Fiche du document numéro 31764

Num
31764
Date
Jeudi Septembre 2016
Amj
Taille
939525
Titre
Antoine Glaser. Arrogant comme un Français en Afrique [Note de lecture]
Nom cité
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
C’est sur une uchronie, sur les bords de la lagune
d’Abidjan, que s’ouvre le nouveau livre d’Antoine
Glaser : la visite par un groupe de collégiens
ivoiriens du Musée de la Françafrique en 2017.
Toutefois, la fiction rattrape la réalité : si le professeur abidjanais tâche d’expliquer à ses élèves,
galerie par galerie, l’archéologie et l’histoire de la
Françafrique, c’est bel et bien le passage des saisons qui domine dans l’esprit des jeunes adolescents africains. De quel monde leur parle-t-on ?
Quels sont ces fossiles franco-africains vieux
d’un demi-siècle, exhumés du temps des indépendances ? Car, au fond, au xxie siècle, il faut bien
être un Français trop sûr de son héritage postcolonial pour croire que les horloges africaines sont
encore réglées sur celles de Paris.
C’est à ce regard décalé, sévère et lucide, que se livre le fondateur de la
Lettre du Continent, « toujours pillée, jamais citée ». Fin connaisseur des ruelles
du village franco-africain qu’il arpente depuis des décennies – et qu’il continue
d’arpenter –, il inscrit son ouvrage à la fois à la suite d’ AfricaFrance (Fayard,
2014) et dans l’esprit de Ces Messieurs Afrique (Calmann-Lévy, 1992) par l’acidité des portraits qu’il brosse. Basés sur l’anaphore « Arrogants comme… »,
huit chapitres – ou huit portraits collectifs – sont dressés : « nos présidents en
chefs de guerre » (chapitre 1), « nos hommes d’affaires en Chinafrique » (chapitre 2), « nos conseillers et professeurs dans leur tour d’ivoire » (chapitre 3),
« nos militaires en solo » (chapitre 4), « nos diplomates en lévitation » (chapitre 5), « nos politiques en missi dominici présidentiels » (chapitre 6), « nos
missionnaires en perdition » (chapitre 7), enfin « nos avocats aux marches des
palais » (chapitre 8).
Loin d’être un réquisitoire au vitriol, la finesse du livre réside dans le
dépassement des titres et de l’actualité pour offrir une réf lexion plus large.
Chacun de ses chapitres n’est pas une plainte ou un regret mais une mise en
perspective historique des récentes mutations – peu ou mal prises en compte
par les acteurs institutionnels français selon l’auteur – qu’a connues l’Afrique,
continent hyperconnecté et mondialisé du xxie siècle. Précisons qu’Antoine
Glaser n’attaque pas les corporations en tant que telles, chapitre après chapitre : il souligne l’inertie intellectuelle d’un système promis en permanence à
l’aggiornamento (la Françafrique et les relations franco-africaines) mais qui
1. Fayard, 2016.

144 notes de lecture

Afrique contemporaine 256

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Antoine Glaser
Arrogant comme un Français en Afrique 1

2. Voir Charles-Robert Ageron, « La
survivance d’un mythe : la puissance

par l’empire colonial (1944-1947) »,
Revue française d’histoire

d’outre-mer, t. LXII, n° 269,
4 e trimestre 1985, p. 387-403.



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dans les faits perdure au prix d’un jeu de niches qui vont en peau de chagrin,
mais dont quelques intermédiaires des mondes politiques, économiques ou
autres, s’affichent comme les ultimes garants.
Un écart se joue dans la mondialisation du continent : alors que l’État
français fantasme toujours son inf luence en Afrique et dans le monde 2 , quelques
grands groupes français – qui ne représentent pas l’État à la différence d’Elf
dans les années 1960-1990 – se taillent la part du lion : « Bouygues, Bolloré,
Castel : le trio des condottieri ». Encore convient-il de préciser que cette observation ne vaut que pour quelques grands groupes, qui ne sont pas légion au sein
d’un Conseil français des investisseurs français en Afrique (CIAN) concurrencé
par la Chinafrique ou le droit des affaires en mode common law.
Le dernier chapitre, consacré aux avocats, constitue un révélateur de
ces jeux de niches, difficiles à percer pour un non-initié dans un contexte de
judiciarisation croissant. À la faveur des enjeux constitutionnels (du « toilettage » de Charles Debbash pour la succession d’Eyadéma en 2005 jusqu’à la
question du verrou des deux mandats actuellement en jeu en Afrique centrale),
des affaires à scandale (« Bien mal acquis ») jusqu’au droit des affaires (« OPA
sur le marché africain du droit des affaires », à travers la création d’un barreau
spécifique de l’OHADA à Paris pour faire face aux offensives des cabinets américains), le monde des avocats s’est entremis au point de devenir une nouvelle
courroie spécifique, quoique officiellement non étatique, entre les palais africains, les sociétés civiles africaines et la France.
Mais c’est bien l’inf luence du politique dans le judiciaire – ou plus exactement du judiciaire au plus près du politique – qui est recherchée, ainsi que
l’annonce le dernier sous-titre – « Cherche bâtonnier bien branché sur l’Élysée » – qui décrit le recrutement en décembre 2010 par Alassane Ouattara de
l’avocat Jean-Pierre Mignard, proche de François Hollande, en anticipation de
la victoire de ce dernier en 2012. Les lignes des avocats anticipent-elles celles
de politiques ou les brouillent-elles ? Sans doute pouvait-on attendre dans la
même veine un ultime chapitre : le rôle de médias et communicants dans l’information, l’orientation de l’information – voire parfois la désinformation – et
la communication de dirigeants africains, au gré de leurs alliances et/ou de
leurs contrats à travers le continent. Et bien entendu des chapitres sur les développeurs et les humanitaires. Mais cela n’enlève rien à la qualité de l’ouvrage.
Le livre d’Antoine Glaser est enthousiasmant et stimulant, car il n’est
ni manichéen ni inutilement polémique. Au contraire, il interroge les ressorts
de la « vocation africaine » de la France pour les remettre légitimement en
question : sur quoi repose-t-elle en 2016 ? Un héritage complexe et tortueux
de la colonisation à la Françafrique ? Certes, mais quelle traduction lui donner aujourd’hui ? L’image de la salle des « occasions perdues » qui clôture dans
l’épilogue le Musée imaginaire de la Françafrique est éloquente.

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3. Archiviste paléographe, agrégé et
docteur en histoire, membre de
l’IMAf, Jean-Pierre Bat appartient au

146 notes de lecture

Groupe d’études sur les mondes
policiers en Afrique (GEMPA). Il est
l’auteur du Syndrome Foccart.

La politique française en Afrique de
1959 à nos jours (Gallimard, 2012)
(bat.jeanpierre@gmail.com).

Afrique contemporaine 256

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Reste alors le dernier argument de la politique française en Afrique :
la proximité géographique d’un périmètre où Paris joue son inf luence – désormais sécuritaire et démographique. Mais il s’agit alors de parler de l’Afrique
politique du xxie siècle et non de l’héritage d’une place prétendument spécifique pour la France. Or, face aux contraintes d’engagements tels que les opérations Serval/Barkhane et Sangaris (avec leur part de traumatisme sous-estimé),
la realpolitik et les alliances tactiques renversent les promesses réformistes
jamais tenues, rangées aux vestiaires de la Françafrique et qui donnent aux
citoyens du continent le sentiment de n’avoir servi que d’antichambre à la
conquête du pouvoir élyséen.
Le risque est grand de croire au « passé africain » de la France sans en
maîtriser les ressorts. Bien souvent, l’AfricaFrance s’impose comme le revers
de la Françafrique – avec ses risques de manipulations inversées et surtout non
contrôlées par Paris, qui se retrouve ainsi aux prises avec d’inextricables crises :
« C’est toujours la présomption de connaître la situation et les hommes qui […]
pousse à la faute », écrit Antoine Glaser. Or, en 2016, un nouvel écran de fumée
vient brouiller l’analyse des relations franco-africaines : « La quatrième – et la
plus grave – erreur historique de la France : la phobie du migrant a totalement
éclipsé le formidable potentiel que représente la diaspora africaine.
Toute réforme réelle ne peut passer que par une réforme intellectuelle,
en profondeur et sur la durée, de la politique africaine de la France. Antoine
Glaser laisse d’ailleurs le dernier mot à l’historien Joseph Ki-Zerbo : « Il faut
que le Nord ait suffisamment de bon sens et de modestie pour comprendre qu’il
peut apprendre quelque chose des pays du Sud. » Jean-Pierre Bat 3

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