Fiche du document numéro 311

Num
311
Date
Samedi 10 avril 1999
Amj
Taille
187588
Titre
La question de l'ethnisme au Rwanda
Source
Type
Langue
FR
Citation
La question de l’ethnisme au Rwanda.
Marcel Kabanda
(transcription d’une cassette audio)
Strasbourg
10 avril 1999
Mon propos tourne autour d’une question, c’est la question de l’ethnisme, surtout la fascination de
l’ethnisme, la manière par laquelle l’élite française, je dirais même l’élite occidentale est fascinée par
l’ethnisme et les conséquences que cela a sur la société rwandaise, celles que cela a eu sur le génocide et
les conséquences que cela a aujourd’hui sur l’effort de reconstruction du pays et, par rapport à la question
traitée tout à l’heure, celle de la réconciliation.
Je reviendrai certainement sur ce qui a été dit hier soir et ce matin mais sous un point de vue, celui
de l’ethnisme car il joue un rôle, on le voit dans le rapport de la Mission dont on vous a parlé peut-être
hier soir. On le voit aujourd’hui au Rwanda dans tout ce que l’on fait, que ce soit en matière de justice,
on le voit apparaître, cet ethnisme, et compliquer les choses dès qu’il s’agit de parler de la nature du
nouveau régime à mettre en place au Rwanda. Je reviendrai sur tout ce qui a été dit, en insistant sur un
point, celui de l’ethnisme.
Il y a deux jours, lors de la célébration de la 5ème commémoration du génocide au Rwanda à Paris,
François-Xavier Verschave nous disait ceci et je paraphrase à peu près, il disait : « le succès du génocide au
Rwanda s’explique par deux choses, il y a eu d’un côté la détermination du groupe, du groupe instigateur
du génocide, mais de l’autre l’adhésion formidable de la population civile à ce projet d’extermination des
Tutsi ».
Dans tous les rapports d’African Rights (je ne sais pas si vous connaissez cette association qui est
basée à Londres et qui a fait un travail remarquable sur le génocide), ce qui apparaît effectivement, c’est
l’action de ces foules, de femmes, d’enfants, d’adolescents, qui encerclent les refuges que sont les églises,
les écoles, et qui, après le passage des milices, vérifient parmi les corps déchiquetés par les grenades et
les machettes, s’il y a encore des vivants et qui se chargent de... de les achever. Donc il a fallu, qu’une
part importante de la population civile se charge de l’exécution d’un projet qui n’était certes pas le leur,
parce qu’il aurait fallu beaucoup plus de temps et de moyens au cerveaux de la gendarmerie et de l’armée
pour tuer tous les Tutsi tel que cela a été sur toutes les collines du Rwanda en prenant soin de ne laisser
même pas les enfants. Parce que vous imaginez que, si un corps de police arrive sur une colline, il lui est
impossible de savoir qui est Tutsi, impossible de savoir parmi les enfants qui jouent qui est Tutsi. Donc il
a fallu une adhésion de la population civile, il a fallu que cette adhésion soit effective et que ces hommes
et ces femmes se mettent « à l’ouvrage ».
François-Xavier disait que cette mobilisation et cette adhésion s’expliquent par deux éléments qui sont
la haine et la peur. J’insisterai davantage sur la haine. Sur la peur, je suis moins certain de ce que cela
veut dire. Car je dis de qui avaient-ils peur ? Peut-être que les gens, l’armée, les agents de l’administration,
pouvaient avoir peur de la force que constitue le FPR, mais je me demande si dans les campagnes on
pouvait avoir peur des bébés, des vieilles femmes.
Mais par contre la haine, on voit comment elle fonctionne. La haine, on la voit fonctionner, on la voit,
elle fait partie de la propagande qui a présidé et qui a précédé le génocide pendant les quatre années de
90 à 94. Ça a été démontré, je n’y reviendrai pas ici, dans un livre, dans un ouvrage collectif, Les médias
du génocide, comment la campagne pour le génocide est autour de la haine. La haine du Tutsi considéré
comme un serpent, comme un homme dangereux, comme un étranger, comme quelqu’un dont il faut se
débarrasser sinon la société ne peut plus exister. Cette haine qui est distillée au jour le jour, qui explique
que, après, tout le monde adhère à cette idée qu’il faut les tuer, parce qu’on les a tellement diabolisés,
tellement considérés comme des serpents, qu’on ne voit plus pourquoi les laisser en vie.

Alors la question qu’on se pose c’est que, dans la mesure où cela était connu, que cette haine, que cette
campagne se faisait au grand jour, tout le monde était au courant, comment ça se fait que personne n’a
essayé de faire échec à cela ? C’est cela qui m’inspire cette idée d’une certaine fascination de l’ethnisme
parce que, en fait, même ceux qui écoutaient ce discours s’y sont laissés prendre, ont fait de ce discours
le leur.
En fait le projet du génocide n’est pas caché. On le voit dans le rapport de la Mission, l’ancien
ambassadeur de France à Kigali dit clairement qu’en 90, un colonel de l’armée lui dit, effectivement, on
profitera de l’attaque du FPR, comme prétexte pour exterminer les Tutsis. Donc il le sait, il le sait, mais
cela ne le dérange pas. Il le sait parce que, outre cette confidence qu’il nous fait, en novembre 90, la voix
des extrémistes hutu, le journal Kangura, publie les Dix commandements du Hutu dans lesquels on voit
très bien ce qui est envisagé pour le traitement qui est réservé pour les Tutsi et, en page de couverture, il
y a une belle photo de François Mitterrand avec, en dessous, Le véritable ami du Rwanda. Donc le projet
n’est pas caché, il est clair, il est clairement indiqué. Et contre cela, personne n’a réagi. Et si personne
n’a réagi, c’est parce que, au fond, on trouve quelque part que c’est normal et c’est cela qui me pose
vraiment problème.
Tout à l’heure, José Kagabo a parlé de Pierre Erny. Oui, il parle de Tutsi et de Hutu comme des...
il a de ces stéréotypes, les Tutsi intelligents, très ambitieux, mais aussi très méchants, du Hutu qui est
gentil et qui fait partie d’une population qui est la masse, qui est la population majoritaire, qui est le
peuple naturel et qui se trouve en danger face à ces méchants Tutsi. Et bien cette image là, elle circule
dans beaucoup de têtes et nulle part on la met en cause. Dans le rapport de la Mission, Paul Dijoud dit
clairement qu’au fond le génocide, c’est la faute à ces Tutsi qui sont un peuple intelligent venu d’ailleurs
et qui s’est implanté en Afrique de l’Est, il le dit en 99, il trouve que ça peut se dire, c’est ça qui me pose,
qui devrait poser problème.
Cette fascination de l’élite intellectuelle, au fond, elle ne date pas de 90 ou de 94, elle date pratiquement
du début du siècle, lorsque les premiers européens qui arrivent au Rwanda commencent à identifier les
différents groupes et qu’ils identifient ces Tutsi en situant leur origine, pour eux, ce sont pratiquement
des blancs à peau noire, qui sont aussi intelligents que, euh, pas aussi intelligents que le blanc, mais enfin,
plus intelligents que le nègre, cela, ils le mettent par écrit et, au fond, c’est ce qu’on reproduit aujourd’hui
encore.
L’ambassadeur que j’ai cité tout à l’heure, Martres, n’a pas peur de dire en 94, oh les Hutu, vous
savez, ce ne sont pas des guerriers, ils sont plus prompts au massacre qu’à des combats ouverts. Donc
c’est quelque chose qui passe, qui est passé des premiers européens et qui, aujourd’hui, subsiste toujours
dans la pensée et dans la vision de l’élite occidentale dès qu’elle aborde le Rwanda et la société rwandaise.
Cet aveuglement face à l’ethnisme et à ses conséquences a fait que, tout en sachant ce qu’était le
projet de la CDR... parce que la France dit souvent que, un de ses actes majeurs a été de promouvoir la
signature des accords de paix d’Arusha. Mais le représentant de la France à Arusha dit clairement que
la mission qui lui était confiée était de faire en sorte que la CDR participe à ce gouvernement. La CDR,
je le rappelle pour ceux qui ne savent pas, c’est ce parti qui s’appelait la Coalition pour la Défense de
la République, c’est elle qui sera pratiquement le fer de lance de ce qu’on appelle le hutu power en 93 et
94. Et bien la mission qui est confiée au représentant de la France aux négociations d’Arusha c’est de
faire en sorte que cette mouvance là participe au gouvernement. C’est comme si aujourd’hui, au fond, on
disait que, pour qu’il y ait la paix sociale en France, il faudrait que le Front National arrive au pouvoir.
Je vous laisse deviner ce que penseraient les français, ou ce que vous penseriez vous, ici. Ou alors dire,
parce que ce parti existe, parce qu’il serait dangereux s’il n’était pas contrôlé, alors il faut le faire accéder
au pouvoir.
Mais on ne peut pas dire « l’ethnisme c’est mauvais ». L’ethnisme est condamnable. Il y a des lois qui
interdisent la haine raciale. Il y a des lois qui interdisent l’incitation à la haine. Et bien ces lois, si elles
peuvent s’appliquer et si manifestement elles ne peuvent pas s’appliquer à l’Afrique. Elles n’étaient pas
manifestement applicables au Rwanda.
Alors je me pose la question : est-ce que cette fascination, est-ce qu’il n’y a pas une vision raciste du
monde ? En fait, ce qui est bon ici, là-bas, on ne le mérite pas. C’est un racisme qui est dirigé pas seulement
contre les Tutsi, mais qui est dirigé contre l’ensemble de la société rwandaise. Alors la conséquence de
cette fascination, la conséquence de cet aveuglement devant le danger, a été en 94 le génocide. Mais
dans la mesure où cette fascination dure, l’autre conséquence est que ça complique drôlement l’effort de

reconstruction du Rwanda. Dans son effort de reconstruction, on a parlé tout à l’heure de la réconciliation.
Oui, un des projets du gouvernement du Rwanda, c’est la réconciliation, bien entendu, même si il est
difficile de définir un calendrier, mais il faut arriver à la réconciliation. Il faut arriver à faire en sorte que
les enfants aillent à l’école sans que les parents aient peur de savoir si les enfants vont rentrer, il faut
arriver à une situation telle que les gens qui se rencontrent dans la rue ne s’évitent pas, qu’ils puissent
prendre le même bus, le même train, le même car, sans se méfier les uns des autres. Sinon la société ne
peut pas subsister.
Quand tout à l’heure on a parlé de la spécificité du génocide rwandais qui est le gigantisme, la
rapidité dans laquelle il s’est fait, mais il faut aussi voir, il y a aussi cette proximité entre les victimes ou
les familles des victimes et les bourreaux et leurs familles. C’est à dire que les victimes du génocide du
Rwanda ne peuvent pas être extraites du Rwanda, elles doivent vivre au Rwanda. Les bourreaux aussi et
leurs familles doivent vivre. C’est une difficulté supplémentaire. Je ne sais pas si on s’imagine la difficulté
que cela constitue pour un Etat qui sait que, entre autre, parmi ses responsabilités, il y aussi celle de
faire régner l’ordre, faire régner l’ordre entre les gens, qui savent ce qui s’est passé. Car même si le voisin,
même si une famille sait que ce n’est pas le voisin qui a tué son enfant, elle sait que le voisin, qui n’a pas
tué son enfant, était en train de tuer ailleurs. Le génocide s’est fait en plein jour, ça ne s’est pas passé
la nuit. Donc ils ont tout vu, ils savent tout et maintenant, ils doivent coexister. Ce qui fait que, c’est
vrai que, le projet, c’est peut-être pour ça que Kagabo s’est appesanti sur la réconciliation, il n’a pas
parlé du problème des femmes, etc, un des projets, un des grands projets, c’est la réconciliation. Sans la
réconciliation, il n’y aura pas de société, pas de développement. Mais cette réconciliation, pour la faire,
cette réconciliation, pour la réussir, il faut déconstruire cet ethnisme, cette différentiation, ce qui s’est
mis en place depuis le début du siècle, qui s’est fixé et qui, aujourd’hui, en fait, est devenu quelque chose,
un obstacle, dans la mesure où, nous avons toujours dit, il n’y a pas d’ethnie au Rwanda.
Quelqu’un a parlé de concepts tout à l’heure. Peut-être qu’on y reviendra, c’est quoi un Hutu, c’est
quoi un Tutsi. Mais aujourd’hui il y a des gens qui se sentent, tu ne peux plus leur dire qu’ils ne sont
pas Tutsi, parce que pour eux, qu’est ce que ça signifie Tutsi, qu’est ce que ça signifie Hutu. Pour eux
globalement les Tutsi sont des victimes, les Hutu sont des bourreaux. De façon globale, je ne généralise
pas, mais il y a ces perceptions là. Et à partir de là, si on ne déconstruit pas cet ethnisme là, il ne peut
y avoir de réconciliation. La première chose à faire, c’est de la déconstruire.
L’acte politique posé récemment par le nouveau régime, ça a été de supprimer la mention ethnique
sur les cartes d’identité. Ça a été suivi de railleries en disant, qu’est-ce que ça change Tutsi, Hutu, les
gens savent ce qu’ils sont. Mais, c’est une manière politique de dire ce qu’on veut. Après, ça peut marcher
ou ne pas marcher mais, il faut quand même indiquer le cap. C’est une façon d’affirmer la supériorité du
caractère citoyen, de la citoyenneté sur les appartenances ethniques. Ça a été de supprimer cette carte.
Cette mesure, cette démarche n’est pas la première historiquement parlant, je me rappelle que, d’après
des recherches que j’avais faites par ailleurs, que en 58, lorsque la question hutu-tutsi avaient commencé à
se poser, en 1958 donc, le roi Mutara et ses chefs ont demandé à l’administration tutélaire de supprimer
ces distinctions, ces dénominations. Parce que ça divisait les Rwandais. Et la réponse de l’administration
a été négative. L’argument étant que les Hutu ont été privés de tout, on ne va pas les priver de la
seule façon de se compter. Donc il y a eu déjà une tentative qui a échoué pour des raisons que je viens
d’indiquer.
L’autre difficulté aujourd’hui, parce qu’aujourd’hui on dirait que c’est plus facile, parce que cette foisci, il y a un gouvernement autonome qui peut décider de la manière de définir l’état-civil des citoyens.
Simplement, comme je le disais tout à l’heure, il faut savoir qu’une fois ces dénominations supprimées,
les distinctions qui les impliquent ne disparaissent pas forcément. Parce que, qu’est-ce qu’on fait de la
mémoire des gens, disons des mémoires - parce que, au fond, chacun a la sienne- qu’est-ce qu’on fait des
mémoires ? Les gens qui ont souffert de l’exclusion, qui ont souffert de l’exil, les orphelins, les veuves, etc,
ne peuvent pas oublier qu’ils ont été ce qu’ils sont, à cause du fait qu’ils étaient appelés comme ça. Cela
veut dire qu’au fond, cela ne s’oublie pas facilement. Ça c’est du côté des victimes.
Du côté des bourreaux, cela n’est pas aussi simple parce qu’il y a une stratégie, une stratégie qui a
fonctionné pendant le génocide et, comme je l’ai rappelé, qui a consisté à concevoir un génocide et à le faire
faire par d’autres. En disant nous défendons l’identité Hutu. Cette stratégie ne peut pas être abandonnée
aujourd’hui car elle a donné des résultats. Le premier résultat, ça a été un génocide, le deuxième résultat
c’est que ça fonctionne comme une forêt dans laquelle les criminels peuvent se cacher. Donc il faut

maintenir cette identité ethnique parce que, comme ça, ça permet de ne pas individualiser, ça permet
de dissoudre les responsabilités dans le groupe. On dit ce sont les Hutus qui sont globalement diabolisés
alors que ce sont les individus que l’on veut traduire en justice. Ce qui veut dire que l’administration
peut toujours supprimer les mentions ethniques mais les différents groupes, de façon stratégique, vont
essayer, ne vont pas très vite abandonner, les distinctions qui sont celles des Hutu et des Tutsi. Ça n’est
pas simple.
Mais l’autre difficulté vient du discours ou du regard de l’étranger sur le Rwanda. Oui, le Rwanda
c’est un petit pays, c’est un pays pauvre, il vit de ce qu’il produit, mais il vit aussi un peu du regard
qu’on porte sur lui. Ce qui fait qu’on l’aide, financièrement parlant, ce qui fait qu’on peut l’aider à se
construire, mais aussi on peut l’aider à se détruire. Et dans ce regard et ce discours sur le Rwanda il y
a effectivement cette persistance de distinction entre Hutu et Tutsi. On ne peut pas... Chaque fois qu’il
y a le moindre remaniement du gouvernement à Kigali. Chaque fois qu’un préfet est... qu’on change une
personne à la tête d’une administration ou d’un service public, la première question qui est posée dans la
presse, est-il Hutu ou est-il Tutsi ? Autrement dit, c’est le réflexe. C’est comme si c’était la seule façon de
faire fonctionner les Rwandais, c’est de les rapporter à leur appartenance ethnique, alors que, quelqu’un
peut être... il peut y avoir un remaniement ministériel pour des raisons politiques objectives, une personne
peut être incapable des fonctions pour lesquelles il a été appelé, mais la première question qu’on va se
poser c’est : est-il Hutu ou est-il Tutsi ?
Ce discours qui est produit de l’extérieur, que l’on voit notamment chez les Pères Blancs, que l’on voit
dans la presse en France, rend compte, au Rwanda, comme je le disais tout à l’heure, des gens qui ont
intérêt à l’entendre parce que, si la personne a envie de dire qu’il a été évincé, non pas parce qu’il était
incapable mais parce qu’il appartenait à un groupe ethnique. Ils en tirent un argument. Ça fait qu’il y a
une sorte de complicité, même quand on sait que c’est faux, de toute façon on va y adhérer, parce que
c’est quand même plus intéressant.
Et l’autre déconstruction de l’ethnisme, l’autre façon de déconstruire l’ethnisme, c’est de parler élections. Tout à l’heure on a parlé du régime politique, évidemment la première question qui est posée au
Rwanda c’est : à quand les élections ? Et les élections tel que ça s’entend, ça veut dire un multipartisme.
Plusieurs partis politiques, liberté d’expression, liberté d’association, etc. Bon. Mais avant d’aller aux
élections, avant d’aller à la création de partis politiques, avant de donner cette liberté aux citoyens, s’ils
ne se sont pas d’abord départis de l’idée d’appartenance ethnique, on ira à des élections qui seront simplement du recensement ethnique. Et on ne sera pas dans la démocratie, n’en déplaise à Hubert Védrine,
qui dit 85% de Hutu, 15% de Tutsi, des élections convenablement organisées ce sont les Hutu qui gagnent.
Alors c’est ça la démocratie qu’on imagine pour le Rwanda. C’est dans son livre. Il dit : si des élections
sont convenablement organisées ce sont les Hutu qui gagnent. Alors donc, si quelqu’un a envie d’utiliser
l’argument ethnique pour être élu, vous comprenez que cet argument est utile. Donc il y a une sorte de
complicité entre un mauvais discours ici et une mauvaise politique là-bas. Ça va de pair. Et je me rappelle,
tout le monde l’a entendu en 93, quand il y a eu les premières élections démocratiques au Burundi au
mois de juin 93, l’après-midi, le journal Le Monde qui sort titre : l’alternative ethnique. Bon, donc on
n’était plus dans l’alternative démocratique, puisque si on considère que l’élu, il est élu parce qu’il est
Hutu et que c’est une majorité hutu qui accède au pouvoir, que voulez-vous que pense même le Tutsi qui
appartenait à ce parti. Donc en fait on lit, ces gens ne sont pas des citoyens, ce sont des Hutu et des Tutsi
et c’est tout. Et ce discours là ne nous aide pas. Et la question que je pose est : pourquoi ici on y adhère,
pourquoi on l’aime à ce point, pourquoi on ne veut pas voir qu’il y a des Rwandais, qu’ils soient Hutu ou
qu’ils soient Tutsi, peu importe ? Parce que moi, je ne me pose pas la question de savoir où est né Jospin
et à quelle tribu française il appartient, ça me pose... (dans le public : il est énarque, rires). Oui d’accord.
Ce sont des choses qui paraissent anodines ici mais qui, sont, qui se révèlent criminelles de l’autre côté.
Si on n’arrive pas à cette déconstruction de l’ethnisme au Rwanda, il n’y a pas de démocratie possible au
sens où vous l’entendez, il n’y a pas de réconciliation possible. Il faut qu’on nous laisse le droit de dire,
nous sommes des citoyens.
Voilà, et quand je rencontre des gens, tout le monde me pose la même question, êtes-vous Tutsi ou
Hutu ? Alors je dis que je suis rwandais. Je l’ai dit d’ailleurs à quelqu’un qui m’a dit : vous êtes Tutsi,
qui a tiré la conclusion que j’étais Tutsi du fait que je disais que j’étais rwandais. Alors qui est-ce qui doit
dire ce que je suis, est-ce moi ou les autres ? Pourquoi on ne peut pas me laisser le droit de me définir
moi ? Et au lieu d’inventer une définition qu’on m’applique, on peut me demander, comment je m’appelle.

Demandez moi comment je m’appelle. Je vous dis comment je m’appelle et appellez-moi comme ça. Mais
si vous inventez un nom ce n’est plus la peine de me poser la question. Ça veut dire que vous avez décidé
de dire qui je suis et vous avez aussi décidé que moi, ce que je dis, n’a pas de sens.
Donc je n’irai pas plus loin car autant c’est une question importante pour le Rwanda, autant elle est
difficile, parce que, aujourd’hui, les gens ont souffert et ils ont souffert au nom d’une identité. Que cette
identité ait été la leur, qu’ils l’aient reconnue ou qu’ils ne l’aient pas reconnue, ou qu’elle leur ait été
imposée, on ne peut pas la supprimer comme ça. Des gens qui ont été marqués par cette identité, même
de force, de toute façon elle a été marquée.
Donc c’est pas facile de dire : vous oubliez ça. C’est pas évident, comme il le disait tout à l’heure
sur l’exemple de la réconciliation, mais c’est le cap vers lequel nous devons tendre. Et dans quel délai ?
Je pense qu’il faut donner le temps au Rwanda. Il faut donner le temps au Rwanda. Le temps c’est pas
d’oublier mais d’intégrer un certain nombre de choses. Le temps de dire les choses, le temps d’entendre
les choses. Beaucoup de choses n’ont pas été dites. Les recherches se font et c’est dans la connaissance que
même cette identité, la manière dont elle s’est construite, la manière dont elle s’est imposée, une fois tout
cela décortiqué, tout cela intégré, il y aura certainement une intégration de tout ça et une reconstruction
de la citoyenneté. Cela demande du temps pour les Rwandais. Mais cela demande de la part de ceux qui
regardent le Rwanda... un peu de respect, un peu de respect, respect pour la douleur et respect aussi,
respect aussi pour un peuple qui doit définir son chemin. Et respecter cette façon de définir ce chemin là.
C’est dans ce respect là qu’on lui apportera aussi ce qu’il faut d’autre. Ca veut dire des moyens matériels.
Mais ces moyens matériels ne réglent rien s’il n’y a pas cette exigence minimale de respect de la douleur,
de respect de l’autonomie, de l’indépendance.
Bon, je n’en dirai pas plus, je vous restitue la parole et vous remercie de m’avoir invité.
(Applaudissements)

Débat.
E. Cattier. Est-ce que vous ne pensez-vous pas que cette séduction de l’ethnisme chez les français ne
vient pas en grande partie du fait qu’on ne s’est intéressé au Rwanda qu’à partir du génocide ? On ne
connaissait pas le Rwanda avant. Une pédagogie pour nous ne serait-elle pas de s’intéresser à ce qui se
passe vraiment au Rwanda, indépendemment de cet ethnisme ?
R. Oui, il y a des gens qui ont découvert le Rwanda à partir du génocide, qui n’ont vu que ces images
du génocide. Que ces gens soient séduits un peu par cette image, ça peut se comprendre. Mais il y a
des gens qui connaissaient le Rwanda bien avant, c’est le cas de Mr Erny, justement, il parle du Rwanda
d’avant le génocide, il était déjà séduit par ces images. Au fond le problème ce n’est pas la faute à ceux
qui découvrent, c’est la faute à ceux qui parlent et parlent en prétendant justement connaître. C’est cela
qui pose véritablement problème. Sinon, si à ceux qui découvrent le Rwanda, on explique le Rwanda
autrement, il n’y aura aucun problème à le comprendre.
Je n’arrive pas à comprendre la manière d’absorber un discours et de ne jamais s’interroger sur le
contenu du discours. En France on a énormément de moyens d’information, etc. Tout arrive ici, on sait
tout ce qui se passe de par le monde, à la télévision. Il y a maintenant Internet, etc. Mais est-ce qu’on
interroge le discours, est-ce qu’on interroge un article, est-ce qu’on interroge une information ? Parce
que si on n’interroge pas une information par rapport à d’autres outils de connaissance que l’on a, alors
l’information ne sert à rien. C’est une espèce de gavage. Donc c’est la faute à ceux qui prétendaient
connaître, mais c’est aussi une faute de ceux qui n’essaient pas de s’interroger et de se demander, mais,
pourquoi, comment ça se fait.
M. Bach. Nous avons un ami qui était là-bas en coopération et qui a épousé une rwandaise. Donc c’est
une question d’il y a 20 ans. Il y a 20 ans quand il nous a présenté sa femme, il nous a expliqué qu’il y
avait deux ethnies qui se battaient régulièrement, qui s’évacuaient régulièrement et que sa femme était
de l’ethnie, euh... bon, autrement dit, elle était Hutu. Et donc à ce moment là elle avait un diplôme
d’enseignement et elle ne pouvait arriver au diplôme supérieur. Et ça, c’est une question d’il y a 20 ans.
Ca ne date pas du génocide.

(Remous dans la salle)
R. Il doit y avoir confusion. Parce que, il y a 20 ans, justement, si elle était Hutu, elle pouvait y accéder.
M. Bach. C’est moi qui fait peut être une confusion.
R. Elle était peut être Tutsi. Alors d’une part quand on dit que ces ethnies se battent régulièrement
M. Bach. C’était pas se battre, c’était s’éliminaient.
R. s’éliminaient régulièrement, c’est encore mieux ! (rires)
M. Bach. Se chassaient régulièrement
R. La société rwandaise n’est pas une société modèle. C’est une société comme toutes les autres, elle a
évolué, etc. Ceci dit, avant les premiers actes de massacre, les crimes connus entre Hutu et Tutsi datent
de 59, datent d’il y a 40 ans, c’est les premiers. Après, il y en a eu en 63-64, il y en a eu en 73 et les
derniers en 90-94. Donc s’éliminent régulièrement, on a l’impression que, en fait, ils ne vivent que comme
ça. Non, ils n’ont pas toujours vécu comme ça. Ils ont vécu aussi dans la paix.
Je ne suis pas entré dans l’histoire de ces identifications d’ethnie. Quand on parle avec des personnes
comme Pierre Erny, ils disent, voilà, c’est pas les Blancs qui ont inventé les ethnies. Oui, bien sûr, ce ne
sont pas les Blancs qui ont inventé les ethnies, tout comme c’est pas les racistes qui ont inventé les races.
Mais le racisme est une invention. L’ethnisme est une invention.
Autre chose. Hutu, Tutsi, plus les Twas d’ailleurs, puisqu’il y a un troisième groupe dont on ne parle
pas, à cause de sa faible importance numérique, à cause de son rôle social. Hutu, Tutsi, Twa sont des
noms, des dénominations bien rwandaises. Ça n’est pas une invention d’un méchant blanc. Ça, c’est
certain. Mais, qu’est-ce que signifient, mettons en 1800, que signifient ces réalités ? De toute façon, nous
n’avons pas une histoire de massacre. Mais, qu’est-ce que ça signifie en 1900, être Hutu, être Tutsi, être
Twa ? Parce que c’est une société qui est hiérarchisée. Il y a le Roi, il est de la famille Tutsi, c’est exact.
Mais le Roi ne règne pas en maître sur toutes les régions. Il y a des régions où il y a des Hutu et les Hutu
sont aussi des chefs, des roitelets de ces régions.
Les Rwandais ont aussi une autre façon de se définir. D’ailleurs qui a disparu dans les années 50.
C’est les appartenances claniques. Les Rwandais ne sont pas que des Hutu, des Tutsi, des Twa, ils ont
d’autres groupements, d’autres appartenances, ils ont des clans, qui sont des Abushambo, des Bega et
dans ces clans, on retrouve aussi bien des Hutu que des Batwa. Aujourd’hui, il y a un mot qui est ambigü,
quand on dit l’ethnie, la race, le clan, pour un Rwandais, c’est le même mot. Mais aujourd’hui quand on
demande à quelqu’un c’est quoi son Ubwoko, parce que c’est le mot rwandais. Il répond, je suis Hutu.
Mais en 1950, il n’aurait pas répondu forcément cela. Il aurait peut-être répondu je suis Umushambo.
Donc les Rwandais avaient aussi une façon de se définir.
Il y a autre chose, c’est que quand on voit dans l’espace rwandais, il n’y a pas un espace hutu, il
n’y a pas un espace tutsi. Ils vivent dans un habitat dispersé, ils vivent ensemble, imbriqués. Donc il
y a des dénominations, certes, mais les réalités sont imbriquées, sont très très complexes. Ils ne vivent
pas régulièrement en train de s’éliminer, mais, il y a eu des moments d’élimination et ces moments sont
historiquement récents. Ça a une date. Ça date de 1959.
Q. Vous parlez de clan. Qu’est-ce que ça recouvre ? Est-ce que ça recouvre par exemple, comme en Afrique
de l’Ouest, le fait que tous les gens d’un même clan ont une même profession et ont beaucoup de difficultés
pour en sortir ou est-ce que c’est autre chose ?
R. Alors, c’est aussi un peu la difficulté rwandaise. Tous les gens d’un même clan ne vivent pas de la
même activité d’une part, ils ne vivent pas ensemble d’autre part. On les retrouve dans différentes régions.
Les seules activités, dans ce pays là, étant l’élevage et l’agriculture et la poterie. Tout le monde peut le
faire. Donc ce sont des moyens de se reconnaître. Le clan se définit par un totem, qui permet aux gens de
savoir qui appartient à quel clan. Mais ça ne veut pas dire qu’ils ont tous la même activité, ça ne veut pas
dire qu’ils vivent tous ensemble. Qu’ils relèvent de la même autorité. Il y a une autorité administrative
du Roi, avec ses chefs, qui ne tiennent pas compte de ces...
Q. Et dans le Rwanda d’avant le génocide, il devait y avoir des couples où l’un des membres était Tutsi,
l’autre Hutu. Ou est-ce quelque chose qui n’existait quasiment pas ? Et comment étaient considérés les
enfants issus de ces couples ?
R. Au Rwanda, l’enfant appartient au père, c’est une société patrilinéaire. Donc l’identité de l’enfant est
définie à partir de celle du père. Sinon, des couples entre Hutu et Tutsi, oui, il y en avaient beaucoup.
Et alors, les enfants qui sont nés de père Hutu sont automatiquement des Hutu. Des enfants nés de père
Tutsi même si la maman est Hutu sont des Hutu... sont des Tutsi, excusez-moi.

Cependant, c’est là qu’on voit un peu la gravité du génocide. Parce que le génocide, en fait, va changer
tout ça. Les enfants nés de père ou de mère Tutsi doivent disparaître. Traditionnellement, une femme
Tutsi mariée à un Hutu rentre dans le clan de son mari. En fait elle aurait dû, selon la coutume rwandaise,
être protégée. Parce qu’elle fait partie du clan de son mari. Et pendant le génocide, elle ne l’est plus. Elle
n’est pas protégée. Elle est Tutsi. Et les enfants qu’elle a eu avec son mari, portent en eux son mauvais
virus et donc disparaissent avec.
Q. Est-ce que au cours de la vie de quelqu’un, comme par exemple au moment du mariage, quelqu’un,
Tutsi, peut devenir Hutu ou le contraire ? J’ai entendu un ami dire, ce n’étaient pas des ethnies, la preuve,
au cours de l’existence, on connaît même des cas où l’on a changé.
R. Oui, c’est quelque chose qui a dû se passer jusqu’à l’établissement de la carte d’identité. C’est à
dire, pendant longtemps, il semble que cette dénomination de Hutu et Tutsi correspondait plutôt à des
positions sociales, elles mêmes dépendant de la richesse de la personne et en particulier du nombre de
têtes de bétail. Ce qui veut dire que, régulièrement, il pouvait y avoir des déchéances et des reclassements,
ce sont des choses qu’on nous a dit. Mais, au fond, il n’y a pas eu d’enquête exhaustive sur la question.
Cela veut dire que si on dit que Tutsi, ça veut dire grand propriétaire, par exemple en têtes de bétail,
quelqu’un pouvait les gagner d’une façon ou d’une autre. Il pouvait les recevoir d’un chef, d’un ami, etc.
Il pouvait les acquérir grâce à ses biens. A ce moment là, il pouvait appartenir à la classe des Tutsi. Et
comme quelqu’un pouvait se trouver dépossédé de tout son bétail, soit parce qu’il y a eu une épidémie
qui a décimé la totalité de son cheptel, en attendant peut-être d’en recevoir d’autres. Alors il tombe.
Mais avec l’établissement de la carte d’identité, ça, c’est terminé. Parce que, là, on sait qui est Hutu et
ses enfants le sont, indépendemment de ce qu’ils possèdent. Mais on sait aussi que, à partir des années 60,
des gens ont essayé d’obtenir une carte d’identité avantageuse, de façon frauduleuse. Ça c’est possible.
Mais ça n’est plus la coutume. C’est une façon de tricher avec l’administration et avec l’écrit. Sinon,
l’établissement de la carte d’identité a fixé les choses.
Q. Avantageuse, ça veut dire quoi ?
R. Ça veut dire que si les Tutsi sont exclus des écoles, si vous voulez que votre enfant...
(Coupure de l’enregistrement)
R. C’est elle qui a aussi travaillé à l’enseignement au Rwanda pas seulement jusqu’à la décolonisation,
jusqu’à très récemment. Elle est entre les mains de l’Église, donc tout ce que l’on sait, tout ce qu’on a pu
reconstituer de cette culture, c’est le travail de l’Église et en particulier de l’Église catholique. Donc elle
porte une lourde responsabilité.
Q. Le fait d’avoir écrit la culture ?
R. Non, de l’avoir mal écrite.
A. Hilbold. Donc Mr Erny n’est que le résultat de sa propre histoire ?
R. (rires) Il est le résultat de sa propre histoire, non, il est conséquent, il est cohérent avec son histoire.
A. Hilbold. C’est quelqu’un qui vient de l’Église et qui continue dans les chaînes de l’Église.
R. Oui, il faut voir que tous les problèmes que nous avons par rapport au génocide, aujourd’hui, c’est
principalement avec l’Église quand même, et en particulier avec l’Église missionnaire et plus exactement
les Pères Blancs qui, effectivement, ont beaucoup travaillé dans cette région, ont travaillé à propager ces
idées de l’ethnisme, ont inventé cette idée du peuple majoritaire, du peuple naturel et c’est eux qui ont
fait ça, et aujourd’hui, ils ne veulent pas en démordre. Au fond, ils continuent dans une logique qui est la
leur. Ils sont cohérents avec eux, seulement au Rwanda, ils ne sont plus cohérents avec eux par rapport
à l’Évangile qui est aussi un peu leur affaire. Mais ça, je pense... (rires)
Q. Mais il faut tenir compte de l’époque, c’est facile pour nous à la fin du siècle de juger des gens qui
ont vécu au début du siècle.
R. C’est exact que, quand ils arrivent dans la Région des Grands Lacs, ils sont porteurs de la pensée
d’ici. Mais ce qui est surprenant, c’est que, ils sont là, dés 1900, ils sont là en 1950. C’est à partir de
1950 qu’ils commencent à permettre l’émergence de quelque chose comme le Parmehutu alors que, ceux
qui viennent d’arriver, savent bien ce que le nazisme a fait en Europe et ça, je ne comprends pas, je ne
comprends pas. Parce que, oui au 19ème siècle je comprends. A partir de 1950 sachant ce qui s’est passé
et que Mgr Perraudin nous dise que, dise, écrive dans une lettre, un mandement de Carême, une lettre
pastorale, ça n’est même pas un petit mot, ça fait partie de sa mission, qu’il dise, le problème au Rwanda,
il est racial, il l’écrit comme cela, racial et il écrit en 59, là, il n’est plus le résultat de la pensée du 19ème
siècle, mais il triche avec ce qu’il sait en 45. Ça, ce n’est pas permis.

Il y a un moment où ils sont porteurs d’une culture mais il y a un moment donné où je m’interroge
sur l’identité des Pères Blancs qui arrivent dans la région des Grands Lacs en 1950. Je m’interroge sur le
passé. Oui, je me pose vraiment la question.
Q. A propos des Pères Blancs, il y en a encore aujourd’hui donc en 95 qui ont une idéologie raciste, ils
n’ont pas tiré les leçons des années 30, de la deuxième guerre mondiale. Pourtant je ne pense pas qu’ils
cautionnent pour autant l’idéologie raciale des nazis, mais pourtant, ils restent racistes aujourd’hui, enfin,
je ne sais pas.
R. La différence est difficile à imaginer. S’ils sont racistes, ils cautionnent l’idéologie nazie. Ils n’ont peutêtre pas les mêmes objectifs. Ce qui ne les conduit pas à cautionner l’idéologie nazie mais je veux dire
que, ce qui est en cause, c’est le racisme, c’est le principe même du racisme. Que ce soit sous forme nazie
ou sous une autre forme, c’est la même chose. Je dis que quelqu’un qui a abordé le Rwanda en venant
d’Europe en 50 a dû se poser une question. S’il ne se l’est pas posée, c’est qu’il y avait un problème.
Q. Est-ce que ce racisme, ce n’est pas quelque chose de beaucoup plus partagé qu’on ne l’imagine, parce
que, j’ai suivi en tant qu’étudiant les cours de P. Erny et je connais sa culture, c’est celle de la psychologie
des profondeurs avec laquelle je ne partage rien, mais ce n’est pas une idéologie raciale au sens où il y a
vérité, vérité biologique. Derrière l’identité, il y a une vérité biologique ou génétique. Il y a des races parce
qu’il y a des archétypes. Et finalement je ne pense pas que c’est tellement cantonné à la pensée des Pères
Blancs. J’ai l’impression que c’est beaucoup plus répandu dans le monde. L’essentialisme finalement, la
race biologique, la psychologie des profondeurs, c’est quelque chose pas tellement rare.
R. Je constate qu’au Rwanda il a surtout été l’oeuvre des Pères Blancs, je ne me cantonne pas uniquement
aux Pères Blancs.
J. Morel. Sur cette dernière intervention, je peux dire que le livre de P. Erny Rwanda 94, est toujours
exposé au département d’ethnologie à l’Université Marc Bloch. J’avais essayé d’alerter un certain nombre
de ses collègues sur ce livre, il n’y a eu aucun écho. Notamment dans ce livre il dit deux choses. Dans
l’introduction, où il définit le vocabulaire, ethnie et race, il dit qu’il n’y a pas de différences ethniques
au Rwanda, parce que l’ethnie est faite de la langue, de la religion, du sentiment d’appartenance à un
territoire et en ce sens là il n’y avait aucune différence entre Hutu et Tutsi. Le Rwanda était une des
rares contrées où les Européens ont trouvé un État, un État construit. Mais il dit qu’il y avait des
différences raciales, notamment il dit qu’il y a des différences de taille entre Hutu, Tutsi et Twa qui sont
statistiquement significatives et il dit qu’il suffit de regarder les photos de la Cour du Mwami au début
du siècle pour voir que c’était évident. Là il contrait les affirmations de Dupaquier à ce propos. Et donc
il dit bien qu’il y a une différence entre populations au Rwanda, elle est raciale et, sur cette différence
morphologique entre tailles, il greffe l’histoire des Tutsi aristocrates, ceci, dans un ouvrage universitaire
qui est toujours exposé. Ensuite, c’est à la fin du livre qu’il s’en prend aux Droits de l’Homme en disant
qu’il ne peut pas y avoir de conception universaliste des Droits de l’Homme, et il dit qu’ils ont été faits
suite à une influence des francs-maçons. Ça, c’est typiquement un argument de sacristie (rires). C’est un
scandale que ce livre ne soit pas contesté par ses pairs à Strasbourg.
J.-F. Dupaquier. Sur ce problème de la différentiation entre Hutu et Tutsi, malheureusement lorsque les
Belges ont instauré les cartes d’identité ethnique, il n’y a pas beaucoup de détails sur cette opération et
on ne sait pas vraiment qui l’a fait, comment ça s’est passé. Ce qu’on sait, par contre, c’est que, en 1931,
au moment de créer les cartes d’identité ethnique, il y a une volonté raciale évidente de promouvoir un
groupe conçu racialement comme Tutsi, comme supplétif de la colonisation et c’est en même temps qu’on
établit les cartes d’identité ethnique, qu’on se débarrasse des derniers cadres hutu de la colonisation et
notamment les derniers petits chefs hutu qui jouaient un rôle de relais entre la population et le colonisateur
belge. Mais, en même temps lorsqu’on établit ces cartes d’identité ethnique, on l’établit avec des critères
qui sont peut-être pas partout les mêmes mais qui semblent avoir été le nombre de vaches possédées par
les Tutsi et la taille, c’est à dire que, quand on voit quelqu’un se présenter comme Tutsi et de petite
taille, de morphologie supposée Hutu, on ne l’accepte pas comme Tutsi, donc il va être rétrogradé d’office
(rires). Alors, une fois qu’on a décidé que les Tutsi c’étaient les grands et les Hutu c’étaient les petits,
on a établi une différence, on a mesuré la taille. Alors, c’est facile après de voir qu’il y a 7 cm, je crois
que c’était 7cm 2 de différence entre ceux qu’on avait défini comme les grands et ceux qu’on avait défini
comme les petits (rires).
Alors, on peut aussi créer des races comme ça. Si on fait la même chose ici en France, si on prend les
grands et si on fait la sélection ensuite parmi les enfants, etc. En trois générations on aura une race des

grands et une race des petits. Et je rappelle que 1931, c’est deux ans avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir.
Il faut voir aussi toutes les connotations idéologiques de l’époque, alors c’est facile de dire aujourd’hui
qu’il y a des différences entre Hutu et Tutsi, dont on a manipulé ainsi l’identité, non seulement, l’identité
idéologique, mais l’identité physique.
Q. Dans le film de Luc de Heusch projeté ce matin, on y voit, à la cour du Roi Tutsi, des gens grands,
élancés...
J.-F. Dupaquier. Oui, on en a parlé ce matin, il y a eu effectivement dans le cadre de la cour royale
rwandaise une sélection de caractère effectivement raciale parce que les rois choisissaient les femmes les
plus grandes enfin donc, les postulantes. Ils ont fini par créer un petit groupe, une petite caste, il vaut
mieux parler de caste, spécifique, avec des individus de très, très, très grande taille. Des individus géants
et qu’on considérait comme des modèles évidemment. Le roi, dans une société traditionnelle, est considéré
comme modèle. Mais ce n’était pas le modèle Tutsi, c’était une catégorie très spécifique au sein de la
société rwandaise. Il n’empêche qu’elle a imprégné les colons lorsqu’ils sont arrivés. Ils étaient éblouis de
voir des gens d’une telle taille. Quand on voit les photos, on voit le petit résident allemand, à côté d’un
immense géant royal qui le toise de sa très haute taille. Ça a contribué aussi à créer cette modélisation et
cette manipulation par le colonisateur parce que, lui aussi, il a eu l’impression de rentrer dans un cadre,
une catégorie qui existait précédemment, il a simplement élargi à l’ensemble de la société.
Quelqu’un. À la même époque en Allemagne, il y avait une taille minimum pour rentrer dans la Garde
Impériale.
J.-F. Dupaquier. Chez les pompiers de Paris aussi. (rires).
M. Kabanda. L’autre image, Dupaquier a parlé de l’image de la Cour qui est effectivement une sélection.
Je suis certain que, même ici, que si vous regardez les gens à Paris, ça ne vous donne pas la taille de la
population française. Malgré tout il y a une sélection qui s’opère.
L’autre image, c’est peut-être à ça que vous faites allusion, ce sont les photos faites en contre-plongée,
alors vous voyez des gens assis par terre, voilà les Hutu. Ça, c’est aussi une image de la propagande.
Effectivement, au moment où on les mesure, il y en a qui sont assis par terre, on les photographie, voilà
la masse des Hutu. Ça n’est pas ça le Hutu forcément.
Q. Il y a des images de propagandes, celles où les Hutu sont assis par terre mais, par contre, il y a des
images où on explique que les Hutu sont plutôt agriculteurs et les Tutsi plutôt éleveurs et là il y a des
images à l’appui.
Innocent. Ce qu’on oublie souvent de dire, c’est que le mot Hutu, le mot Tutsi ce sont des mots péjoratifs,
donc est dit Tutsi un éleveur... Dans l’ancien Rwanda, il y avait des aristocrates chez les cultivateurs et des
aristocrates chez les éleveurs. Les gens de la haute société, que ce soit chez les éleveurs ou les agriculteurs,
ceux-là, ils n’étaient pas appelés Hutu ou Tutsi. Ils étaient tout simplement appelés chez les éleveurs
Abatunzi, c’est quelqu’un qui est riche et quand vous descendez un peu plus bas, il y a le petit Mututsi,
c’est un petit rien qui n’a qu’une vache. Chez les agriculteurs, les riches s’appellent Abukungu. Il y a
toujours du mépris des riches pour les pauvres. Donc, celui qui est pauvre, il y a un mot péjoratif pour
le désigner, c’est un Tutsi, chez les agriculteurs c’est un Hutu.
Pour monter dans la hiérarchie, on dit va i buhutu, ça veut dire, quitte le monde des Hutu ou va i
bututsi, ça veut dire quitte le monde des Tutsi et ujye ibuntu, ça veut dire, va chez les humains. Donc va
i buhutu, ujye ibuntu ou va i bututsi, ujye ibuntu. Il y avait aussi un autre mot pour désigner les gens
de la haute société que ça soit chez les agriculteurs ou les éleveurs, c’est ce qu’on appelle aussi Ibupfura.
Ibupfura c’est quelqu’un déjà assez riche mais, en plus, ça veut dire noblesse d’esprit.
Alors voilà le Rwanda, comment, dans le temps, il était. Avec le colonisateur, il trouve ces mots là,
Hutu et Tutsi. Ils voient des grands et des petits et il y avait le nombre de vaches, on va utiliser le nombre
de vaches pour savoir qui allait devenir Hutu ou Tutsi. Qui avait plus de vaches devenait Tutsi, celui qui
a moins de 10 vaches est automatiquement Hutu. Y compris zéro, donc celui qui était agriculteur. Alors,
comme toujours, les gens pauvres sont toujours majoritaires, voilà ce que je voulais souligner (rires).
Q. Alors Hutu et Tutsi, ça ne veut rien dire ?
Innocent. C’est une activité économique mais désignée par une image péjorative. C’était une société
dirigée par des aristocrates. Dans un même clan, on peut trouver soit des éleveurs, soit des agriculteurs.
M. Kabanda. Les cartes d’identité c’est le grand succès de ceux qui l’on fait. S’ils l’ont fait, c’est qu’il y
avait une raison. Lorsque les Tutsi sont classés parmi les meilleurs, ils en tirent un certain avantage, parce
que, c’est eux qui vont devenir les collaborateurs de l’administration. C’est à eux qu’on va donner l’ins-

truction. Étant entendu que les Hutu ne sont pas capables d’assimiler quoi que ce soit de la connaissance.
Donc ils vont en tirer un certain avantage.
Lorqu’en 58, on demande de supprimer les cartes d’identité, les Hutu n’ont pas envie, puisqu’on leur
dit qu’ils sont majoritaires, qu’ils ont été opprimés, ils ont un certain avantage à ce que la chose soit
maintenue. Au fond, il y a ce travail du colonisateur, mais après, il vient se greffer des stratégies parce
que selon qu’on appartient à une catégorie ou à une autre, à des moments bien précis, on peut en tirer
un certain avantage.
E. Cattier. Par quelle opération les Tutsi étaient-ils considérés comme supérieurs ? Parce qu’ils étaient
au même niveau que les Hutu. Qu’est-ce que l’élevage donne comme supériorité ?
Kabanda. Le colonisateur est parti du fait que ce qu’il a vu à la Cour c’étaient des Tutsi. Ils avaient
effectivement un pouvoir. Après il a identifié tout ce qui pouvait y ressembler comme des Tutsi. On a fait
comme si tous les Tutsi c’était la Cour. C’est comme si la Cour était partout dans le pays. Donc ils n’ont
plus fait la distinction entre les détenteurs du pouvoir et les gens simples.
Q. Il faut dire aussi qu’on avait affaire aux belges qui avaient leur problème de Wallons et de Flamands.
(Rires). Dans les années 50, la Wallonie était plus développée. Les Wallons se sentent supérieurs aux
flamands.
J.-F. Dupaquier. Ces questions sur l’identité réelle ou falsifiée Hutu et Tutsi, ça a l’air très compliqué,
mais en fait, c’est extrêmement simple, c’est le problème des politiques qui se basent sur la différentiation
et sur l’opposition des citoyens les uns aux autres. Moi je m’explique toujours pas comment est-ce que,
en Irlande du Nord, on reconnaît un irlandais protestant d’un irlandais catholique. Et pourtant, ils se
reconnaissent. J’expliquais ça à une amie qui est juive, parce que la plupart du temps on se trompe et
je me rappelle qu’au Burundi en 72, on a tué des Tutsi en les prenant pour des Hutu, pendant ce qui
était une sorte de début de génocide. Elle me dit et bien détrompez vous, moi, quand je rentre dans un
restaurant je peux dire immédiatement qui est juif. Alors là, j’ai ouvert les yeux ronds, elle m’a dit, et bien
ça se sent. (Rires). Hitler est passé par là. Il y a quelque chose, peut-être les gens se sont sentis traqués,
mais, il se passe quelque chose. En tout cas, les gens, entre eux, ils s’identifient. Ça existe dans des tas
d’autres sociétés. En Bosnie, comment est-ce qu’on reconnaît un bosniaque musulman d’un bosniaque
orthodoxe ? Et bien, ils y arrivent eux, très facilement. Ça veut dire que, ne cherchons pas toujours des
choses très compliquées. Dés qu’on applique une politique différentialiste, elle réussit à opposer avec une
facilité déconcertante les uns aux autres. Et le cas des Hutu et des Tutsi n’est qu’un des nombreux cas.
Quand on regarde la vie politique, on s’aperçoit que la menace c’est pas seulement au Rwanda, c’est
partout. Dés qu’on a un système politique qui a décidé d’opposer les uns aux autres, il y parvient avec une
facilité déconcertante. Comme dans une entreprise, comme dans une association, comme dans n’importe
quelle activité humaine.
J. Morel. Sur le rôle de l’Église, j’aimerais vous faire revenir sur un point. Le fait que les missionnaires
ont contribué à faire rentrer dans les têtes cette mythologie raciale. C’était un peu normal, c’est classique,
car l’Église s’est toujours opposée aux idées égalitaires à l’esprit des Lumières etc. On se demandait, tout
à l’heure, comment se fait-il que les prêtres n’aient pas tiré les conclusions de l’époque nazie ? Il faut
rappeler tout de même que l’Église en France a été en majorité pétainiste et en Allemagne, la hiérarchie
catholique était derrière Hitler, les protestants aussi, disons, en majorité. Là, il y a une continuité. Pour
caricaturer, je dirais, ils ont confondu l’Évangile avec le bouquin de Gobineau. Mais comment expliquezvous ce revirement de l’Église en 1959, alors qu’elle a fait rentrer dans les têtes le schéma de la supériorité
des Tutsi sur les Hutu ? Comment peut-on expliquer ce renversement ?
M. Kabanda. Il y a eu deux positions de l’Église. Elle n’a pas toujours été monolithique sur le point
d’appuyer les Tutsi de cette façon. Dès les années 20, il y a eu déjà quelques remous, ils disaient : c’est
les Hutu qui acceptent de se faire baptiser. Il y a eu des projets de soutien des Hutu mais qui ont avorté
parce que Mgr Classe a été plus fort pour imposer son alliance avec les Tutsi. En 50, le revirement, le
changement d’alliance que fait l’Église est lié aux mouvements de revendication de l’indépendance et dans
cette revendication, ce qui inquiète l’Église c’est deux choses :
1. le mouvement nationaliste, qui est en train de naître, revendique aussi une certaine autonomie
culturelle et l’Église catholique se trouvait en danger, c’est à dire, comme elle était le producteur
de la culture, que les Rwandais soient producteurs de leur propre culture, ils ont dû se dire mais
attention, il y a danger .
2. l’autre élément, à cette époque-là, il y a le péril du communisme et ils savent très bien que les

nationalistes rwandais sont en relation avec les nationalistes d’autres pays, notamment l’Egypte.
Et il y a en 58 une idée que le communisme de Nasser va déferler sur l’Afrique des Grands Lacs,
qui était un royaume chrétien, et ils disent que ce communisme arrivera dans la région des Grands
Lacs par le nationalisme des Tutsi.
Donc il fallait lutter contre les communistes. D’ailleurs les Tutsi sont appelés à la fois des féodaux
communistes ce qui est quelque chose d’absolument... (rires), le parti nationaliste UNAR est traité dans
la littérature des missionnaires de l’époque de parti féodal et communiste. Il faut le faire. Donc, ils ont à
lutter contre ces deux.
Est-ce qu’ils auraient pu lutter contre les Tutsi sans instaurer le racisme ? Je pense qu’ils se sont
trouvés dans un piège idéologique. Parce que le discours qui est de dire, les Hutu sont majoritaires et
ils sont opprimés était un discours fondamentalement socialiste et alors comment l’Église aurait pu tenir
ce discours ? Et ils se sont trouvés plus à l’aise à défendre un discours raciste qu’à défendre un discours
socialiste. C’est mon hypothèse.
Mais ce qui les inquiétait c’était à la fois les revendications culturelles et surtout un péril communiste
qu’ils entrevoyaient à partir de tout le long de la vallée du Nil.
Je ne sais pas si mon explication est claire.
J. Morel. J’avais une dernière question. Est-ce qu’il y a un projet d’école laïque au Rwanda ? Parce qu’à
ma connaissance l’Église contrôle toujours l’enseignement du bas jusqu’en haut ?
M. Kabanda. Non, je ne pense pas. Non, l’État rwandais contrôle l’enseignement primaire, l’enseignement secondaire, etc. Toute la question est qu’il y a des discussions justement pour rétrocéder à l’Église
une part de l’enseignement, parce que contrôler, ça veut dire avoir les moyens de payer les enseignants,
construire des écoles... donc il se pourrait que cet enseignement soit de nouveau sous contrôle de l’Église.
Une voix. Mais les locaux et les terrains appartiennent à l’Église
A. Hilbold. Et souvent les enseignements sont tenus par l’Église, mais il y a aussi des écoles publiques
qui sont souvent plus chères et moins bien faites, parce que ça manque de moyens.
M. Kabanda. Le débat ne se pose pas dans les mêmes termes qu’ici. Une école tenue par un Père Blanc
peut être publique, en fait c’est un mélange. L’école laïque peut être tenue par un Père Blanc ou un abbé.
C’est tout à fait possible. C’est à dire que n’est pas une école confessionnelle.
Fin du débat
M. Kabanda. Je vous remercie. Applaudissements.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024