Fiche du document numéro 29972

Num
29972
Date
Vendredi 29 avril 2022
Amj
Taille
987322
Surtitre
 
Titre
La tragédie de 1972 au Burundi
Soustitre
Le Burundi, a connu il y a 50 ans une tragédie qui a causé la mort de 100 000 à 200 000 victimes et conduit environ 150 000 personnes à se réfugier dans les pays voisins. C’est une catastrophe sans précédent dans un pays qui compte alors 3,5 millions d’habitants. Le 29 avril 2022 marquera le cinquantième anniversaire du début de cette crise sanglante qui, à l’époque (et jusqu’aujourd’hui), a été trop peu médiatisée. Or ce qui a longtemps été pudiquement qualifié « d’événements » continue d’hypothéquer lourdement la vie politique burundaise avec des conséquences régionales importantes. La population burundaise préfère appeler cette tragédie ikiza, « le grand fléau ». Ce cinquantenaire est l’occasion de faire le point sur ce qui s’est passé et sur les zones d’ombre toujours présentes.
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Source
Extrait de
 
Commentaire
 
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Devant des membres de la Commission Vérité et Réconciliation, exposition des restes de victimes présumées hutu de la répression de 1972 exhumés d’un charnier. © CVR, Résumé du Rapport.

Les deux interviewés sont d’abord des témoins. Jean-Pierre Chrétien, historien, directeur de recherches émérite au CNRS, avait été professeur à l’Ecole Normale Supérieure de Bujumbura de 1965 à 1968. Ayant noué de nombreux contacts avec des intellectuels burundais, il avait suivi la tragédie depuis la France. Il a publié de nombreux livres sur le Burundi.

Jean-François Dupaquier, diplômé de Sciences-Po, ancien élève de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, était professeur à l’Ecole Nationale d’Administration de Bujumbura en 1972. Par ailleurs jeune journaliste, il a conduit, à chaud, en 1972 et 1973 ses premières investigations au Burundi.

Jean-Pierre Chrétien et Jean-François Dupaquier ont ensuite mené avec des chercheurs burundais une grande enquête sur le terrain et dans les archives, entre 1999 et 2002, qui a abouti à la publication du livre Burundi 1972, au bord des génocides (Ed. Karthala, 2007). Ils peuvent aujourd’hui faire le point entre ce qui les avait conduits à réagir à l’époque et la connaissance qu’ils ont actuellement de cette tragédie.

AFRIKARABIA : – Quelle est la situation politique au Burundi le 29 avril 1972 lorsque commencent les « événements »

Jean-Pierre CHRETIEN : – En ce qui me concerne, ce ne fut que très progressivement, que je pris conscience de la gravité de la situation au Burundi. Ni Internet, ni téléphone portable à l’époque. J’étais à l’université de Lille et j’achetais tous les jours la presse belge, notamment Le Soir de Bruxelles qui a assez vite livré des informations venues de la rive congolaise du lac Tanganyika. C’est un courrier de Jean-Jacques Fort, le conseiller culturel de l’ambassade de France, auquel je tiens à rendre hommage, qui, à la mi-mai, a confirmé mes craintes sur l’horreur : « Des milliers de victimes d’un génocide », écrivait-il. Il réitéra le 25 mai, décrivant « les passions raciales qui se sont déchaînées depuis le début du mois et l’effroyable tuerie ». Je réussis à en faire publier des extraits dans Le Monde du 1er juin, alors que cette lettre déplorait « le silence de la presse ». Ensuite il me fallut attendre le mois de juillet pour que j’apprenne le massacre de dizaines d’étudiants que j’avais connus à l’Ecole normale supérieure de Bujumbura.

« Le silence de la presse »



Nos enquêtes de 1999-2002 ont montré qu’étaient visés aussi bien des fonctionnaires, des militaires, des commerçants, mais aussi beaucoup d’étudiants et même d’élèves du secondaire, bref tous les ressortissants de cette « ethnie » qui semblaient réussir socialement. Cette chasse aux sorcières se soldait par des exécutions massives sans jugements. De ce point de vue, l’enquête menée à Gitega par le regretté Pierre-Claver Sendegeya est accablante.

AFRIKARABIA : – Que se passe-t-il le 29 avril 1972 ?

Jean-François DUPAQUIER : – Le 29 avril 1972 était un samedi, premier jour d’un long week-end jusqu’au lundi 1er mai où une fête du Travail était prévue. Ce samedi soir il y avait toutes sortes de festivités. Je me trouvais à Bujumbura dans un restaurant avec des amis lorsque vers minuit des militaires sont venus nous ordonner de rejoindre nos domiciles. Baignés dans la paranoïa de complots du régime, nous ne comprenions rien à ce qui se passait. Au début du mois, le président Micombero avait obtenu l’extradition d’Ouganda de l’ex-roi Ntare V, et l’accusait de complot monarchiste. Plusieurs anciens aristocrates venaient d’être emprisonnés. Au cours des mois précédents La Voix de la Révolution – l’unique radio, d’Etat – relayait jour après jour les audiences consacrées à un autre prétendu « complot politique » impliquant des Tutsi démocrates. En outre, samedi midi, La Voix de la Révolution avait annoncé le renvoi des ministres, dont l’autorité était désormais assurée par leurs secrétaires généraux, à l’exception notable d’Arthémon Simbananiye, ministre des Affaires étrangères, considéré par la rumeur publique comme le mauvais génie du président Michel Micombero.

« Complot monarchiste »



Dimanche, les pleins pouvoirs ont été attribués aux gouverneurs militaires des provinces, les rassemblements de plus de trois personnes interdits, le couvre-feu instauré. Les Burundais se terraient à leur domicile. Le lundi, les rues de Bujumbura sont restées désertes. La Voix de la Révolution parlait de tentative de coup d’Etat monarchiste et annonçait que l’ex-roi avait été abattu à Gitega. Des informations inquiétantes commençaient à filtrer sur une insurrection armée dans le Sud accompagnée de « massacres ethniques », dont on comprenait que les cibles étaient des Tutsi.

Mardi matin à la reprise du travail, chacun feignait la sérénité mais, visiblement, tous les Burundais étaient terrifiés. On savait que des officiers hutu avaient été fusillés durant le week-end au camp militaire de Bujumbura. Il semblait que l’armée commençait à maîtriser l’insurrection au sud de Bujumbura, mais l’issue restait incertaine. C’est alors que les rafles ont commencé dans les milieux dirigeants, les administrations et les entreprises, généralement sur listes. Elles se sont amplifiées le mercredi 3 mai. Toute la première semaine, la radio multipliait les appels à la « vigilance » – comprendre la délation.

Sur la route côtière aux abords de Rumonge, une photographie du carnage des premiers jours, sans qu’on puisse savoir s’il s’agit de victimes de la rébellion ou de la répression, et alors que la pelleteuse s’affaire (en haut, en arrière-plan). En médaillon, le break Citroën offert par la France à La Voix de la Révolution, brûlé part les rebelles à Rumonge au soir du 29 avril. © Jean-Pierre Chrétien et Jean-François Dupaquier, « Burundi 1972, au bord des génocides ».

AFRIKARABIA : Certains affirment que le coup d’Etat était un « montage » du président Micombero et de son principal conseiller, Arthémon Simbananiye pour justifier l’extermination de l’élite hutu ?

Jean-Pierre CHRETIEN : – Il faut rappeler la chronologie des faits entre le 29 avril et le 14 juillet 1972, date de la fin officielle de cette crise. Elle démontre le contraire. D’abord le 29 avril au soir, l’attaque d’un mouvement rebelle dans le Sud du pays, mené par des gens qui se qualifient de « Mulele », et marquée durant plusieurs jours par des massacres de Tutsi, puis la répression militaire brutale de ce mouvement à partir du 30 avril et ensuite, très rapidement, une campagne de représailles contre les élites hutu qui s’étend à tout le pays, y compris dans les établissements scolaires, en mai et juin, avant de se ralentir progressivement en juillet. Ces tueries s’effectuent sous la responsabilité d’autorités militaires, civiles, ou autoproclamées.

« Campagne de représailles contre les élites hutu »



Jean-François DUPAQUIER : – L’assertion que le coup d’Etat était un « montage » du président Micombero et de son principal conseiller Arthémon Simbananiye pour justifier l’extermination de l’élite hutu ne repose sur rien de concret, sinon un prétendu « plan Simbananiye » dont la rumeur courait depuis quelques années. J’ai pu constater le désarroi des autorités dans les premières heures, leur panique et leurs erreurs d’appréciation de la situation. Rien qui accréditerait une cynique provocation.

AFRIKARABIA : Reste-t-il malgré tout des zones d’ombre ?

Jean-Pierre CHRETIEN : – En 1972 nous savions peu de choses sur cette rébellion qui éclate le samedi soir 29 avril, le pouvoir de Bujumbura lui-même ayant parlé successivement de complot « royaliste », puis « impérialiste » et enfin « tribaliste ». On saura plus tard que, dès le 30 avril, l’ancien roi Ntare V, livré par l’Ouganda le 30 mars précédent, est exécuté à Gitega. La presse occidentale n’évoque cette rébellion qu’au début de mai, d’après des nouvelles venues de Tanzanie. C’est seulement trois semaines plus tard que ces tueries sont décrites dans la presse, en même temps que les représailles anti-hutu qui s’étaient déchaînées depuis le début du mois. Nous n’étions pas à l’âge de l’Internet !

Nos enquêtes de 1999-2002 dans le Sud ont permis de clarifier le déroulement des faits. Dans la soirée du samedi 29 avril, des groupes armés venus de la région de Kigoma, en Tanzanie, attaquent les bourgades du sud du littoral du lac Tanganyika (Nyanza-Lac et Rumonge), massacrant systématiquement, à coup de machettes, des familles tutsi, s’en prenant aussi aux Hutu qui refusent de les suivre. Ils se présentent comme « Mulélé », selon le modèle des rébellions du Congo des années 1960. Ils repartent dès le mercredi 3 mai, mais ils ont été rejoints par des habitants de la plaine riveraine du lac, « l’Imbo ».

« Clarifier le déroulement des faits »



Les témoignages recueillis, livrés par des Hutu, des Tutsi et des Européens présents dans la région, concordent sur un point : ces rebelles voulaient « exterminer » les Tutsi en fonction de leur origine, disant que ceux-ci étaient des étrangers originaires d’Egypte, mais ils s’en prenaient aussi à toute personne aux traits physiques supposés tutsi. Ce mépris de la vie des Burundais, même hutu, reflète sans doute, soit l’origine étrangère d’une partie des rebelles, soit la situation particulière des habitants de l’Imbo qui se considéraient comme des Hutu plus purs que ceux des montagnes. C’est ainsi que ces massacres vont se poursuivre durant une semaine au Sud, vers Makamba et surtout sur les hauteurs de Vugizo. Notre enquête a montré aussi que ce mouvement, même s’il a recueilli l’adhésion d’habitants de l’Imbo n’a pas été spontané, pointant du doigt des réseaux commerciaux et politiques locaux et aussi le rôle de militants hutu installés à Dar-es-Salaam et à Kigoma, qui avaient fui le Burundi après les crises de 1965 et 1969, et qui étaient inspirés par une idéologie marxiste anti-impérialiste, et non plus, comme au Rwanda, par le courant démocrate-chrétien.

« Le rôle de militants hutu installés à Dar-es-Salaam et à Kigoma »



Par ailleurs des actions sporadiques sont mentionnées, notamment à Bujumbura dans la soirée du 29 avril. Au total, de source missionnaire, le nombre des victimes n’aurait que dépassé le millier. Mais, par-delà cette froide statistique, la panique en milieu tutsi, nourrie par le souvenir des situations analogues antérieures, au Burundi et au Rwanda, et par les récits d’horreurs qui filtreront dans les jours suivants, va faciliter l’exploitation, sans commune mesure, que vont en faire les promoteurs de la persécution des Hutu à travers tout le pays durant deux mois.

Jean-François DUPAQUIER : – Il est vrai que, malgré nos enquêtes, beaucoup d’interrogations subsistent cinquante ans plus tard concernant l’organisation de la rébellion initiale et ses responsables, une poignée de leaders politiques exilés en Tanzanie et qui, à notre connaissance, n’ont laissé aucune trace. La Commission Vérité et Réconciliation instaurée par le président Nkurunziza en 2018 semble avoir laissé de côté cette question.

AFRIKARABIA : – Une deuxième interrogation porte sur la nature du pouvoir qui, à Bujumbura, couvre ces tueries, alors que le gouvernement avait été renvoyé dès le 29 avril par le président Micombero.

Jean-Pierre CHRETIEN : Le pouvoir en place à Bujumbura à partir de la matinée du 29 avril se réduit au président Micombero, qui a dissous le gouvernement. Seul Artémon Simbananiye garde le portefeuille des Affaires étrangères (à partir du 12 mai). Or la grande purge des élites hutu qui a commencé à Bujumbura dès 30 avril avec des ministres et des hauts fonctionnaires hutu se répand très vite dans les provinces, placées sous des gouverneurs militaires. Le tableau livré par les enquêtes de 1999-2002 est celui de la multiplication d’arrestations suivies d’exécutions dans des contextes apparemment anarchiques, sous la houlette d’autorités très variées selon les communes : officiers de police judiciaire, administrateurs communaux, responsables locaux du parti Uprona et de ses organisations intégrées (notamment de la Jeunesse révolutionnaire Rwagasore), militaires, etc.

« La grande purge des élites hutu a commencé à Bujumbura dès le 30 avril »



Deux témoignages recueillis à Gitega sont significatifs : celui d’un ancien fonctionnaire tutsi : « En 1972 toute autorité administrative, du gouverneur au commissaire, du procureur au magistrat, du fonctionnaire au planton, tout le monde tuait » ; et celui d’un enseignant hutu rescapé : « Qui arrêtait les gens ? Cette tâche était confiée aux militaires, à l’administration provinciale, communale ou locale ; elle était confiées aux jeunes gens de la J.R.R. mais aussi à des comités locaux constitués par des gens choisis parmi les civils, fonctionnaires ou pas, mais aussi choisis parmi les gens de l’Eglise connus pour leur virulence ou pour leur esprit divisionniste ». A contrario quand des chefs d’établissement scolaire ont résisté aux provocations, leurs élèves ont été protégés (comme au Collège de Bujumbura, au séminaire de Kanyosha ou à l’Ecole normale de filles de Gitega).

D’une manière générale, tout se passe comme si, au sommet, une cellule dirigeante opaque couvrait une répression généralisée, capable de jouer de toutes les autorités. Les gens ne croyaient pas en un tel déchaînement : au début, Hutu et Tutsi combattaient ensemble les rebelles. Quand le président Micombero renvoie son gouvernement, il est dans une impasse, tant face aux menaces de la rébellion du Sud, qui, d’après plusieurs témoignages, semble bien avoir été éventée, mais aussi face à l’impopularité croissante de son entourage extrémiste depuis le procès des opposants tutsi en 1971. Sans tomber dans des délires conspirationnistes, nous avons observé, dans notre livre, que ce réseau extrémiste dit « groupe de Bururi », dont la tête pensante était Artémon Simbananiye, a trouvé l’occasion inespérée de neutraliser par la terreur toutes les oppositions.

Jean-François DUPAQUIER : – A ce niveau, on est dans le registre de « l’ordre par la voix ». Dans notre livre apparaissent des témoignages concordants sur le fonctionnement de ce pouvoir féroce et sans limites.

AFRIKARABIA : – A quel moment débute cette élimination massive de l’élite hutu ?

Jean-François DUPAQUIER : – A Bujumbura l’arrestation et l’extermination des « suspects » commence très vite. Dès le 30 avril pour les officiers hutu. Le lundi 1er mai, une rafle est organisée par les militaires à l’Université. Le père Tony Jurt, un prêtre européen de Mutumba, emprisonné entre le 2 et le 4 mai à Mpimba (le centre de détention de Bujumbura), a témoigné des premières exécutions en masse dans la prison. [1]

« Le lundi 1er mai une rafle est organisée par les militaires à l’Université »



Dans la capitale, les personnes arrêtées ont été regroupées dans cette prison et sont exterminées nuit après nuit. L’opération est bien organisée. J’ai vu les cortèges de camions de ramassage des ordures ménagères chargés de cadavres, passer vers 23 heures chaque soir à travers Bujumbura en direction des fosses communes creusées dans la plaine de la Ruzizi.

Jusqu’à la révolte des détenus le 21 mai, il y a des hésitations sur le sort à réserver aux élèves raflés à Gitega. Pas à Bujumbura. L’extermination quasi-systématique des élèves et étudiants hutu à partir de l’âge de 12 ou 13 ans, est peut-être l’aspect le plus atroce de la répression, celui qui convoque de la façon la plus pertinente le terme de « génocide », même si les jeunes filles de la même « ethnie » sont moins visées.

Des restes en cours d’exhumation. On comprend que l’homme a été jeté dans une fosse les coudes liés derrière le dos. La position générale du corps et la mâchoire ouverte semblent indiquer qu’il a été enterré vivant © CVR, Résumé du Rapport.

AFRIKARABIA : – Comment se passent les rafles la première semaine à Bujumbura ?

Jean-François DUPAQUIER : – Dès le 2 mai, le scénario est bien réglé. Un convoi de militaires arrive pendant les heures de travail avec une liste de personnes à arrêter. Les appelés se laissent guider vers les camions sans le moindre geste de résistance. Aussitôt le convoi parti, le travail reprend dans le bureau comme si de rien n’était. Comme si la société burundaise pratiquait immédiatement une consigne implicite de déni. Toute la semaine les administrations centrales sont successivement « purgées » d’un certain nombre de fonctionnaires hutu qui, à l’évidence, ont été identifiés par des collègues comme suspects ou indésirables.

« Par la suite, les fonctionnaires hutu encore en places ont été arrêtés individuellement »



Par la suite, les fonctionnaires hutu encore en place sont arrêtés individuellement car l’armée réserve ses moyens logistiques aux rafles d’une certaine importance. La liquidation des employés hutu du secteur privé est méthodique et aveugle, malgré le déficit de compétences que cette extermination entraîne dans un pays qui manque déjà cruellement de personnel qualifié.

Ensuite la mécanique se grippe et le gangstérisme trouve assez vite ses opportunités…

AFRIKARABIA : – Et dans les écoles ?

Jean-François DUPAQUIER : – Le signal est donné dès le lundi 1er mai à l’Université Officielle du Burundi (UOB) où quelque vingt étudiants sont arrêtés sur liste par les militaires.

Il faut d’abord préciser que l’identification des Hutu n’est pas toujours facile, surtout en milieu urbain. Au Burundi, l’idéologie officielle récuse toute forme « d’ethnisme ». Il n’y a pas de carte d’identité « ethnique » comme au Rwanda et beaucoup d’étudiants viennent de province. Des élèves tutsi révulsés par la répression m’ont raconté le processus de repérage des Hutu, comme je le relate dans notre livre. A l’UOB il y aura plusieurs rafles car l’appartenance « ethnique » de certains élèves doit faire l’objet d’investigations. Ce sont des comités de délateurs, essentiellement des élèves tutsi liés au « groupe de Bururi » – lequel détient l’essentiel du pouvoir militaire et politique – qui s’y attèlent. Des erreurs se glissent dans les listes. Pour y pallier, à Gitega on procède sans retenue au recensement ethnique des détenus mais on ne signale rien de tel à la prison de Bujumbura. D’où un certain nombre de Tutsi liquidés par inadvertance. A l’ENA, au moins un élève tutsi est ainsi raflé et liquidé parmi ses condisciples hutu.

« Le racisme sous-tend toute la tragédie »



La Commission Vérité et Réconciliation du Burundi a produit des témoignages sur le recours à des stéréotypes physiques hérités de la colonisation pour « identifier » des Hutu, preuve que le racisme sous-tend toute la tragédie.

AFRIKARABIA : Quelles ont été les positions internationales des puissances actives au Burundi depuis son indépendance : la Belgique, la France, mais aussi les Etats-Unis et l’URSS en cette période de Guerre froide ?

Jean-Pierre CHRETIEN : – L’ouverture des archives diplomatiques belges et françaises, trente ans après la crise, nous a permis de mieux cerner ces réactions. Le contraste est flagrant entre Bruxelles et Paris. Le 19 mai, le Premier ministre belge Gaston Eyskens stigmatise ce qui n’était pas une « lutte tribale », mais un « véritable génocide ». Il faisait ainsi écho à l’émotion des 250 coopérants belges. L’indignation n’était pas moindre chez les 130 coopérants français, mais le décalage resta permanent entre les réactions officielles des deux pays.

Pourtant le 24 mai, l’ambassadeur français lui-même envoie un long rapport accablant qui confirme les constats de son homologue belge : « Jusqu’à quand s’exercerait le génocide des Hutus à Bujumbura ? », écrit-il d’emblée. Plus loin il insiste : « il y a urgence… face à cette folie sanguinaire ». Il faut attendre le 31 mai pour que le gouvernement se dise « ému par les évènements ».

L’ambassadeur belge avait été appelé pour consultation à Bruxelles le 23 mai, l’ambassadeur français le 20 juin. Or fin mai, trois semaines après le début des tueries, la presse internationale, notamment belge, fait état de la réalité de ce qui se passe au Burundi. Mais la gestion de ce dossier à Paris relève, non du ministre des Affaires étrangères Maurice Schumann, mais du secrétaire aux Affaires africaines Jacques Foccart. Celui-ci reçoit Artémon Simbananiye le 19 juin. La réponse aux demandes de celui-ci semble avoir été attentiste, mais les archives sont peu bavardes sur l’aspect militaire. Elles montrent en tout cas un mélange d’opportunisme bienveillant, pour éviter, dit-on, que le Burundi ne bascule dans le giron chinois, et de cynisme sur la base d’une lecture ethniste de la situation.

AFRIKARABIA : Le Burundi était alors considéré comme faisant partie du « camp progressiste » et le Rwanda, au camp des impérialistes ?

Jean-Pierre CHRETIEN : – Dans le climat de Guerre froide, plus que jamais présent en Afrique, il ne fallait pas oublier les politiques de ses deux grands protagonistes, les Etats-Unis et l’URSS. Il aurait fallu travailler dans les fonds de la CIA et du KGB de l’époque. Nous en avons cependant trouvé des échos indirects. L’ambassadeur américain Melady a publié des souvenirs qui le montrent très proche de Micombero. De 1969 à 1972, son ambassade abrite un gros poisson de la CIA en Afrique, John Stockwell. Selon certains témoins, il entraînait au judo des officiers et jouait aux échecs avec eux ! Mais quelle était sa mission au Burundi ? L’énigmatique renvoi du gouvernement le 29 avril, faisant suite à la constitution, en octobre 1971, d’un Conseil suprême de la Révolution, composé d’officiers, ne traduit-il pas, chez Micombero, de plus en plus isolé, un projet de pouvoir militaire à la sud-américaine et qu’auraient soutenu les Etats-Unis, inquiets des contacts du Burundi avec le monde communiste ?

« Les politiques de ses deux grands protagonistes, les Etats-Unis et l’URSS, ne sont pas claires »



De ce côté-là de la géopolitique mondiale de l’époque, il y a aussi des interrogations. La Chine, en phase de rupture avec l’URSS et de rapprochement avec les Etats-Unis, apparaît comme proche du pouvoir de Bujumbura. Mais le rôle de l’URSS et de l’Europe de l’est dans la rébellion initiale, enracinée dans des camps de la « ligne de front » contre l’Afrique du sud en Tanzanie reste aussi une énigme.

Cela étant notre propos prioritaire a été et demeure le souci de comprendre les logiques proprement burundaises en œuvre dans la crise.

AFRIKARABIA : – Comment réagissent les coopérants occidentaux sur le terrain ?

Jean-François DUPAQUIER : – Comment décrire notre sentiment d’horreur et d’impuissance ? On s’attend aux rafles dans nos classes dont nous connaissons l’issue. Personnellement, j’interroge vainement le chef de projet israélien pour l’ENA, Haïm Globerson, et le conseiller culturel français, Jean-Jacques Fort, sur la conduite à tenir. Avec le directeur du Centre culturel, nous faisons signer une pétition exigeant que l’ambassadeur de France s’oppose aux rafles. Et nous organisons une filière d’exfiltration d’étudiants vers le Zaïre, avec quelques succès.

« Certains acteurs occidentaux ont pu victorieusement s’opposer aux rafles »



Certains acteurs occidentaux ont pu victorieusement s’opposer aux rafles : au Collège du Saint-Esprit, un pensionnat religieux dirigé par les Jésuites, ces derniers menacent de fermer l’établissement en cas de rafle. Aussi les collégiens sont préservés jusqu’à la fin de l’année scolaire. D’autres directeurs occidentaux d’internats font preuve, au contraire, d’une grande lâcheté…

Je crois que si les ambassadeurs de Belgique et de France avaient menacé de retirer leurs coopérants, ils auraient obtenu des résultats. Encore aurait-il fallu que Bruxelles et Paris le leur enjoignent

Les leaders présumés de la rébellion visant l’extermination des Tutsi du Burundi. © Jean-Pierre Chrétien et Jean-François Dupaquier, « Burundi 1972, au bord des génocides ».

AFRIKARABIA : Et le rôle de la France ?

Jean-François DUPAQUIER : – Depuis les débuts de la Cinquième République, Paris cherche à supplanter Bruxelles, aussi bien dans l’ancien territoire sous mandat du « Ruanda-Urundi », redevenu deux Etats après l’indépendance, qu’au Congo. Au Burundi, les principaux moyens de cette ambition sont l’assistance militaire et la coopération civile, tous deux étroitement contrôlés par Jacques Foccart.

Paris est très actif en matière de coopération militaire aérienne avec des aéronefs DC3 et des hélicoptères Alouette armés, pilotés par des Français et des Burundais formés par eux. Ces derniers ont même initié le président Micombero au pilotage d’hélicoptère. Il faut souligner que Paris veille à offrir des moyens équivalents au Rwanda voisin : avions, hélicoptères, pilotes, formateurs… jusqu’au génocide des Tutsi en 1994.

« Paris est très actif en matière de coopération militaire aérienne »



Dans les premiers jours des « événements » de 1972, les coopérants militaires français vont jouer un rôle décisif. La petite armée burundaise se trouvant vite à court de munitions, les Français effectuent des rotations aériennes pour aller en rechercher en Tanzanie. Quand aux pilotes d’hélicoptères, ils effectuent des mitraillages et des lâchers de grenades sur les villages conquis par la rébellion, ce qui provoque un sauve-qui-peut général. Je peux en témoigner car dans les bars de Bujumbura, les coopérants militaires français ne s’en cachaient pas…

AFRIKARABIA : Vous estimez que le rôle de la France a été décisif dans les massacres ?

Jean-François DUPAQUIER : – Dans la plus grande partie du Burundi, la répression se traduit par des arrestations sur listes, suivies d’exécutions, à l’instigation d’autorités locales et très vite d’acteurs autoproclamés. Paris n’y joue aucun rôle, du moins directement.

Il en va autrement dans la bande côtière du lac Tanganyika conquise par les rebelles entre le 29 avril et les premiers jours de mai 1972. Les autorités burundaises considèrent qu’entre la crête Congo-Nil, les villes côtière de Rumonge et Nyanza-Lac, les cités des contreforts montagneux du Sud de Makamba et Mabanda, les Tutsi ont été exterminés. Même si cette appréciation se révélera très exagérée, l’armée est chargée d’un « nettoyage » général. Les militaires y épuiseront en trois jours presque toutes leurs munitions.

Dans ce secteur prospère de pêche et d’exploitation de palmiers à huile, les habitants n’avaient d’autre alternative que la fuite pour ne pas être abattus. En réapprovisionnant en munitions les militaires burundais chargés de « tirs libres » dans cette zone très peuplée, la coopération militaire française porte une lourde responsabilité.

AFRIKARABIA : – Les massacres de Hutu au Burundi en 1972 sont souvent présentés en miroir avec les massacres de Tutsi au Rwanda en 1994. Que vaut la comparaison récurrente entre les « problèmes ethniques » de ces deux pays, présentés comme « siamois » ?

Jean-Pierre CHRETIEN : – Les ressemblances sociales et culturelles entre les deux pays, les « échanges » réciproques de réfugiés depuis le années 1960 et les propagandes antagonistes ont favorisée une mise en scène binaire, censée tout expliquer. On renvoie dos à dos, comme naturels, les crimes de chacune des deux « ethnies ». C’est ce qui rend si souvent difficile d’expliquer le parcours spécifique du Burundi à des observateurs polarisés sur le Rwanda. Au lieu de ce diptyque binaire et quasi intemporel, il faut suivre l’histoire de chacun de ces deux pays voisins, qui présentent autant de différences que d’analogies. La contextualisation initiale présentée dans notre livre de 2007 visait à cette clarification. Il s’agit plutôt de l’histoire d’une contagion entretenue par un mélange de peurs et d’ambitions politiques.

« Les ressemblances sociales et culturelles entre le Burundi et le Rwanda ont favorisé une mise en scène binaire »



Le tournant se situe en 1963-1965, avec d’abord des massacres de Tutsi au Rwanda, qui ont conduit alors beaucoup d’observateurs à parler de « génocide », et ensuite avec l’irruption de ce syndrome « à la rwandaise » en octobre 1965 en province de Muramvya, dans le prolongement d’un coup d’Etat mené par des militaires hutu à Bujumbura. Le Burundi s’est ensuite crispé sur des positions ethnistes, absentes à l’Indépendance, mais portées par les couches aisées de la société, comme le remarqua avec beaucoup de lucidité le ministre hutu de l’information Ndayahoze en 1968. Le pouvoir de Bujumbura fut de plus contrôlé par des extrémistes tutsi. C’est ainsi que l’idéologie raciale, qui s’était d’abord cristallisée au Rwanda, gagna le Burundi. Le pays tomba en 1972 dans le piège des représailles racistes. Les massacres de Hutu de 1972 furent un crime contre l’humanité, mais aussi une impardonnable faute politique, dont ce pays n’arrive que difficilement à s’extraire.

AFRIKARABIA : – L’enjeu de ce rapprochement réside aussi dans la qualification de ces massacres de masse. S’agit-il d’un « génocide », terme employé à l’époque par des observateurs et officialisé par le pouvoir actuel à Bujumbura ?

Jean-Pierre CHRETIEN : – On a vu que le gouvernement belge a parlé de « génocide » dès le 19 mai 1972. Les quotidiens belges et français également à partir des 21-25 mai. Cela répondait au constat du caractère massif des tueries, de leur déroulement arbitraire, loin du théâtre de la rébellion du Sud, et surtout à leur aspect systématique, puisqu’elles ciblaient partout les élites hutu. En ce qui me concerne, j’employais ce terme dès le 19 mai dans les colonnes de La Croix sous le pseudonyme de Bertrand Demeister, en fonction du courrier que je venais de recevoir de Bujumbura et dont j’ai parlé plus haut. Et au début de juin nous fumes plus d’une centaine d’anciens coopérants à diffuser une pétition protestant contre le silence de notre gouvernement face à un pays où on faisait disparaître plusieurs générations de cadres en quelques jours.

« Le gouvernement belge a parlé de “génocide” dès le 19 mai 1972 »



Dès cette époque, je faisais état de la complexité d’une situation qui pouvait laisser croire à un conflit « interethnique » aux yeux d’un public mal informé. Je parlais donc de « génocides ». Les massacres de Tutsi (y compris des femmes et des enfants) dans le Sud (que nous avons pu documenter dans nos enquêtes de 2001) s’inscrivaient aussi dans un racisme, celui que le Rwanda avait connu en 1964 et le Burundi découvert en octobre 1965. La chasse aux élites hutu en mai-juin 1972 révélait le recours à une même terreur raciste, même si, au passage, des Tutsi furent aussi liquidés, comme l’ancien ministre de l’Education Amédée Kabugugu. Le Burundi était confronté dès lors à deux extrémismes, fascinés par un racialisme partagé et par le recours à des tueries de masse. On retrouvera cette configuration entre 1993 et 2003.

AFRIKARABIA : Existe-t-il une estimation sérieuse du nombre de morts en 1972 ?

Jean-François DUPAQUIER : – En juillet-août 1972, falsifiant un laissez-passer, j’ai parcouru la zone que j’avais découverte grouillant de vie à Pâques. Comme je l’ai rapporté dans notre livre, elle était devenue un quasi-désert. En interrogeant les Pères Blancs qui animaient encore les missions et faisaient le compte de leurs paroissiens disparus, je suis parvenu à un total d’environ 80 000 personnes – chiffre donné aussi par Michel Micombero il me semble, lors de sa rencontre avec le journaliste français Jean-Loup Demigneux – liquidées par l’armée et plus de 100 000 ayant réussi à fuir, pour la plupart à pied vers la Tanzanie, une minorité ayant traversé le lac Tanganyika en pirogue vers le Zaïre.

« Environ 80 000 personnes tuées par l’armée entre Rumonge et Mabanda »



Dans le reste du Burundi, en m’appuyant sur le réseau de missionnaires et d’autres sources ponctuelles – en particulier le comptage des camions de cadavres à Bujumbura et Gitega –, j’ai estimé qu’au moins 40 000 personnes avaient été assassinées.

Ce dernier chiffre me semble confirmé par l’ouverture des charniers ces dernières années à l’initiative des autorités burundaises et notamment de la Commission Vérité et Réconciliation. Mais sur la bande côtière il n’y a guère de charniers. Les cadavres, éparpillés en grand nombre, ont été abandonnés aux charognards ou enterrés un par un là où ils étaient tombés, comme le montrent certaines photos aériennes. La dispersion des rescapés constituait un obstacle à une estimation démographique irrécusable.

AFRIKARABIA : – Pourtant dans votre livre, vous avez publié une estimation du nombre de morts à Bujumbura ?

Jean-François DUPAQUIER : – En partant du nombre de camions de cadavres recensé par des riverains français de la route de l’aéroport et du nombre de corps par camion, j’avais estimé à la mi-mai 1972 entre 3 600 et 5 400 le nombre de corps enterrés à Buterere, la sablière où avait été creusé le charnier (page 186 de notre livre). Je constate que la Commission Vérité et Réconciliation, qui a fait ouvrir le charnier et compter les crânes, conclut à des estimations comparables.

AFRIKARABIA : – La Commission Vérité et Réconciliation emploie les termes « crimes contre l’humanité » et « génocide ». Le terme n’est-il pas approprié après la liquidation de la quasi-totalité de l’élite hutu au Burundi en 1972 ?

Jean-François DUPAQUIER : – En 1972, à défaut d’employer le vocabulaire du droit humanitaire international, et d’abord par méconnaissance de la réalité, les rares médias occidentaux intéressés ont parfois repris la terminologie des autorités burundaises sur les « événements » du Burundi. Un peu comme on a longtemps parlé en France des « événements » d’Algérie.

Au Burundi, plusieurs années après, lorsque le déni ne sera plus possible, on parlera d’Ikiza (« la catastrophe »). Il me semble qu’en 1972, Jean-Pierre Chrétien a été le premier en France à employer le mot « génocide ».

En 2018, le président de la République Pierre Nkurunziza a institué une Commission Vérité et réconciliation (CVR) chargée d’enquêter sur la « catastrophe » [2]. Elle était supposée travailler sur le modèle de la commission sud-africaine du même nom, chargée par Nelson Mandela en 1995 de faire toute la lumière sur les crimes de l’Apartheid, afin d’y mettre un terme et d’apaiser les mémoires – ce qu’on appelle une « justice restaurative ».

« Au Burundi, plusieurs années après, lorsque le déni ne sera plus possible, on parlera d’Ikiza (“la catastrophe”) »



La CVR burundaise a entendu de très nombreux acteurs et témoins de l’époque. Elle a fait procéder à l’ouverture de charniers. Au terme d’un travail considérable, elle a rendu un rapport de plusieurs milliers de pages qui « reconnaît » un génocide contre les Hutus en 1972, comme l’espérait Nkurunziza. Le terme de génocide peut être discuté. Jean-Pierre Chrétien et moi l’avons utilisé avec prudence dans le titre de notre livre pour exprimer le fait qu’en 1972 les Burundais avaient frôlé deux génocides : l’extermination des Tutsi, si l’insurrection l’avait emporté, l’extermination de tout ou partie de la catégorie hutu si les autorités de Bujumbura n’avaient fini par reprendre le contrôle de la violence « ethnique ».

C’est la faiblesse du rapport de la CVR burundaise : elle aborde superficiellement le projet génocidaire des rebelles hutu qui se traduit par l’extermination de nombreux Tutsi dans la zone qu’ils contrôlent durant quelques jours. Il ne s’agit pas d’une banale « révolte rurale » comme le prétend un historien américain. Concernant les massacres de Tutsi, la CVR parle rapidement de « crimes contre l’humanité ». Elle ne fournit aucune précision sur le projet politique de cette « République de Vugizo » alors qu’elle avait accès à toutes les archives du Burundi[3].

AFRIKARABIA : Peut-on parler d’échec de la CVR ?

J’ignore les débats internes à la CVR, qui comportait parmi ses membres des personnalités estimées. Au regard des résultats de la commission instituée par Nelson Mandela dont elle s’inspire, son travail est incomplet, en quelque sorte pollué par le ressentiment de l’ancien président Nkurunziza et de ses proches, pour beaucoup d’entre eux des orphelins de 1972 incapables de tendre la main à leurs adversaires politiques et d’organiser l’apaisement des mémoires. La Commission a occulté l’élément déclencheur des massacres. Elle vise apparemment aujourd’hui à mobiliser les Burundais hutu sur des stéréotypes haineux, sur des manipulations historiques. L’exploitation du mot génocide à des fins politiques est choquante. Elle divise les mémoires dans un pays où l’ONU craignait encore un « risque de génocide » contre les Tutsi ces dernières années. Comme l’a formulé l’historien burundais Evariste Ngayimpenda, la phase de massacres qui a précédé l’Ikiza doit être mieux documentée. Il observe que « depuis près de cinquante ans, dans le conflit de mémoire burundais, chaque groupe ethnique revendique seul le monopole de la souffrance. Les institutions censées garantir la cohésion intercommunautaire obéissent à un même principe : une affiliation réelle ou camouflée au pouvoir ».

Propos recueillis par Christophe RIGAUD

[Notes :]



[1] Jean-Pierre Chrétien et Jean-François Dupaquier, Burundi 1972…, pp. 161-162.

[2] La Commission Vérité et réconciliation avait reçu du législateur la mission « d’enquêter et d’établir la vérité sur les violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commis durant la période allant du 26 février 1885 au 4 décembre 2008 (art. 6 de la Loi n°1/022 du 6 novembre 2018) ». La loi précisait que les enquêtes visaient notamment à : « Elucider les violations des droits politiques, civils, économiques et sociaux majeurs ; Etablir les responsabilités individuelles et celles des institutions étatiques, des personnes morales et des groupes privés ; Déterminer le rôle du colonisateur dans les violences cycliques qui ont endeuille le Burundi ; Déterminer la nature, les causes et l’étendue des violations précitées, y compris les antécédents, circonstances, facteurs, contextes, motifs et perspectives qui ont conduit à ces violations ; Identifier et cartographier les fosses communes et tout autre endroit d’enterrement non reconnu par la loi, prendre les mesures nécessaires à leur protection, procéder à l’exhumation éventuelle des corps aux fins d’un enterrement digne à intervenir après manifestation de la vérité ; Aménager un lieu de conservation des restes humains avant leur inhumation en dignité » (art. 6, alinéa 2).

[3] Voir notamment https://information.tv5monde.com/afrique/burundi-la-commission-verite-et-reconciliation-reconnait-un-genocide-controverse-contre-les

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