Fiche du document numéro 34192

Num
34192
Date
Samedi 14 mars 1998
Amj
Taille
20714
Titre
Au Rwanda, « la France » n'est pas coupable
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
DEPUIS quelques semaines, la politique de la France au Rwanda entre 1990 et 1994 est redevenue d'actualité. Mise en accusation depuis des années par les rescapés du génocide de 1994, par des observateurs internationaux, y compris africains, elle est enfin publiquement mise en cause par la société civile de notre pays.

L'extermination délibérée et planifiée de plus de huit cent mille hommes, femmes et enfants (essentiellement des Tutsis pour le fait d'être nés, mais aussi des Hutus pour le fait d'être de vrais démocrates) par un régime de type nazi a bénéficié d'un appui sans réserve des autorités françaises. Ce fait énorme a rendu insoutenable l'argument de la raison d'Etat, si souvent avancé pour fuir tout débat sur la politique africaine de notre pays. Ce génocide entache l'image et l'action de la France. Allions-nous, cette fois encore, attendre cinquante ans pour procéder à l'incontournable examen de conscience citoyen ?

Le refus par nos gouvernements successifs d'analyser les dysfonctionnements de l'appareil d'Etat qui ont conduit à la tragédie de 1994 au Rwanda ne fait qu'aggraver le discrédit de notre pays et le malaise des citoyens. Il pose, entre autres, la question de la sincérité de ceux qui disent vouloir modifier la politique africaine de la France selon des principes républicains : les invocations du « pays des droits de l'homme » ou la commémoration de J'accuse peuvent être ressentis comme de simples alibis politiques. Le président Mitterrand n'avait-il pas rappelé le « plus jamais ça » à Oradour-sur-Glane, le 10 juin 1994, sans une parole pour le Rwanda ?

L'entretien, par un silence malsain, d'un syndrome de culpabilité collective face au Rwanda sera de moins en moins accepté par l'opinion publique. Les institutions de l'Etat qui ont été concernées au premier chef par la politique française dans ce pays, notamment l'armée, la diplomatie et la coopération au développement, ne pourront elles-mêmes supporter indéfiniment le soupçon d'avoir été instrumentalisées dans cette affaire par des entreprises douteuses et des cercles obscurs.

Dire que « la France » est coupable est une formule hâtive, reprise partout ces derniers jours et qui risque d'appeler une réponse aussi simpliste du berger à la bergère. Pour sortir de cette accusation globalisante et réductrice, il est nécessaire d'identifier les responsabilités précises au sein de l'Etat et de la société française depuis 1990. Ces responsabilités sont un composé de compromissions et d'égarements. On discerne des acteurs maffieux et des intérêts peu reluisants, mais aussi des dérives liées autant à l'ignorance qu'à la malveillance. Si l'on veut progresser dans la compréhension du passé, mais aussi dans la construction de l'avenir, il importe de démêler le noeud de préjugés qui a inspiré la politique française dans cette région d'Afrique et d'identifier les forces qui l'ont habilement entretenu.

Pourquoi la seule grille de lecture d'un grand nombre d'acteurs a-t-elle été l'ethnisme, sans voir que, dans le cas du Rwanda, c'est un racisme qui était en fait à l'œuvre ? Une enquête qui, au-delà d'une simple mission d'information sur les interventions militaires, répondrait à un réel souci d'examen de conscience citoyen, bref, une véritable commission vérité indépendante de tous les groupes de pression, aborderait inévitablement des responsabilités dans des secteurs multiples concernés par les relations françaises avec l'Afrique, politiques avant tout, militaires et financiers assurément, mais aussi socioculturels.

Comment un ambassadeur pouvait-il traiter de « rumeurs » les pogroms de 1992 ? Comment des militaires français ont-ils pu être amenés à participer à la chasse au faciès dans la région de Kigali et à former des miliciens dont l'idéologie était connue ? Comment un ministre français a-t-il pu conseiller à l'opposition intérieure hutue au régime Habyarimana de faire bloc, au contraire, avec ce dernier contre le Front patriotique rwandais (FPR, tutsi), sans voir qu'il conseillait à des démocrates de constituer un front de race ? Comment la présidence de la République a-t-elle pu trouver normal de correspondre avec les leaders les plus racistes du Rwanda au moment même où ils entretenaient des pogroms, préludes au génocide ? Comment des ONG ont-elles pu contribuer, avec l'aide de la coopération, à soutenir dès l'automne de 1994 la nomenklatura qui, à l'ombre de l'opération « Turquoise », avait glissé de l'entourage du gouvernement génocidaire de Gitarama à l'encadrement politico-policier des camps de réfugiés de Goma et Bukavu, sans reconnaître que le programme de ces derniers reprenait la propagande même du génocide ? Comment des groupes de pression ont-ils pu réussir à ce que la justice française traîne autant des pieds dans la poursuite de suspects de génocide cachés dans notre pays ? Comment des maîtres à penser de la médiatisation africaniste ont-ils pu, sans états d'âme, reprendre les slogans de services spéciaux et entretenir l'idée qu'en fin de compte la logique fondamentale de la crise était celle d'une guerre interethnique ? Comment, au nom de la francophonie, le négationnisme le plus arrogant peut-il s'exprimer tranquillement, aujourd'hui encore, dans notre pays ?

Non, « la France » n'est pas coupable. Mais que la culture politique de notre pays ait pu être trahie à ce point sur un terrain étranger mérite une clarification. Pourquoi la tradition citoyenne a-t-elle été supplantée si souvent dans la région des Grands Lacs par la vision communautariste, décalquée du schéma imposé par la mouvance démocrate-chrétienne belge dans cette région depuis quarante ans ?

Pourquoi avoir adhéré si aveuglément, y compris chez des militants de gauche, à la confusion socio-raciale entre majorité ethnique et préférence autochtone, au nom de la « démocratie » ? Ne voyait-on pas que l'idéal démocratique était dévoyé et bafoué au point de justifier des pogroms et, finalement, un génocide ? Cela mérite réflexion.

Aujourd'hui, la société rwandaise est piégée par la tentation des culpabilités collectives, nourries par le sang versé et par les calculs de responsables de divers bords, qui trouvent intérêt à diluer les responsabilités politiques et idéologiques. Rechercher la vérité en France, c'est aussi aider, par l'exemple, ce pays meurtri et agir pour que le génocide n'ait pas réussi à cautionner définitivement un racisme dont la contagion en Afrique centrale est redoutable.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024