Fiche du document numéro 30848

Num
30848
Date
Lundi Avril 2019
Amj
Taille
258439
Titre
Le génocide des Tutsis du Rwanda, un crime avéré dont certains continuent à banaliser ou à nier l’évidence
Mot-clé
Cote
Témoigner. Entre histoire et mémoire, 128, 2019
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Témoigner. Entre histoire et mémoire

Revue pluridisciplinaire de la Fondation Auschwitz
128 | 2019

Kwibuka. 25 ans après, comment se souvenir du
génocide des Tutsis au Rwanda ?

Le génocide des Tutsis du Rwanda, un crime avéré
dont certains continuent à banaliser ou à nier
l’évidence

De genocide op de Tutsi van Rwanda, een erkende misdaad, maar men blijft de
waarheid bagatelliseren of ontkennen
Déogratias Mazina

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/temoigner/8218
DOI : 10.4000/temoigner.8218
ISSN : 2506-6390
Traduction(s) :
De genocide op de Tutsi van Rwanda, een erkende misdaad, maar men blijft de waarheid
bagatelliseren of ontkennen - URL : https://journals.openedition.org/temoigner/8243 [nl]
Éditeur
Éditions du Centre d'études et de documentation de l'ASBL Mémoire d'Auschwitz
Édition imprimée
Date de publication : 2 avril 2019
Pagination : 93-102
ISBN : 978-2-930953-090
ISSN : 2031-4183
Référence électronique
Déogratias Mazina, « Le génocide des Tutsis du Rwanda, un crime avéré dont certains continuent
à banaliser ou à nier l’évidence », Témoigner. Entre histoire et mémoire [En ligne], 128 | 2019, mis en ligne
le 30 mars 2022, consulté le 23 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/temoigner/8218 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/temoigner.8218

Tous droits réservés

KWIBUKA. 25 ANS APRÈS,
COMMENT SE SOUVENIR DU GÉNOCIDE DES TUTSIS AU RWANDA ?

Le génocide des Tutsis du Rwanda,
un crime avéré dont certains
continuent à banaliser
ou à nier l’évidence
ADéogratias Mazina
Président d’Ibuka Mémoire et
Justice (ASBL), 2016-2018

(1) Jugement du 16 juin 2006
[ICTR-98-44-AR73(C)].
(2) Résolution S/RES/935 du
1er juillet 1994 et S/RES/955 du
8 novembre 1994.
(3) Yves Ternon,
« Négationnisme. Règles
générales et cas particuliers », in
Katia Boustany, Daniel Dormoy
(dir.), Génocide(s), Bruxelles,
Bruylant, 1999, p. 143.
(4) Yves Ternon, Du
négationnisme : Mémoire et
tabou, Paris, Desclée de Brouwer,
1999.

UN GÉNOCIDE QUI N’EST PLUS À DÉMONTRER

Le génocide perpétré au Rwanda en 1994 contre les Tutsis est un fait qui
n’est plus à démontrer, il a été reconnu historiquement et juridiquement,
notamment par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR)1,
et par le Conseil de sécurité des Nations unies2.
Il n’y a pas de base pour qui que ce soit de nier qu’en 1994, il y a eu une
campagne de massacres de masse visant à éliminer, en tout ou tout au moins en
grande partie, la population tutsie du Rwanda. Ce qui s’est passé au Rwanda en 1994 illustre bien cette réalité.
Ajoutons aussi tous les actes de soumission intentionnelle des Tutsis à des conditions d’existence difficile longtemps avant 1994, les actes de marginalisation, de culpabilisation, de déshumanisation, d’exclusion de certains secteurs économiques et sociaux,
de destruction de leurs biens pour pouvoir effacer leur existence sans résistance.
Les viols commis illustrent aussi la volonté d’entraver une éventuelle reproduction ultérieure.
Bref une planification efficace et effective permettant une exécution et une réussite totale de ce génocide, contrairement à la théorie régulièrement avancée par
les négationnistes d’une colère populaire spontanée, provoquée par l’assassinat du
président Habyarimana, le 6 avril 1994.
DE LA NÉGATION DU GÉNOCIDE EN GÉNÉRAL

Le génocide étant le crime des crimes, il n’existe pas de génocide sans négation,
et « chaque génocide porte obligatoirement son négationnisme »3, nous dit Yves
Ternon, médecin, et historien, un des meilleurs spécialistes à l’heure actuelle, du phénomène génocidaire.

Le génocide des Tutsis ne déroge donc pas à cette règle, confirmant ainsi la thèse de Ternon comme quoi « la négation est tissée avec le génocide. » « En même temps qu’il prépare son crime, l’auteur du génocide met au point la dissimulation de ce crime. »4

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COMMENT SE SOUVENIR DU GÉNOCIDE DES TUTSIS AU RWANDA ?

Par ailleurs, comme l’indique Yves Ternon, le négationnisme d’un génocide est
une prolongation de celui-ci, David Gakunzi nous rappelle que : « Le négationnisme est l’une des violences humaines les plus meurtrières ; il prend le relais de la destruction des corps et pérennise le meurtre en s’attaquant au psyché, à l’âme. »5

DE LA NÉGATION DU GÉNOCIDE DES TUTSIS

(5) David Gakunzi, « Rwanda :
génocide et négationnisme », La
Règle du jeu, n° 62, décembre
2009. http://laregledujeu.
org/2009/12/13/608/rwandagenocide-et-negationnisme/,
consulté le 12 novembre 2018.
(6) Juridictions populaires mis
en place par le Rwanda en 2001,
pour pouvoir juger les auteurs
présumés du génocide qui étaient
trop nombreux pour être jugés
par les tribunaux classiques. Un
modèle inspiré par les anciens
tribunaux traditionnels de
règlement des conflits.
(7) Rapport de l’Organe National
de Poursuite Judiciaire entre
1995-2008, Kigali, 2008.
(8) Commission Nationale
de Lutte contre le génocide
(CNLG) : État de l’idéologie du
génocide au Rwanda1995-2015,
Kigali, 2016.

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En 2006, le TPIR a, en effet définitivement tranché tout débat sur la matérialité de ce génocide, en soulignant qu’il constituait désormais un fait de notoriété
publique dont l’existence, factuelle et juridique, n’est plus matière à contestation.
Cette décision a mis fin aux multiples tentatives des avocats de la défense des présumés génocidaires, qui jusque-là essayaient de le nier devant diverses juridictions.
Elle n’a toutefois pas stoppé le génie d’imagination criminelle des négationnistes
à travers le monde.
Les rescapés de ce génocide vivent donc cette réalité au jour le jour, à travers
des paroles, des images, des insultes, des articles sur internet et sur les réseaux
sociaux, des agressions verbales dans les écoles, dans les rues, les magasins, etc.,
quand ils ne sont pas victimes d’assassinats destinés à effacer toute trace compromettante, comme cela fût le cas au Rwanda il y a quelques années, au début
des procès Gacaca6.
Au Rwanda, le rapport de l’Organe National de Poursuite Judiciaire, rapporte
qu’entre 1995 et 2008, 156 rescapés du génocide composés de 79 hommes, 63 femmes
et 14 enfants ont été assassinés7, assassinats qui se multipliaient principalement à
l’approche de la période commémorative. Ce qui démontre que les génocidaires et
leurs familles faisaient tout pour échapper au procès devant les juridictions Gacaca
en faisant disparaître les témoins gênants, comme l’indique le rapport de la CNLG
de 20168.
Un article publié dans Le Soir du samedi 5 et dimanche 6 avril 2008 faisait état
du négationnisme du génocide des Tutsis qui sévit ouvertement en Belgique, une
sorte de dérives racistes et de discours haineux, sur le Web et dans les cafés. Le
journaliste du Soir Hugues Dorzée rapportait des propos du genre : « Ces chiens
de Tutsis n’ont rien compris, nous allons leur expliquer » […], ou du genre : « Tout
ça n’est que propagande, nos frères hutus condamnés injustement sont avant tout
des victimes » […]
« Année après année, des écrits visant à banaliser, justifier ou nier le génocide
commis par le régime Hutu Power polluent le Web. Des forums de discussion distillent la haine et l’hostilité. Des Tutsis craignent de franchir la porte de cafés bruxellois par peur d’être agressés au motif qu’ils sont tutsis. Un racisme odieux sévit dans
la rue et le métro. Des rescapés subissent vilenies et injures chargées d’histoire et
de sens (Inyenzi, « cancrelats », « cafards », « Le travail n’est pas terminé »…) Pire
encore : ces mêmes victimes, veuves ou orphelins, engagés dans un douloureux travail
de reconstruction, croisent en plein centre de Bruxelles, leur bourreau d’antan ou

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celui de leurs proches. Les uns, condamnés et libérés sous condition, vivant en exil
ou en fuite. Les autres jouissant d’une écœurante impunité… »9
Voilà pourquoi ces rescapés, et ça depuis plusieurs années, sont en quête d’une
pénalisation de ce délit qui, non seulement les empêche de faire leur deuil comme
il se doit, d’assurer une réelle reconstruction, mais aussi constitue un obstacle à la
préservation de la mémoire des victimes, et bloque toute perspective d’une éventuelle
réconciliation et d’une cohabitation pacifique.
Depuis 1995, il existe en Belgique une loi qui sanctionne la négation de la Shoah10,
et qui en principe devrait couvrir tous les autres génocides, du moins ceux reconnus
historiquement comme ceux contre les Tutsis et contre les Arméniens.
À travers la Décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 novembre 2008, un
droit européen a été élaboré pour combattre le racisme et la xénophobie, imposant
ainsi à tous les États membres de réprimer le négationnisme de génocides et d’autres
crimes de masse 11.

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Le génocide des Tutsis du
Rwanda, un crime avéré dont
certains continuent à banaliser
ou à nier l’évidence
(suite)

_ Théoneste Bagosora

Malgré tout, le négationnisme du génocide des Tutsis s’exhibe bel et bien et
prend plusieurs formes, pour différentes raisons, parfois semblables, ou difficilement identifiables. Elles sont parfois individuelles, ou bien institutionnelles. Ce
qui est évident et peu importe sa forme, c’est que ce négationnisme mérite une
condamnation de la part de toutes les personnes soucieuses de la paix et de la
mémoire de l’humanité.

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DOSSIER

LES DIFFÉRENTES FORMES DE NÉGATION DU GÉNOCIDE DES TUTSIS

S’agissant de la négation de ce génocide, les agissements prennent différentes formes comme celle d’une négation pure et simple, d’une minimisation, d’une banalisation, d’une justification (haine ancestrale ; colère spontanée, etc.), d’une accusation en miroir, renvoyant dos à dos les bourreaux et les victimes (tous victimes – tous coupables), inventent des théories d’un double génocide, quand il ne s’agit pas de théories d’un auto-génocide ou celle d’un complot destiné à créer un Empire Hima-Tutsi.

_ Ferdinand Nahimana

LA NÉGATION PURE ET SIMPLE

Autant en Belgique qu’au Rwanda, il existe peu ou presque pas de personnes qui affirment ouvertement que le génocide des Tutsis au Rwanda n’a pas eu lieu, et cela constitue une des singularités de la négation de ce génocide. Parmi les tenants du négationnisme pur et simple figurent les avocats de défense et certains autres négationnistes rwandais, dont la plupart sont d’ailleurs des auteurs de ce génocide comme le colonel Théoneste Bagosora (chef militaire pendant le génocide), et Ferdinand Nahimana (professeur d’Université, idéologue

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(9) jkanya.free/dorzee050408.
html, consulté le 11 mars 2019.
(10) http://www.ejustice.just.
fgov.be/cgi_loi/change_
lg.pl?language=fr&la=F&table_
name=loi&cn=1995032331
(11) https://eur-lex.europa.eu/
legal-content/FR/TXT/PDF/?uri
=CELEX:32008F0913&from=FR

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COMMENT SE SOUVENIR DU GÉNOCIDE DES TUTSIS AU RWANDA ?

DOSSIER

Le génocide des Tutsis du
Rwanda, un crime avéré dont
certains continuent à banaliser
ou à nier l’évidence
(suite)

du génocide), condamnés tous les deux par le TPIR et emprisonné actuellement à Bamako. Leur ligne de défense était en effet surprenante. Elle consistait à nier carrément l’existence de ce génocide, sous prétexte qu’il n’y avait pas eu ou presque pas de preuves écrites. Pour eux, il s’agit d’une invention de la propagande tutsie pour exclure les Hutus du pouvoir. Pire encore, avant son arrestation, interrogé par un journaliste, le colonel Bagosora a eu l’audace de réclamer qu’on amène les personnes qu’il a tuées pour qu’elles viennent témoigner contre lui 12.
JUSTIFICATION PAR LA PRÉSUPPOSÉE HAINE
ANCESTRALE ENTRE HUTUS ET TUTSIS

La « lente montée d’une idéologie raciale » repose sur des racines coloniales (début des années 1900). Une cohabitation pacifique existait avant, et si une distinction s’opérait, elle était plutôt professionnelle qu’ethnique. Les tenants de la négation du génocide anti-tutsi, pour justifier ce qui s’est passé en 1994 en évitant de préciser son caractère génocidaire invoquent l’argument de haine ancestrale entre Hutus et Tutsis, ce qui est sans fondement si on regarde de près cet aspect de l’histoire13. Avant la colonisation, il existait en fait un mythe fondateur du Rwanda qui postulait fraternité et consanguinité entre les trois composantes sociales du pays, à savoir hutue, tutsie et twas et ce mythe se voulait opératoire, sur la longue durée de l’ethnohistoire et de l’histoire du pays 14.

Or, certains négationnistes prétendent que les événements de 1994 se situent simplement dans une histoire de conflits ethniques classique en Afrique, de guerres et de haine, sans souligner le caractère proprement génocidaire des tueries perpétrées pendant le génocide, sa planification bien pensée et son exécution méthodique.

JUSTIFICATION EN TANT QU’ACTE D’AUTODÉFENSE

(12) https://www.youtube.com/
watch?v=tqDxz8v21fs.
(13) Jean Mukimbiri, « Pour une
déconstruction du négationnisme
du génocide anti Tutsi :
arguments et contre argument »,
in Faire face au négationnisme
du génocide des Tutsi, Josias
Semujanga, Jean-Luc Galabert
(dir.), Bruxelles, Izuba, 2013.
(14) Jean Mukimbiri, op. cit.
(15) Jean-Damascène Bizimana,
L’itinéraire du génocide, Bruxelles,
Izuba, 2014.

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On retrouve particulièrement à partir des années 1957-1959, un discours de haine raciale, qui par un mécanisme officiel de propagande développé par les autorités qui se sont succédé depuis 1959 jusqu’en 1994, amène progressivement l’ethnie (les Hutus), qui se dit majoritaire (80 % de la population) à accepter, pour le bien de sa survie, de systématiquement « mettre à mort » l’ethnie minoritaire (les Tutsis). Ici le génocide des Tutsis est déjà nié en tant que tel, car il s’agit d’un acte d’autodéfense et de survie d’un peuple menacé15. On retrouve aussi dans ce processus l’édification par le gouvernement en place, surtout pendant les années 1990, d’une organisation paramilitaire radicalisée (Interahamwe), en plus d’une implication des forces armées régulières dans les massacres, dans le but d’appliquer au mieux « la destruction totale de la population

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tutsie », comme le préconisait déjà en 1964, le président Grégoire Kayibanda, dans son discours, en réaction à l’attaque des réfugiés tutsis qui tentaient de revenir dans leur pays : Qui est génocide ? Posez-vous honnêtement la question et répondez-y du fond de votre conscience. Les Tutsis restés au pays qui ont peur d’une fureur populaire que font naître vos incursions sont-ils heureux de vos comportements ? […] À supposer par impossible que vous veniez à prendre Kigali d’assaut, comment mesurez-vous le chaos dont vous seriez les premières victimes ? Vous le dites entre vous : « Ce serait la fin totale et précipitée de la race tutsie. Qui est génocide ? » 16.

Ici aussi, aux yeux des négationnistes, l’acte apparaît comme une sorte d’autodéfense plutôt que de génocide 17.

NÉGATION PAR LE BIAIS DES DIVERSES APPELLATIONS

Escamotant le terme de « génocide », les tenants de la négation du génocide
anti-tutsi recourent, entres autres, à diverses appellations destinées à le nier, le
minimiser, le banaliser, ou simplement affirmer qu’il y a eu un double génocide.
Albert Camus nous apprend que « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » et « Ne pas nommer les choses, c’est nier notre humanité. »18
Cette dernière citation prend tout son sens quand il s’agit de nommer le génocide commis contre les Tutsis du Rwanda, auquel on attribue toute une série de
dénominations. La plupart d’entre elles sont saugrenues comme : « les massacres
populaires », « la guerre au Rwanda », « la guerre interethnique », « la guerre civile »
(en faisant allusion à l’attaque du FPR, au départ de l’extérieur du pays en 1990), etc.
D’autres sont plus ambigües et elles sont les plus nombreuses. Elles consistent à
ne pas nier clairement l’existence de ce génocide, mais elles évitent volontairement
de nommer ses victimes, ou ses bourreaux, afin de mieux soutenir la thèse du double
génocide, renvoyant dos à dos les victimes et leurs bourreaux. Il s’agit par exemple
des appellations du genre « génocide rwandais », « génocide au Rwanda », « génocide
de 1994 », sans mentionner clairement qui sont les victimes ni les bourreaux, comme
si c’est un autre peuple qui est venu massacrer les Rwandais. Or, on sait bien qu’un
génocide se qualifie normalement à partir de ses victimes et/ou de ses bourreaux
(génocide des Arméniens commis par le gouvernement Jeune-Turc, le génocide des
Juifs ou le génocide commis par le régime nazi).
Chez certaines personnes, cette omission est faite par ignorance du contexte,
ou par souci d’abréger les choses, mais souvent, elle est faite exprès, par souci
d’équilibrisme ou de neutralité (pour ne pas apparaître comme prenant partie de
l’une ou l’autre ethnie), ignorant qu’en matière de crime, il y a d’un côté la victime
qu’il faut protéger et soutenir, et de l’autre côté le bourreau qu’il faut condamner
et punir.

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(16) Rwanda carrefour d’Afrique
n° 31, Kigali, ministère des
Affaires étrangères, mars 1964.
(17) Jean-Damascène Bizimana,
op. cit.
(18) Albert Camus, Sur une
philosophie de l’expression
Œuvres complètes, vol. 1, p. 908,
Paris, Gallimard, 2006.

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Le génocide des Tutsis du
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ou à nier l’évidence
(suite)

D’autres le font exprès pour brouiller les pistes et dédouaner les auteurs de ce crime, alors qu’il a pourtant été perpétré au nom d’une ethnie (l’ethnie hutue), même si tous les Hutus ne sont pas des génocidaires. De telles appellations apparaissent donc aux yeux des rescapés comme une sorte de négationnisme, car il y a là une volonté de nier, de diluer, de minimiser, ou de relativiser ce qui leur est arrivé.

©Frédéric Crahay/Fondation Auschwitz

_ Stèle commémorative à
Woluwe-Saint-Pierre

Certaines personnes soutiennent que ce génocide n’a pas été planifié, sans pour autant le nier à proprement parler. D’autres affirment que le nombre de morts hutus est plus élevé que celui des Tutsis. Hormis la théorie de la projection d’un génocide contre les Hutus dont ils accusent les Tutsis pour justifier leurs massacres, beaucoup d’autres personnes avancent la thèse du double génocide, renvoyant dos à dos bourreaux et victimes. Cet argument du double génocide est le plus répandu. Il permet à toute une série de négationnistes de duper le public non informé. L’argument d’une accusation en miroir n’a d’ailleurs pas attendu la fin du génocide pour exister, il était déjà présent lors des préparatifs de celui-ci (les Tutsis ont un projet d’exterminer les Hutus), afin de convaincre les plus réticents à participer ou pour légitimer l’extermination des Tutsis en tant qu’acte d’auto-défense de la part des Hutus comme nous l’avons montré plus haut.

© Droits réservés

ACCUSATION EN MIROIR

_ Plaque commémorative à
Woluwe-Saint-Pierre

Différents groupes organisent régulièrement leurs cérémonies commémoratives le 6 avril avec un recueillement à la stèle érigée en 2004 par le ministère des
Affaires étrangères à Woluwe-Saint-Pierre, en collaboration avec cette commune
et l’Ambassade du Rwanda en Belgique.
Ce monument qui au départ était destiné à rendre hommage aux victimes du
génocide des Tutsis de 1994 est devenu un lieu de discorde à cause du texte ambigu
inscrit sur la plaque commémorative, à savoir : « En mémoire des victimes du
génocide – Rwanda 1994 ». Cette inscription a donc pendant longtemps nourri la
thèse négationniste du double génocide. Profitant de cette inscription ambigüe, les
membres d’ASBL où cette thèse est véhiculée y organisaient des manifestations qualifiées de « commémorations de toutes les victimes du génocide rwandais » (Hutus et
Tutsis), car pour eux tous les Rwandais ont été victimes du génocide, celui commis
par les Hutus et celui commis par les Tutsis.
Heureusement, depuis l’adoption d’une appellation correcte par l’Assemblée
générale des Nations unies19, ladite inscription a été corrigée pour correspondre
à la nouvelle qualification adoptée par les Nations unies (génocide commis contre
les Tutsis), et le lieu est régulièrement interdit aux groupes négationnistes (via des
arrêtés de la commune).
LA THÉORIE DU COMPLOT DE COLONISATION
DE L’AFRIQUE CENTRALE PAR LES TUTSIS

Dans la note rédigée le 17 août 1998 à l’intention de la Mission d’information sur le Rwanda de l’Assemblée nationale française, Jean-Pierre Chrétien explique que circule dans certains cercles politiques et médiatique, la théorie de la création de « l’empire Hima-Tutsi », qui serait à la base de la guerre du Front patriotique rwan-

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(19) S/RES/2150, 2014.

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Le génocide des Tutsis du
Rwanda, un crime avéré dont
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ou à nier l’évidence
(suite)

dais (FPR), en Ouganda, au Rwanda, au Congo, au Burundi, avec le but de s’étendre sur toute l’Afrique. Dans un document de dix pages Jean-Pierre Chrétien explique la naissance de cette théorie et sa place dans la campagne médiatique par le journal Kangura et La Radio Télévision Libre des Milles Collines (RTLM). « Tout serait dû à un plan de domination de l’Afrique centrale par les Tutsi-Hima. Tout s’expliquerait par l’ambition et la malignité de ce peuple diabolique. Le livre récent de Bernard Debré, Le retour du Mwami, s’inscrit tout à fait dans cette vision. » Cette dénonciation du plan tutsi visait à conscientiser et mobiliser tous les Hutus autour des thèses du Hutu Power : « Que les peuples bantous en général et hutu en particulier prennent conscience de l’imminence de leur humiliation par les HimaTutsi et fassent tout ce qui est en leur pouvoir et savoir pour garder la tête haute. »
L’appel d’un journaliste était exactement formulé dans ces termes : Peuples bantous du monde entier unissez-vous : Il existe un plan diabolique mis au point par l’ethnie tutsie et ses apparentés et visant l’extermination systématique des populations bantoues ainsi que l’extension de l’empire nilotique, de l’Éthiopie du Nord-ouest et de Douala aux affluents du Nil et à l’embouchure de Djouba, du Gabon au Lesotho en passant par les vastes cuvettes du Kongo, les fossés tectoniques de la Tanzanie, les hauts massifs du Kenya, le littoral du Cap et la chaîne de Drakensberg. Cette croisade a déjà fait du chemin dans le Kivu, en Uganda du Hima Museveni et surtout au Burundi...20
Cet appel a été relayé par la RTLM pour cautionner le génocide en cours et dès
le lendemain du génocide, la propagande négationniste a enfourché le même slogan,
sous la rubrique : ce n’était pas un génocide, mais une guerre des Hutus contre les
Tutsis, voire même des Bantous contre les Hamites pour empêcher la colonisation
de l’Afrique centrale par les Tutsis.
Force est de constater qu’on retrouve même actuellement des échos de cette
idéologie dans certains pays d’Afrique proches du Rwanda, comme au Burundi, ou
en RDC.
IL EST TEMPS DE LÉGIFÉRER CONTRE CE NÉGATIONNISME

(20) http://francegenocidetutsi.
org/ChretienEmpireHima1998.
pdf., consulté le 12 novembre
2018.

100

La pénalisation de la négation du génocide commis au Rwanda contre les Tutsis
en 1994 reste absente de la législation belge, en dépit des diverses quêtes et sollicitations de la part des rescapés, et en dépit des différentes propositions de loi de
certains députés, notamment celle déposée en 2015 par Olivier Maingain (DéFi), ou
celle en cours d’examen à la Chambre des représentants, déposée par Gilles Foret,
Député MR au Parlement fédéral belge.
Plusieurs conférences ont été également organisées, pour débattre de la problématique posée. La dernière en date a été organisée par l’association IBUKA Mémoire
et Justice le 26 mars 2018 au Parlement européen, avec comme titre : « Pénalisation

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de la négation du génocide des Tutsis : Obstacle à la libre expression et à l’écriture
de l’histoire ? »
À l’issue de chacune des interventions, le constat était unanime. La négation du
génocide anti-tutsi existe bel et bien, sa pénalisation est une nécessité, et celle-ci ne
devrait en aucun cas être un obstacle à la libre expression ou l’écriture de l’histoire
comme le prétendent certaines personnes. Une telle pénalisation consisterait plutôt
à limiter légalement, la liberté d’inciter à la haine raciale et à la violence. Il s’agirait
d’une interdiction légale de la discrimination raciale.
Force est de préciser que ce qui est poursuivi pénalement dans le cas de la négation d’un génocide n’est pas la différence d’opinions, mais plutôt le comportement
délinquant d’un individu qui, sous la couverture d’une liberté d’expression, serait
tenté d’inciter au génocide. Ce qui est ici puni est l’abus de l’exercice de la liberté
d’expression, qui pourrait porter atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers.
Si elle venait à voir le jour, une telle loi permettrait de mettre un terme aux
élucubrations, aux spéculations et aux manipulations sur le génocide des Tutsis,
tant ces dernières sont devenues monnaie courante.
Sur un autre plan, l’apaisement et la reconstruction des victimes d’un génocide
est une condition sine qua non, pour une vraie réconciliation. Celle-ci doit passer par
la protection des acquis en matière de reconnaissance, pour éviter toute manipulation ayant pour but d’occulter la connaissance scientifiquement élaborée du passé.
Il est donc grand temps de mettre en place une loi juridiquement et socialement
bétonnée, permettant de colmater les lignes de fracture identifiées par Geoffrey
Grandjean dans son étude sur la répression du négationnisme en Belgique21.
Cette étude se base, d’une part, sur un travail d’analyse des travaux parlementaires et, d’autre part, sur une série d’entretiens avec des acteurs clés du dossier.
Cette approche permet d’aboutir à une présentation analytique du problème, dans
une dialectique entre le présent et le passé, où la place de l’histoire dans le monde
politique est interrogée.
Grandjean souligne que pendant ces dernières années, beaucoup d’éléments
ont évolué en matière de répression du négationnisme. Il annonce que si la loi du
23 mars 1995 a pu être adoptée après quelques discussions parlementaires, il n’en est
pas de même pour son élargissement. Un blocage caractérise actuellement la situation.
Il évoque plusieurs raisons à cela, notamment le nombre d’acteurs du système
politique qui a augmenté, le rôle des médias et l’émergence de nouveaux acteurs
médiatiques qui ont été mis en avant, produisant un « effet domino ».
Nous soulignons ici que le rôle de certaines associations a été déterminant et
que plusieurs intellectuels ont souhaité se manifester.
Ainsi trois lignes de fracture ont caractérisé les débats :
• La première question fondamentale qui se pose est de savoir si un pouvoir
législatif ou judiciaire peut intervenir dans la discipline historique ;

Testimony Between History and Memory – n°128 / April 2019

(21) Geoffrey Grandjean, La
répression du négationnisme en
Belgique : de la réussite législative
au blocage politique, Droit et
société, n° 77, (2011/1), Paris,
Librairie générale de Droit et de
Jurisprudence, p. 137-160.

101

DOSSIER

Le génocide des Tutsis du
Rwanda, un crime avéré dont
certains continuent à banaliser
ou à nier l’évidence
(suite)

• La deuxième a trait aux limitations apportées aux libertés fondamentales et
plus particulièrement à la liberté d’expression ;
• Enfin, c’est le rôle de la diplomatie qui est mis en balance. Un accord n’a
toujours pas été trouvé.
Finalement, ce sont aussi les attitudes de certains élus face à leur électorat qui
n’ont pas arrangé la situation. On est donc passé d’un système de décision classique
à un système qui s’est complexifié par son ouverture.
EN CONCLUSION

Le négationnisme du génocide des Tutsis est une réalité en Belgique et sa pénalisation est une nécessité. L’extension de la loi de 1995 pénalisant le négationnisme
de la Shoah au génocide des Tutsis et aux autres génocides reconnus par la communauté internationale est une nécessité juridique et pas seulement politique, car
elle fait partie intégrante des actions de prévention du génocide et de tout autre
acte de crime contre l’humanité, leur négation, leur révision ou leur banalisation.
La répression de la négation des trois grands génocides du XXe siècle est aussi
une obligation internationale et une contribution à la paix et à la sécurité mondiale,
en vertu de la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies en ce qui concerne
la prévention des génocides. Le Royaume de Belgique est aussi concerné par cette
résolution, et devrait non seulement la mettre en application pour ce qui concerne le
génocide des Tutsis, mais aussi pour ce qui concerne les autres génocides reconnus
par la communauté internationale.
Cette démarche ne doit pas être uniquement symbolique, elle doit s’inscrire dans
une logique réelle et réaliste, dont l’objectif serait d’empêcher toute réhabilitation
ou importation en Belgique d’une logique génocidaire portant atteinte à la mémoire
des victimes, non seulement du génocide des Tutsis, mais aussi celles des Arméniens
et des Juifs, ainsi que de leurs descendants.
Cette pénalisation pourrait servir de leçon à la future génération, surtout en
matière de prévention contre l’intolérance, la haine et la violence. Elle constituerait
une base d’apprentissage citoyenne au respect de toute vie humaine, quelle qu’en
soit la différence.
La négation d’un génocide est la négation même de notre humanité et le combat
contre ce mal est un devoir de conscience, d’humanité et de respect aux morts. La
guerre, le génocide et autres crimes contre l’humanité prennent naissance dans
l’esprit des hommes, nous apprend l’UNESCO. C’est dans l’esprit des hommes que
doivent être édifiées les mécanismes de défense de la paix et du respect de l’autre,
par l’éducation, par la science, par l’information, et pourquoi pas, par la loi. ❚

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Témoigner. Entre histoire et mémoire – n°128 / Avril 2019

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