Fiche du document numéro 2917

Num
2917
Date
Vendredi 29 mars 1996
Amj
Taille
93972
Titre
Rwanda : un autre avion dans la cible
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Erreur de tir le soir du 6 avril 1994 à Kigali ? Un C-130 belge était
attendu quand l'avion du président rwandais s'est présenté...

Depuis deux ans, l'attentat contre l'avion du président Habyarimana,
dans lequel se trouvait également son collègue du Burundi, entraîne
plus de questions que de réponses, et aucune des hypothèses avancées
jusqu'à présent n'est exempte de faits contradictoires.

Si les radicaux hutus qui forment l'« akazu », l'entourage du
président, sont à l'origine du complot, pourquoi le leader de leur
groupe, le colonel Sagatwa, se trouvait-il dans l'avion présidentiel,
ainsi que le médecin personnel d'Habyarimana ? Pourquoi des officiers
« modérés », partisans des accords d'Arusha, auraient-ils éliminé un
chef de l'Etat qui venait précisément d'accepter l'application de ces
accords ? Pourquoi le FPR, qui venait de remporter un succès
politique, aurait-il eu intérêt à éliminer Habyarimana, et comment
l'un de ses commandos aurait-il pu se faufiler dans la zone de
Kanombe, étroitement contrôlée par la garde présidentielle ? Si les
Français arrivés les premiers sur les lieux avaient récolté des
éléments accablant le FPR, peut-on imaginer qu'ils ne les aient pas
produits ?

Force est, deux ans après les faits, de revenir en arrière, de
remettre en perspective les faits déjà établis, et les diverses
hypothèses. Les plus connues ont été analysées par le professeur
anversois Filip Reyntjens (1), qui a d'ailleurs repris les questions
posées auparavant, en des termes pratiquement identiques, par un
journaliste rwandais, Venuste Nshimiyimana (2), témoin de premier plan
puisqu'il était l'attaché de presse du général Dallaire, chef de la
force onusienne au Rwanda (Minuar). L'une des questions posées par M.
Nshimiyimana, passée quasiment inapercue, bouleverse toutes les
analyses faites jusqu'à présent : et s'il s'agissait d'une erreur de
tir ?

Départ impromptu



Partant de cette hypothèse, nous avons tenté de reprendre le fil de la
journée du 6 avril. Ce jour-là, tôt matin, le président Habyarimana
s'envole pour Dar es Salaam, où les chefs d'Etat de la région doivent
discuter du Burundi. Le président Mobutu se décommande en dernière
minute, la réunion traîne, Museveni, le président ougandais somnole et
en fin d'après midi, à l'improviste, le président rwandais décide de
regagner Kigali. Il fait sortir son avion qui se trouve déjà dans un
hangar et embarque, impromptu, son collègue burundais et ses proches,
membres de l'Akazu, son beau-frère Elie Sagatwa, le commandant en chef
des FAR, le général Nsabimana, son médecin personnel Akingeneye.
Lorsque le Falcon présidentiel quitte Dar es Salaam, le commando doté
de missiles sol-air se trouve en place, depuis le matin, au lieu dit
Massaka. Si l'avion présidentiel n'est pas attendu, un autre appareil,
lui, est annoncé depuis le matin : un C 130 belge avec 7 membres
d'équipage, qui amène à Kigali une douzaine de passagers, des
commandos et des membres du Génie, qui vont enfin construire pour les
Casques bleus belges les baraquements en dur depuis si longtemps
réclamés par le colonel (belge) Marchal - commandant le secteur de
Kigali. Cet appareil, après escale au Caire, s'apprête à atterrir à
Kigali, avec seulement un retard de vingt minutes sur l'horaire
annoncé. Pratiquement en même temps que l'avion d'Habyarimana... Il ne
se posera jamais : alors qu'il se prépare à atterrir dans le sens Est
Ouest, comme le Falcon du président, la tour de contrôle fait état
d'une « panne d'électricité » sur l'aéroport, et après avoir survolé
Kigali pendant une heure, le pilote, qui ignore ce qui s'est passé,
repart sur Nairobi.


Les menaces qui pesaient sur le contingent belge étaient connues à
Bruxelles : à plusieurs reprises, les services de renseignement
avaient fait état du souhait des radicaux de provoquer le départ du
contingent belge de la Minuar, en provoquant la mort d'un certain
nombre de Casques bleus belges. Bruxelles savait aussi que des
missiles sol-air se trouvaient au Rwanda et, pour la première fois, le
C-130, dont le co-pilote était le capitaine Finck, avait été doté d'un
système de leurres (permettant de dévier la course des missiles). Ces
leurres étaient une protection en cas de survol du Rwanda, et d'une
éventuelle mission ultérieure en Somalie. Les deux appareils, le
Falcon présidentiel et le C-130, surgissant pratiquement à la même
heure, il est parfaitement possible que l'avion du président, arrivé à
l'improviste, ait été touché par des tirs qui visaient initialement
l'avion belge.

Sur le plan technique, tant le capitaine Finck que d'autres
spécialistes sont formels : Les missiles ont été tirés à une distance
d'au moins 2.000 mètres sur un avion qui approchait à une vitesse de
200 km/heure. Les tireurs ont eu moins d'une minute pour identifier
l'appareil, viser et tirer, presque simultanément, leurs deux
missiles. De nuit, il leur était impossile de distinguer un Falcon
d'un C-130, ils n'ont pu voir que des lumières rouges, de modèle
standard. Seuls les avions de ligne volent avec l'empennage éclairé
pour que l'on distingue leur sigle et le C-130 ne s'éclaire qu'au
moment précis de l'atterrissage. Quant au bruit, quand l'avion se
trouve encore à une telle distance, on n'entend presque rien.
Doté d'un système d'écoute des communications radio, le commando n'a
pas réalisé que le C130 arrivait en même temps que l'avion
présidentiel : C'est en néerlandais que l'équipage avait signalé le
retard enregistré après l'escale du Caire.

Pour écarter la MINUAR



Quel aurait été l'intérêt des « durs » du régime à abattre un appareil
belge volant pour la Minuar ? Cet attentat aurait entraîné la panique
des Belges, la neutralisation de la Minuar et à terme son départ
précipité. Il aurait été l'occasion de l'élimination, suivant les
listes préétablies, de tous les leaders de l'opposition et d'un grand
nombre de Tutsis. Cette « Apocalypse » déjà annoncée par le colonel
Bagosora aurait totalement changé la donne politique et permis aux
durs de reprendre le pouvoir, avec ou sans Habyarimana.

L'hypothèse de l'erreur de cible explique bien des points demeurés
flous jusqu'à présent : tant le général Dallaire que le colonel
Marchal ont toujours affirmé qu'une certaine panique s'était
manifestée parmi les officiers supérieurs qui, dans les premières
heures suivant l'attentat, semblaient pris au dépourvu.

Marchal se verra même accusé de « mauvaise appréciation » de la
situation, et il répétera toujours que cette nuit-là, ses relations
avec Bagosora n'étaient pas mauvaises du tout. Il faudra attendre les
premières heures de la matinée pour que les comploteurs arrivent à
s'imposer sur les officiers modérés qui souhaitent le recours aux
voies constitutionnelles et pour qu'ils remettent en oeuvre le plan
initial : élimination des personnalités politiques (le Premier
ministre Agathe Uwilingyimana, le président de la Cour suprême
Kavaruganda, Landoald Ndassingwa, président du Parti libéral, et des
milliers de Tutsis). A la date du 6 avril, il était effectivement
prévu de déclencher des tueries, mais pas nécessairement d'éliminer un
président qui, s'il aurait pu avoir approuvé le plan, n'était pas
nécessairement au courant des modalités de son exécution.

Une telle hypothèse pourrait aussi éclairer la mort jusqu'ici
mystérieuse de François de Groussouvre, conseiller pour les affaires
africaines auprès du président Mitterrand, qui connaissait Habyarimana
: avant son « suicide » le matin du 7 avril dans son bureau de
l'Elysée, il se serait écrié les cons, ils n'auraient tout de même pas
fait ça !


Dans cette hypothèse, la mort des dix Casques bleus belges s'éclaire
elle aussi d'un jour nouveau : il aurait été prévu de longue date que
des soldats belges meurent, afin d'entraîner le retrait de la Minuar
et c'est pour cela que le colonel Bagosora, averti bien à temps du
fait qu'ils ont été amenés au camp Kigali, refuse qu'on leur vienne en
aide.


Par la suite, la machine à tuer, qui aurait dû éliminer des Tutsis et
des opposants, par dizaines de milliers, s'emballe à mesure que le FPR
qui a repris les hostilités refuse le marché proposé presque chaque
jour : « Arrêtez la guerre, nous arrêterons les massacres ». Le
génocide, durant trois mois, jusqu'à la victoire complète du FPR,
déroule sa logique infernale et fera un million de morts. Les Casques
bleus belges ne sont pas morts par accident, mais victimes de la même
machination diabolique.


(1) Filip Reyntjens, Trois jours qui ont fait basculer l'histoire,
Institut africain, CEDAF.


(2) Venuste Nshimiyimana, prélude du génocide rwandais, éditions
Quorum.


Illustration: Illustration

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