Fiche du document numéro 31683

Num
31683
Date
Mercredi Avril 1998
Amj
Taille
2557855
Titre
La Françafrique. Le plus long scandale de la République [Extrait : « Dulcie doit mourir »]
Page
190-201
Nom cité
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Nom cité
Nom cité
Source
Extrait de
La Françafrique. Le plus long scandale de la République, François-Xavier Verschave, Stock, avril 1998.
Type
Livre (extrait)
Langue
FR
Citation
Dulcie doit mourir

La première cohabitation (1986-1988) restera dans les mémoires comme la belle époque de la Françafrique. Le réseau Mitterrand brasse à plein régime, grâce à ses poissons-pilotes : le fils du Président, Jean-Christophe, qui a reçu en bénéfice la cellule Afrique de l’Elysée, son ami Jeanny Lorgeoux! et le conseiller de l’ombre François de Grossouvre. Le réseau Pasqua se déploie, autour du nouveau ministre de l’Intérieur et de son fils, Pierre. Jacques Foccart s’est installé en face de Matignon, près de Jacques Chirac. Les affaires souterraines marchent fort entre les deux continents. Jusqu’en Afrique du Sud, où les émissaires françafricains vont littéralement au charbon.

Le régime sud-africain, qui continue d’imposer l’apartheid, est l’objet d’une réprobation universelle et d’un boycott international. Côté réprobation, Foccart et Houphouët s’activent depuis seize ans déjà à réinsérer politiquement leurs amis de Pretoria, qui furent leurs alliés durant la guerre du Biafra ; le président Pieter Botha, leur grand homme, a été invité en

1. Qui a noué ses premiers contacts avec les chefs d’État africains comme éditeur de livres sur… la décolonisation (cf. Antoine Glaser et Stephen Smith, Ces messieurs Afrique, 1, op. cit, p. 173).

France à la fin de 1986 ! Côté boycott, la France des réseaux est la championne des contournements en tous genres : importations clandestines de charbon 2, coopération dans le nucléaire, trafics d’armes, etc.

Le Parti socialiste et la droite ont chacun leur « Monsieur Afrique du Sud», Jeanny Lorgeoux et Jean-Yves Ollivier — devenus forcément amis. Comme par hasard, tous deux ont été administrateurs d’une filiale de Charbonnages de France et se sont investis dans le négoce charbonnier 3. Jeanny Lorgeoux s’entremet volontiers pour Alsthom, lourdement engagée dans le nucléaire sud-africain 4. Le journaliste Yves Loiseau impute à Jean-Yves Ollivier un coup plus audacieux entre Téhéran, Pretoria et Paris : l’échange de pétrole contre des armes, sur fond de prise d’otages au Liban. On aurait apaisé les exigences des mollahs en dépannant le régime d’apartheid! Acheteur théorique du pétrole destiné à l’Afrique du sud, l’archipel des Comores aurait servi de support à ce «grand troc 5 ».

Les mercenaires de Bob Denard gardent ces îles de l’océan Indien, devenues la base avancée des opérations occultes franco-sud-africaines : ventes et achats d’armes, circuits financiers abrités par les casinos ou l'hôtellerie, guérillas diverses contre les régimes anti-apartheid, dont le Mozambique voisin. Assez naturellement, une forte proportion des affairistes et aventuriers français mêlés à ces opérations sont issus des diverses chapelles de l’extrême droite française.

Cette agitation n’empêche pas l’ANC (African National Congress) de poursuivre son combat au long cours contre

1. Cf. Foccart parle, II, op. cit, p. 109-113, 282-283, 320-323.

2. Via la Belgique, notamment. La France se met à raffoler du charbon « belge ».

3. Via la société Thion et Compagnie pour le premier, et la MINEMET pour le
second. Cf. Ces messieurs Afrique, I, op. cit., p. 165 et 176.

4. Ibid., p. 175 et 178-179.

5. Cf. Le Grand Troc, Hachette Littératures, 1988.


l’apartheid. Il bénéficie d’une mobilisation croissante de la
société civile : Églises, syndicats, townships, etc. Nelson
Mandela, son leader, est en passe de devenir le plus ancien et
le plus célèbre prisonnier politique au monde. Grâce au lobbying des Noirs américains, la cause des Noirs sud-africains
sort de la marginalité, elle s’impose peu à peu sur l’agenda
international. L’ANC, doté d’une légitimité grandissante,
ouvre des représentations « diplomatiques ».

À Paris, il a délégué une ancienne enseignante du Cap, Dulcie September. Dans un pays, la France, beaucoup moins mobilisé que d’autres par le combat contre l’apartheid 1, l’aura médiatique de la déléguée de l’ANC ne peut être que limitée. Cela convient tout à fait à cette militante, accoutumée à diffuser ses idées auprès de ses semblables, les citoyens ordinaires. C’est une femme de conviction, que la ségrégation éducative a révoltée. Surtout, c’est quelqu’un d’obstiné, qui n’admet pas les infractions au boycott et qui a décidé de leur faire la chasse…

Au printemps 1986, l’ANC a déménagé son bureau parisien dans un immeuble du X° arrondissement, 28, rue des Petites-Écuries, au quatrième étage 2. Le même jour, sur le même palier, s’est installée une petite société, Sport Eco, éditrice d’un lettre bimensuelle sur l’économie du sport. Coïncidence ? Son rédacteur en chef, Pierre Cazeel, est un ancien reporter de Radio-France, spécialiste de l’Afrique du Sud. Il a réalisé un long reportage sur l’attentat à la bombe qui a saccagé en 1982 le bureau londonien de l’ANC. Sans savoir tout cela, Dulcie September se méfie de ce voisin : elle a l’impression qu’il l’observe. Mais qu’y faire, à part surveiller jalousement l’arrivée du courrier ?

1. Signalons toutefois l’inlassable travail du Mouvement anti-apartheid, animé par Antoine Bouillon.

2. La suite de ce chapitre doit beaucoup à l’article d’Evelyn Groenink, On the
twisted trail of Dulcie’s death (Sur la piste embrouillée de la mort de Dulcie), in The Weekly Mail & Guardian du 12/01/1998.

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Dulcie September, d’ailleurs, a d’autres soucis en tête. Elle recueille des informations sur les complicités dont bénéficie le régime d’apartheid. Via une source militaire, elle en sait davantage sur les trafics d’armes entre Paris et Pretoria. Elle juge ces renseignements très importants. Elle n’est sans doute pas la seule de cet avis, mais ceux qui le partagent ne sont pas ses amis. Plusieurs fois, au début de 1988, elle téléphone à son supérieur londonien, Aziz Pahad : elle lui demande de venir la voir à Paris ; elle ne lui en dit pas plus sur ses découvertes, mais Pahad a l’impression qu’elles touchent au nucléaire. Dulcie September joint à Oslo un responsable de la Campagne mondiale contre la collaboration militaire et nucléaire avec l’Afrique du Sud, Abdul Minty. Elle lui annonce un envoi de documents... qui n’arrivera jamais. Relevons au passage l’extrait d’un article de Vincent Hugeux, paru dix ans plus tard dans L'Express 1 : parmi les raisons de l’engagement français dans le camp du génocide rwandais, il signale la piste de «la “dette” contractée envers Kigali pour son rôle de transit docile lors de livraisons secrètes d'armements destinés à l’Afrique du Sud de l’apartheid. […] La commande aurait porté […] sur de l’équipement nucléaire ».


Dulcie September déclare à son chef Pahad qu’elle se sent menacée. À l’autre bout du fil, celui-ci trouve « paranoïde » l’insistance inquiète de son interlocutrice. Il ne donne pas suite. Dulcie September demande au gouvernement français de lui accorder une protection policière. Bien que le représentant de l’ANC à Bruxelles vienne d’échapper à un attentat, le ministère de l’Intérieur refuse de protéger la déléguée parisienne.

Ce n’est pas très étonnant. Auprès du ministre Charles Pasqua gravite un curieux chargé de missions (l’intéressé

1. Du 12/02/1998.

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insiste sur le pluriel), Jean-Dominique Taousson. Journaliste de profession, cet ancien activiste de l’OAS recyclé dans le réseau Pasqua 1 s’occupe officiellement, place Beauvau, des dossiers des rapatriés et des harkis. Mais il reste rédacteur en chef du Courrier austral parlementaire, l’organe du lobby proPretoria, qu’il anime avec une ex-célébrité foccartienne, Léon Delbecque — l’homme du complot du 13 mai 1958 à Alger 2.

Selon le journaliste Pascal Krop, «au début de 1986, les services sud-africains ont demandé par l’intermédiaire de Taousson à plusieurs barbouzes de leur établir la liste des organisations subversives (anti-apartheid s’entend) présentes à Paris». Puis ils auraient réclamé «quelques repérages 3». Pascal Krop affirme avoir vu les réponses à ces demandes, sous forme de deux notes. La première fournit un répertoire hétéroclite 4. La seconde, accompagnée d’un plan, indique que l’ANC «dispose d'un local à double porte blindée, que son nom n'est pas mentionné sur les boîtes aux lettres, qu’il faut se rendre au fond de la cour, à l’escalier C, et prendre ensuite l'ascenseur jusqu’au quatrième étage à droite 5».

Selon La Lettre de l’océan Indien“, le même Taousson «aurait donné l’ordre aux services compétents de ne pas renouveler le titre de séjour en France de Dulcie September, qui arrivait à échéance en octobre 1987 ». Mais la déléguée de l’ANC

1. Qui n’est pas encore en conflit avec le réseau Foccart-Chirac. Ainsi, Taousson a dirigé le service de photographie de l’état-major de campagne de Jacques Chirac, en 1981.

2. Cf. Georges Marion et Edwy Plenel, Les amitiés sud-africaines d’un proche de
M. Pasqua mises en cause, in Le Monde du 02/04/1988.

3. L’Événement du jeudi, 07/04/1988.

4. Il comporte, outre l’ANC, la SWAPO (le mouvement de libération namibien),
Peuples en marche (le périodique de Peuples solidaires), Apartheid non etl’Association d'amitié et de solidarité avec les peuples d'Afrique (AFASPA).

5. L’Événement du jeudi, 07/04/1988. Jean-Dominique Taousson a fait savoir au
Monde (08/04) qu’il démentait toute relation avec les services sud-africains.

6. Du 02/04/1988.

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réussit à contourner cette instruction en passant par la préfecture de Seine-Saint-Denis.

Cet épisode, démenti bien sûr par le ministère de l’Intérieur, se situe en pleines grandes manœuvres. Depuis l’été 1987, l’infatigable Jean-Yves Ollivier est le pivot d’une vaste négociation entre la France, l’Angola, la rébellion angolaise Unita et l’Afrique du Sud. Il est en lien direct avec le Premier ministre Jacques Chirac, qui lui adjoint l’ambassadeur Fernand Wibaux — le mandataire de Jacques Foccart. Un moment tenu à l’écart, le président Mitterrand est mis dans le coup à l’automne. Le point de départ est un échange de prisonniers sud-africains et angolais, plus Pierre-André Albertini, un coopérant français condamné pour «refus de témoignage » contre des membres de l’ANC 1.

Selon l’ancien espion sud-africain Craig Williamson, la négociation a débouché sur un deal beaucoup plus large incluant des livraisons d’armes entre Paris et Pretoria, Quelques mois plus tard, la fourniture avortée de cinquante missiles Mistral à l’Afrique du Sud, via Brazzaville, pourrait être la manifestation de l’un des éléments du marchandage. À vrai dire, le zèle d’Ollivier est tel qu’on distingue mal les limites du «grand troc» qu’il a initié : inclut-il le deal avec Téhéran signalé par Yves Loiseau? les fournitures nucléaires évoquées par Vincent Hugeux ? Selon Williamson, «si September s’est mise en travers de ça, elle devait sûrement être tuée ».

Vers la fin de l’année 1987, des échafaudages recouvrent les façades de l’immeuble qui abrite l’ANC : un chantier de ravalement commence. Durant trois mois, ce ne seront qu’allées et venues dans les étages, les escaliers et les couloirs, bruits de raclages et de seaux. Le patron de l’entreprise

1. Cf. Ces messieurs Afrique, I, op. cit, p. 154-160.

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de peinture insiste pour obtenir la clef du bureau de l’ANC, ce que Dulcie September refuse. Stéphane, un jeune ouvrier, vient souvent bavarder avec elle. Il fait mine de s’intéresser à la cause de l’ANC. Ses collègues en sont passablement étonnés, vu les opinions d’extrême droite qu’il affiche auprès d’eux. Un ami de Stéphane, Daniel, travaille aussi sur le chantier. Ou plutôt il bricole : manifestement, il ne connaît pas grand-chose du métier.

Le 29 mars 1988, Daniel et Stéphane sont étrangement seuls. Un seul autre ouvrier est à la tâche, loin du quatrième étage. On a demandé au contremaître, ce qui ne lui est encore jamais arrivé, d’aller donner un coup de main sur un autre chantier. Dulcie September est assassinée de cinq balles, tirées de face, sur le palier. L’accoutumance est telle aux bruits du chantier que personne dans l'immeuble ne prête attention aux coups de feu. Durant une demi-heure, jusqu’à l’arrivée de la police, Pierre Cazeel reste seul près du corps de la victime. Le courrier du jour et le sac à main de Dulcie semblent, d’après ses amis, avoir été fouillés.

L’enquête s’enlise rapidement. Pour la majeure partie de la presse, Dulcie September a été tuée par un commando sud-africain, aussitôt reparti 1. D'avance, la police se voit excusée de ne rien trouver. De bonnes âmes lui suggèrent une série de fausses pistes , où elle prend le temps de s’égarer. La

1. Pourtant, François Mitterrand comme Jacques Chirac —le duo cohahitationniste — n’envisagent pas un instant de rompre les relations diplomatiques avec Pretoria.

2. Au grand dam des policiers consciencieux, plusieurs arrestations furent
opérées dans les mouvements de soutien aux luttes anti-coloniales en Afrique australe. Il fallait suivre l’hypothèse d’un «règlement de comptés entre terroristes », émise dès le soir de l’attentat par le ministre de la Police Robert Pandraud. Cf. Dominique Le Guilledoux, Dulcie September : l’enquête piétine, in Libération du 09/04/88.

Dans les bureaux de Robert Pandraud traînait souvent l’ami de Jacques Chirac
Patrick Maugein, qui commença sa carrière d’intermédiaire tous azimuts dans les
années quatre-vingt comme représentant du groupe sud-africain Gencor, à la
recherche de contrats pétroliers. Cf. Nicolas Beau, Un homme d’affaires en or dans l’ombre de Chirac, in Le Canard enchaîné du 18/02/1998.

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société Sport Eco a quitté l'immeuble de l’ANC peu après le meurtre. Selon les peintres de l’entreprise de ravalement, leur «collègue» Daniel est parti pour la Suisse, dont il avait le passeport...

Plus grand monde ne s’intéresse à l’assassinat de Dulcie simple victime en apparence de règlements de compte « interafricains ». Sauf quelques Néerlandais, dont la journaliste Evelyn Groenink. Elle a repéré des bizarreries, sur Sport Eco en particulier. Venue à Paris, elle s’en ouvre à un confrère, Hervé Delouche, qui s’enthousiasme pour son investigation. Il la présente à l’équipe du mensuel qu’il vient de rejoindre, J'accuse. Ce périodique en cours de lancement affiche un objectif téméraire : enquêter sur les scandales du gouvernement et des services secrets. Le rédacteur en chef. De Bonis, et son adjoint Michel Briganti se montrent aussi emballés que Delouche. Evelyn Groenink reçoit une confortable avance pour l’exclusivité du reportage qu’elle prépare. En prime, on lui offre le plus beau bureau, et trois assistants. La journaliste va pouvoir chercher à loisir, et tenir en haleine la rédaction de J’accuse sur la progression de son enquête.

Le rôle de plusieurs sociétés françaises (Sport Eco, l’entreprise de ravalement) s’avère de plus en plus étrange. Subitement, on prie Evelyn Groenink d’arrêter les frais et de rentrer à Amsterdam. On lui promet une publication qui ne viendra jamais. J'accuse, d’ailleurs, ne connaîtra qu’une existence éphémère…

La journaliste tente vainement de partager ses découvertes avec la Brigade criminelle. Elle est accueillie par des visages consternés, mutiques. Seul un jeune inspecteur finit par lui lancer : « Vous ne pensez tout de même pas que nous allons arrêter nos propres collègues ? »

Éloignée du lieu du meurtre, Evelyn Groenink aura plus de difficulté à boucler l’investigation, publiée finalement en

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janvier 1998 par The Weekly Mail & Guardian. Quelques pièces du puzzle corsent son récit. Un mercenaire d’extrême droite, G., ancien de la Légion étrangère, a déclaré à un journaliste qu’une personnalité officielle lui aurait demandé de dresser un plan du bureau parisien de l'ANC. Un deuxième ex-légionnaire se dit tout à fait certain que la personnalité en question est directement impliquée dans l’assassinat de Dulcie September. L’ex-amie d’un troisième légionnaire, Antonia S., a confié qu’elle espionnait l’ANC à Paris et que, le 28 mars 1987, elle avait été prévenue de l’agression du lendemain. Selon plusieurs sources indépendantes consultées par Evelyn Groenink, les trois « bavards » ont de bonnes relations avec la DGSE — elle-même en excellents termes avec les services secrets de Pretoria.

Selon d’autres sources, ces derniers auraient recruté l’assassin de Dulcie September et ses complices dans le milieu des mercenaires issus des troupes d’élite de l’armée française, commandos et légionnaires. Ces exécutants auraient été payés par l’agent et marchand d’armes sud-africain Dirk Stoffberg. L’assassin serait venu des Comores !, Un Suédois vivant au Cap, Heine Hüman, l’aurait attendu à Roissy à la demande du capitaine Dirk Coetzee, chef d’un escadron de la mort sud-africain. Le Suédois et l’ex-légionnaire auraient confronté les deux moitiés du même billet d’un dollar, détenues par chacun d’eux 2.

Sous la houlette de Bob Denard, l’archipel comorien était devenu, on l’a dit, la base de prédilection de ce milieu

1. Selon les confidences de Dirk Stoffherg au journaliste sud-africain Jacques
Pauw, ces exécutants seraient d’anciens légionnaires français (cf. Frédéric Chambon, Les services secrets français sont accusés de collusion avec l'ancien régime d'Afrique du Sud, in Le Monde du 21/11/1997). Une source m’a confirmé la provenance comorienne de l’assassin (suggérée par l’article de Paskal Chelet, Les révélations du capitaine Cœtzee, in La Croix du 07/02/1990). Craignant des représailles de l’ANC, l’ambassadeur des Comores à Paris se fit invisible.

2. Cf. Paskal Chelet, art. cité.



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mercenaire, lié à des réseaux de droite ou d’extrême droite implantés en métropole — à Lyon et Marseille notamment. Cette soldatesque participait au trafic d’armes entre la France et l’Afrique du Sud et au contournement du boycott, sous couvert de sociétés privées de sécurité. Dès 1985, La Lettre de l’océan Indien 1 avait affirmé que les services sud-africains recrutaient «dans les milieux de mercenaires et des services d'ordre des mouvements d’extrême droite français des commandos chargés d'effectuer des attentats contre des cibles bien définies ».

Certains considèrent qu’un tel recrutement de barbouzes occasionnelles n’implique pas le gouvernement français 2. C’est oublier que le milieu mercenaire a bénéficié, en France ou dans les protectorats français, d’une complaisance jamais démentie. Il nage en Françafrique comme un requin dans l’eau, sollicité pour chaque opération immergée. Or qui, par facilité, ne cesse de commanditer de telles opérations, qui ouvre les vannes des flux françafricains ? Les sommets de l’État français, incapables jamais de renoncer à la séduction de ces eaux tropicales 3.

Alex Moubaris, militant de l’ANC et ex-collègue de September, estime qu’elle a été tuée «pour une raison très spéciale et urgente. Cette raison devait aussi valoir pour la France — de telle sorte qu’elle permette l’opération ». Directeur de l’Institut néerlandais pour l’Afrique australe, Peter Hermes estime que les services secrets français «ont fermé les yeux sur les préparatifs [de l’assassinat] dont ils avaient connaissance 4». Ils auraient eu deux jours avant le meurtre la confirmation par les services britanniques de la présence à

1. Reprise par Georges Marion et Edwy Plenel, art. cité.

2. Par exemple Frédéric Chambon, art. cité.

3. Voir plus loin les chapitres « Les réseaux résistent» et « Denarderies », p. 298.

4. Déclaration au Monde du 21/11/1997.

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Paris de l’agent sud-africain Dirk Stoffberg qui, de son propre aveu, a payé les exécutants 1. Dulcie September « était un obstacle à quelque chose », ajoute Moubaris. Les obstacles, on les supprime.

D’aucuns objectent encore que « Dulcie September a été tuée parce qu’elle constituait une cible plus facile que d'autres représentants de l’ANC mieux protégés 2». À supposer que ce fût le cas, pourquoi la cible était-elle si facile ? Parce que la Françafrique était la meilleure alliée du régime de l’apartheid, dont Dulcie September était l’ennemie! Accueillir à Paris le bureau de l’ANC ne valait pas protection diplomatique — des manières que les réseaux ont toujours méprisées, d’ailleurs.

Qu’avait donc découvert Dulcie September? Un lourd secret touchant au nucléaire ? Ou peut-être rien d’autre que ce que connaissaient déjà tous les milieux bien informés : la massive collaboration franco-sud-africaine, gauche mitterrandienne et droite confondues. Mais il ne fallait surtout pas que l’indignation militante fasse déborder l’information audelà du microcosme des initiés. Car alors tout le discours hypocritement bienveillant envers les Noirs africains eût été dévalué. Le cynisme eût apparu sans masque, dans une nudité insupportable.

1. Selon L'Humanité du 05/04/1988.
2. Jacques Pauw, journaliste sud-africain. Propos repris par Frédéric Chambon,
art. cité,

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