Fiche du document numéro 33230

Num
33230
Date
Mercredi 11 juillet 2001
Amj
Taille
34902
Titre
Entretien de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec le quotidien « Le Monde » le 11 juillet 2001, sur la politique africaine de la France, la présence militaire de la France en Afrique, l'intervention militaire sur ce continent et les relations entre la France et le Maghreb
Source
Fonds d'archives
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Q - Comment définiriez-vous la nouvelle politique africaine de la France ?

R - La politique que je conduis avec Charles Josselin consiste à s'adapter à l'évolution des réalités et des mentalités tout en maintenant un engagement fort - à l'opposé de la plupart des pays occidentaux. Historiquement, notre politique a souvent été conçue dans un esprit de rivalité avec les autres pays occidentaux présents en Afrique, à commencer par la Grande-Bretagne. Nous faisons tout pour dépasser ces compétitions stériles et avoir une approche concertée. Autre changement majeur : nous ne nous ingérons plus dans les crises internes. Depuis l'arrivée à Matignon de Lionel Jospin, nous avons résisté aux pressions pour intervenir sous des prétextes qui pouvaient paraître bons dans une appréciation à court terme. Enfin, il y a une politique d'encouragement à la démocratisation de l'Afrique, mais sans cynisme. Il ne s'agit pas d'utiliser des critères ou d'imposer aux pays africains des exigences immédiates pour leur maintenir la tête sous l'eau.

Q - De quelle façon cette nouvelle politique s'oppose-t-elle à l'ancienne, dont on n'a jamais fait le bilan ?

R - Elle s'oppose d'abord au fait de ne pas avoir de politique ! Pour la plupart des pays occidentaux, ce n'est même pas la peine d'avoir une politique à l'égard de l'Afrique, sauf humanitaire. Or, en ce qui nous concerne, nous ne pensons pas qu'il suffit d'un peu d'aide, de condamnations rituelles des entraves à la démocratisation et, pour le reste : "débrouillez-vous". Cette posture distanciée n'est pas la nôtre. La France, l'Europe, doivent avoir une politique africaine. Ensuite, bien sûr, notre politique diffère de l'ancienne, sans que la France n'ait à rougir de ce qu'elle a fait dans ses anciennes colonies, depuis de Gaulle jusqu'au discours de La Baule (en juin 1990) de François Mitterrand. Ni fiasco, ni culpabilité. Mais les réalités, de même que les mentalités africaines et françaises ont changé. Ce qui était considéré comme allant de soi dans les rapports entre la France et l'Afrique ne l'est plus aujourd'hui.

Q - Ni fiasco, ni culpabilité, cela inclut-il le Rwanda ?

R - C'est un cas à part. Mais cela ne change pas mon évaluation d'ensemble. On ne peut pas dire que la politique française au Rwanda a conduit à un génocide. Cette politique, celles des accords de paix d'Arusha, a totalement échoué. C'est terrible. Elle visait à obliger les Hutus à partager le pouvoir avec les Tutsis, contre les extrémistes des deux camps, pour prévenir le retour des massacres qui ont marqué de façon cyclique l'histoire du Rwanda.

Q - Puisque vous avez abandonné l'interventionnisme d'antan, des bases militaires à Abidjan ou à Libreville ont-elles encore un sens ?

R - Il faut voir cette présence dans une perspective évolutive - dont je ne connais pas le terme. Les cinq bases françaises restent un élément de stabilisation. Elles ont pu être utilisées, dans le passé, pour des interventions à l'ancienne. C'est fini. Aujourd'hui, nos implantations servent à la formation des armées des pays hôtes ou des forces régionales de paix et, en cas de nécessité, à l'évacuation des communautés étrangères. Il y a déjà longtemps que nous ne raisonnons plus seulement en termes de "communauté française".

Q - On peut douter de l'effet stabilisateur de la présence militaire française, à voir l'armée ivoirienne après quarante ans de coopération très étroite.

R - Ce n'est pas en partant qu'on stabiliserait mieux la situation ! Si des Africains ont un point de vue différent, on en discutera. Mais il ne faut pas non plus être obsédé par une volonté de liquidation.

Q - Pourquoi ne pas "liquider", par exemple, la clause secrète de l'accord de défense avec la Côte d'Ivoire, qui prévoit une intervention française en cas de troubles intérieurs ?

R - C'est tout à fait envisageable. Et ce serait dans la logique de ce que nous avons entrepris ces dernières années pour lever les ambiguïtés. Mais, aujourd'hui, le problème n'est pas posé.

Q - Celui des partenaires européens avec lequel vous avez le plus coopéré, la Grande-Bretagne, mène une politique diamétralement opposée à celle de la France : création d'un ministère autonome de la Coopération, intervention militaire en Sierra Leone, l'Afrique affichée comme "priorité" pour le second mandat de Tony Blair.

R - Quand nous avons lancé la politique d'harmonisation, à Saint-Malo (décembre 1998), nous ne pensions pas qu'il suffirait de deux ou trois sommets sympathiques pour surmonter une rivalité aussi ancienne. Mais c'est précisément pourquoi nous avons engagé cette politique de rapprochement, par exemple, avec des voyages communs. Notre engagement en Afrique ne peut être solitaire. Avec qui pouvons-nous coopérer ? Avec les Américains pour le maintien de la paix et, en Europe, avec les Britanniques, les Belges et les Portugais. C'est un travail de longue haleine.

Q - La Grande-Bretagne est intervenue en Sierra Leone à partir d'une analyse propre, en contradiction totale avec la philosophie que vous préconisez.

R - C'est, en effet, un paradoxe de voir que, quand nous faisons un travail politico-psychologique pour dégager notre politique africaine de ce qu'elle a pu avoir de contestable dans le passé, les Britanniques peuvent se permettre de mener en Sierra Leone une opération comparable à ce que la France faisait, de de Gaulle à Mitterrand. Et qu'ils sont applaudis par tout le monde. Mais les Britanniques savent qu'ils ne pourront pas résoudre le problème de la Sierra Leone et de ses voisins par une opération militaire de ce type. Donc, on se retrouvera.

Q - Par rapport au Maghreb, n'y a-t-il pas deux poids deux mesures ? Le déficit démocratique en Côte d'Ivoire est sanctionné, l'Etat policier en Tunisie ne l'est pas.

R - Les situations ne sont pas identiques. La règle qui nous inspire, c'est de faire évoluer les situations dans le bon sens. Personne n'est capable d'instaurer instantanément la démocratie parfaite. Chaque société a, à un moment donné, un potentiel de démocratisation. La Tunisie peut-elle mieux faire ? Evidemment "oui". J'espère et je crois que le développement économique de ce pays, sa proximité avec l'Europe lui permettront de surmonter la crispation actuelle.

Q - La France est mise en cause tantôt pour son "ingérence", tantôt pour son "abandon" de l'Afrique. Que pensez-vous des accusations algériennes, selon lesquelles la France est à l'origine de la contestation actuelle ?

R - Le pouvoir algérien sait très bien que c'est totalement faux, que cette contestation résulte de problèmes internes. Je ne peux pas m'imaginer qu'ils se trompent là-dessus eux-mêmes. C'est un dérivatif qui traduit un désarroi face à une situation insaisissable. La mise en cause de la France est fréquente, mais nous resterons constructifs.

Q - Mais il n'est plus question d'un voyage en Algérie de Jacques Chirac ou de Lionel Jospin ?

R - Le principe en est acquis mais les conditions favorables ne sont pas réunies.

Q - Ailleurs en Afrique, on reproche de plus en plus souvent à la France l'"abandon" du continent.

R - Ce reproche vient de milieux qui, en réalité, voudraient revenir à la politique franco-africaine d'antan, avec laquelle ils étaient plus à l'aise, même s'ils ne le disent pas ainsi. Ce reproche d'abandon vise à nous culpabiliser. Mais nous n'avons pas besoin de cela pour ne pas "abandonner" l'Afrique, si tant est que cette expression paternaliste ait un sens aujourd'hui.

(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 juillet 2001)

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