérience du Rwanda.

Le contentieux de décennies de violences pèse sur le processus de réconciliation.
L'ONU se montre toujours incapable de mettre sur pied une commission
internationale d'enquête ainsi qu'un tribunal pénal international ad hoc, comme
prévu par les accords d'Arusha. L'impératif de réconciliation contrarie, dans les faits,
celui de justice : les protocoles de Pretoria ont accordé l'immunité aux soldats et aux
anciens rebelles dans des termes assez vagues pour être définitifs. En leur offrant une
place au gouvernement, « on a récompensé les gens qui ont le plus tué », résume
M. Ndayizeye, de la ligue Iteka. En outre, la loi de répression du crime de génocide,
des crimes de guerre et crimes contre l'humanité, promulguée en mai dernier, est si
complexe qu'elle serait, dans les faits, inapplicable. Selon l'association Avocats sans
frontières (ASF), seules 8 000 personnes auraient été emprisonnées au titre du
« contentieux de 1993 », contre plus de 110 000 après le génocide rwandais. Or le
jugement de ces génocidaires présumés paraît difficile : « Les personnes arrêtées
refusent de comparaître car elles estiment que l'amnistie provisoire dont ont
bénéficié les dirigeants en exil devrait leur profiter. En plus, elles considèrent que les
massacres de 1993 ont été réciproques. Or seuls des Hutus ont été arrêtés », explique
Me Fidel Luvengika Nsita, avocat au barreau de Bruxelles et chef de mission d'ASF à
Bujumbura.

Lorsque, malgré ces difficultés, un jugement a été rendu, son application est
exceptionnelle : « Aucune victime n'a été indemnisée à ce jour. En tout, moins de dix
condamnés ont été exécutés », raconte Me Etienne Ntiyankundiye, un avocat membre
d'AC Génocide. La justice étant saturée, 90 % des procès sont reportés. Pour ne rien
arranger, le plaignant doit nourrir l'accusé durant toute la phase d'instruction. De
quoi décourager bien des victimes, dans ce pays classé au troisième rang des plus
pauvres au monde.

« Les Rwandais ont identifié le mal, ce n'est pas le cas ici. La justice parfaite n'existe
pas, mais au moins, là-bas, il y a eu une justice symbolique. Le devoir de mémoire, le
sort des rescapés y sont pris au sérieux », souligne M. Bamboneyeho. Les
organisations tutsies continuent donc de demander la reconnaissance du « génocide »
de 1993 et de lutter contre cette « forme de révisionnisme » qui consiste à en parler
« au pluriel ». Ces revendications se heurtent à une difficulté majeure : comment
qualifier une « intention » ou une « tentative » de génocide ? Quid des événements de
1972 ?

En juillet 2002, le gouvernement burundais a sollicité la création d'une nouvelle
commission internationale chargée d'enquêter sur les massacres commis, cette fois,
depuis l'indépendance. C'est toute la difficulté de la question ethnique au Burundi :
« Chacun parle de son génocide », résume Esdras Ndikumana, correspondant de
Radio France Internationale à Bujumbura. M. Adrien Sindayigaya, directeur adjoint
d'Ijambo (« parole » en kirundi), une radio qui milite pour la réconciliation, parle, lui,
d'un « double génocide » : 1972 et 1993. Un cercle vicieux de la vengeance s'est
installé : parmi les massacreurs de 1993 se trouvaient des orphelins de 1972 et parmi
les premiers assassinés, d'anciens tueurs.

Outre la création d'une commission nationale Vérité et Réconciliation (dont le projet
de loi a été adopté début septembre), les accords d'Arusha ont prévu l'instauration
d'un comité scientifique chargé d'écrire, avec toutes les ambiguïtés qu'un tel exercice
comporte, l'histoire du Burundi depuis les origines. Sous l'égide de l'Organisation des
Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco), le comité intègre des
historiens burundais et étrangers de sensibilités diverses, et doit rédiger un ouvrage
de référence, base des futurs manuels scolaires du pays. Pour M. Emile Mworoha,
président de la cellule d'organisation à Bujumbura, historien, député et ancien
ministre de la culture, « un tel projet doit permettre de réconcilier les Burundais avec
eux-mêmes et avec leur histoire ». L'histoire peut-elle réconcilier un peuple déchiré ?
Pour Jean-Pierre Chrétien, historien français membre du comité, elle pourrait au
moins contribuer à réhabiliter des dimensions politique et sociale trop souvent
évacuées au profit d'une lecture « raciale » des événements.

Quelles qu'en soient les racines, « l'ethnicité, du fait du contentieux du sang, est
devenue bien réelle », estime M. Barancira. Les termes « tutsi » et « hutu », que leurs
voisins rwandais prononcent à voix basse, reviennent sans cesse dans la bouche des
Burundais. Le débat sur le partage ethnique du pouvoir est révélateur des difficultés à
conjuguer cette réalité identitaire avec le principe démocratique : « un homme, une
voix ». Une solution durable à la crise burundaise reste à inventer.

BARBARA VIGNAUX
* Journaliste.

Lire aussi : Déstabilisations

(1) La Belgique a cristallisé et instrumentalisé les différences ethniques. En outre, elle
serait responsable de l'assassinat, en 1961, du premier ministre Louis Rwagasore, dont
les origines princières assuraient l'autorité avant la proclamation de la République, en
1966. Lire Jean-Claude Willame, « Aux sources de l'hécatombe rwandaise », Cahiers
africains n° 14, L'Harmattan, Paris, 1995.

(2) Lire Colette Braeckman, « L'Interminable descente aux enfers du Burundi », Le
Monde diplomatique, juillet 1995.

(3) Lire Willy Nindorea, « Médiations tanzaniennes dans les Grands Lacs », Le Monde
diplomatique, octobre 2002.

(4) Voir Les Civils dans la guerre au Burundi : victimes au quotidien, Human Rights
Watch, décembre 2003.

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