Fiche du document numéro 4918

Num
4918
Date
Mercredi 15 mai 2013
Amj
Taille
29335
Titre
Conclusions du rapporteur public, Monsieur Bertrand Dacosta, lues en séance publique le 15 mai 2013 devant les 7ème et 2ème sous-sections réunies du Conseil d'État dans le cadre de l'affaire n° 366219 « Ministre de l'Intérieur c/ Mme Agathe Habyarimana »
Nom cité
Mot-clé
Type
Décision judiciaire
Langue
FR
Citation
N° 366219
Ministre de l’Intérieur c/Mme Agathe Habyarimana
7ème et 2ème sous-sections réunies
Séance du 15 mai 2013
Lecture du 5 juin 2013

CONCLUSIONS
M. Bertrand DACOSTA, rapporteur public

Mme Agathe Kanziga, née en 1942, est la veuve de l’ancien président du Rwanda,
Juvénal Habyarimana, dont l’avion s’est écrasé le 6 avril 1994 à Kigali, événement à la suite
duquel a été déclenché un génocide qui allait faire environ 800 000 victimes. Mme
Habyarimana a quitté le Rwanda quelques jours après la disparition de son mari et a gagné la
Centrafrique, puis la France, en avril 1994. Entre 1994 et 2003, elle a séjourné en France et
dans différents pays d’Afrique. Elle a alors présenté une demande d’asile auprès de l’OFPRA
et s’est heurtée à une décision de rejet. L’Office a estimé que son cas correspondait à un des
motifs d’exclusion prévus par l’article 1er de convention de Genève. Aux termes des
stipulations de cet article, la convention n’est pas applicable « aux personnes dont on aura des
raisons sérieuses de penser : a) qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de
guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour
prévoir des dispositions relatives à ces crimes (…). » La Commission de recours des réfugiés
a confirmé cette analyse. Vous avez rejeté le pourvoi de l’intéressée par une décision du 16
octobre 2009 (T.).
Quelques semaines plus tard, Mme Habyarimana a sollicité la délivrance d’une carte
de séjour temporaire portant la mention « vie privée et familiale », sur le fondement des
dispositions du 7° de l’article L. 313-11 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du
droit d’asile (CESEDA). Rappelons que celles-ci prévoient la délivrance de plein droit d’une
telle carte, « sauf si sa présence constitue une menace pour l’ordre public », « à l'étranger
(…) dont les liens personnels et familiaux en France, appréciés notamment au regard de leur
intensité, de leur ancienneté et de leur stabilité, des conditions d'existence de l'intéressé, de
son insertion dans la société française ainsi que de la nature de ses liens avec la famille
restée dans le pays d'origine, sont tels que le refus d'autoriser son séjour porterait à son droit
au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des motifs du
refus ».
Le préfet a refusé l’octroi du titre sollicité au motif que la présence en France de
Mme Habyarimana constituait une menace pour l’ordre public et qu’un tel refus ne portait pas
une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée et familiale. La décision a été
annulée par le tribunal administratif de Versailles pour défaut de consultation de la
commission du titre de séjour. Le préfet a repris une décision identique, assortie d’une
obligation de quitter le territoire français, le 4 mai 2011. Le tribunal administratif a prononcé

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une nouvelle annulation et la requête d’appel du préfet a été rejetée par un arrêt du 6
décembre 2012 de la cour administrative d’appel de Versailles, contre lequel se ministre de
l’intérieur se pourvoit en cassation.
Signalons que les autorités rwandaises ont émis, en 2009, un mandat d’arrêt
international pour génocide et crimes contre l’humanité, mais que la demande d’extradition de
Mme Habyarimana a été rejetée par la cour d’appel de Paris le 28 septembre 2011. Une
information judiciaire a également été ouverte en France en 2007 à la suite d’une plainte avec
constitution de partie civile du « Collectif des parties civiles pour le Rwanda » ; elle n’a pas
eu de suites à ce stade.
Pour rejeter la requête d’appel du préfet, la cour a d’abord relevé que Mme
Habyarimana n’avait pas fait l’objet de poursuites pénales s’agissant des faits qui avaient été
retenus par la Commission de recours des réfugiés comme constituant des raisons sérieuses de
penser qu’elle avait participé à la préparation du génocide ; elle a ensuite estimé qu’il ne
ressortait pas des pièces du dossier que « par ses actes ou même sa présence, elle aurait,
depuis son entrée en France, constitué une menace pour l’ordre public. »
La cour a constaté, par ailleurs, que Mme Habyarimana résidait en France depuis
plus de sept ans à la date de la décision, qu’y séjournaient certains de ses enfants et leurs
propres enfants de nationalité française, qu’elle n’avait plus d’attaches dans son pays
d’origine, et que, malgré la présence d’une fille au Canada, il ne ressortait pas des pièces du
dossier qu’elle pourrait reconstituer sa vie privée et familiale dans un autre pays ; d’où, selon
l’arrêt, une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie familiale.
Vous devrez, selon nous, accueillir le moyen tiré de que la cour a commis une erreur
de droit, s’agissant du premier temps de son raisonnement.
Rappelons, tout d’abord, que votre jurisprudence n’a jamais réduit la notion d’ordre
public à sa seule composante matérielle ; elle comporte également une composante morale ou,
si l’on préfère un autre terme, « immatérielle ». Vous en donnez des illustrations à intervalles
réguliers. En témoignent votre décision d’assemblée Commune de Morsang-sur-Orge du 27
octobre 1995 (p. 372), qui range la dignité de la personne humaine au nombre des
composantes de l’ordre public, ou, plus récemment, votre décision Dieng du 16 avril 2010 (n°
318726, p. 122), qui juge que l'état de polygamie fait partie des motifs d'ordre public
susceptibles d'être pris en considération pour fonder un refus de visa sollicité pour la venue
d'un conjoint lorsqu'elle conduirait l'étranger séjournant en France à y vivre en situation de
polygamie.
Et surtout, par votre décision du 3 février 2012, Ministre de l’intérieur, de l’outremer, des collectivités territoriales et de l’immigration c/ M. Ntagerura (à publier au recueil),
confrontés au refus de visa opposé à un ancien ministre du gouvernement rwandais, vous avez
considéré que les autorités consulaires pouvaient « opposer un refus aux demandeurs ayant
été impliqués dans des crimes graves contre les personnes et dont la venue en France, eu
égard aux principes qu’elle mettrait en cause ou au retentissement de leur présence sur le
territoire national, serait de nature à porter atteinte à l’ordre public. » Ce raisonnement est
transposable à un refus de titre de séjour, avec même un « a fortiori », puisque le visa ne
permet que l’accès au territoire national, tandis que la délivrance d’un titre de séjour consacre
juridiquement le droit de l’étranger de résider régulièrement en France. Lorsque la présence

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d’un étranger sur le territoire français, compte tenu de son implication antérieure dans des
crimes graves, est en soi de nature à porter atteinte à l’ordre public, l’octroi d’un titre de
séjour est susceptible d’y porter une atteinte supplémentaire.
Dans l’affaire qui a donné lieu à votre décision de 2012, vous avez estimé qu’un
refus était justifié, l’intéressé ayant continué d’exercer d’importantes responsabilités
ministérielles durant toute la période des massacres, alors même qu’il avait été acquitté par le
Tribunal pénal international pour le Rwanda des crimes de génocide et de complicité de
génocide.
Ici, la cour a, en quelque sorte, neutralisé les faits imputés à l’intéressée au motif
qu’elle n’avait pas fait l’objet d’une condamnation ni de poursuites pénales ; puis elle a estimé
que, depuis son entrée en France, elle n’avait pas constitué une menace pour l’ordre public.
Or, on vient de le voir, indépendamment du comportement d’un étranger ou des troubles
éventuels que sa présence physique peut entraîner, vous avez admis que l’entrée et le maintien
sur le territoire national d’une personne ayant été impliquée dans la commission d’un
génocide puisse être de nature à porter atteinte à l’ordre public. L’Etat peut refuser l’entrée
sur le territoire à l’étranger concerné en ne lui accordant pas le visa sollicité. Si l’étranger est
déjà sur le territoire français, on conçoit qu’il puisse tolérer cette situation de fait, en
particulier si l’étranger ne peut pas être éloigné vers son pays d’origine et tant qu’aucun autre
Etat d’accueil n’est disponible. Mais l’autorité administrative peut refuser de lui délivrer un
titre lui permettant de séjourner régulièrement en France. Il n’existe pas de droit à
régularisation pour l’étranger dont la présence constitue une menace à l’ordre public, au seul
motif que son éloignement se heurte à des contraintes matérielles ou juridiques.
Si vous nous suivez, vous annulerez pour ce motif l’arrêt attaqué.
Vous vous retrouverez donc saisis de la requête d’appel du préfet. Le jugement du
tribunal administratif est curieusement construit. Le premier juge a en effet interprété l’arrêté
comme étant fondé sur deux motifs distincts : le fait que la situation familiale de l’intéressée
ne justifiait pas de droit au séjour et la menace pour l’ordre public. Il est vrai que la rédaction
de l’arrêté pouvait entretenir une certaine confusion. Et il a successivement censuré ces deux
motifs. Il a jugé, en premier lieu, que Mme Habyarimana remplissait les conditions fixées par
l’article L. 311-11, 7°, puis, en second lieu, que, s’agissant du motif d’ordre public, l’arrêté
était insuffisamment motivé : le préfet se serait borné à se référer à la décision de l’OFPRA et
aux décisions juridictionnelles rendues par la Commission de recours des réfugiés et par le
Conseil d’Etat.
Vous commencerez par constater que le préfet a pris en compte les faits sur lesquels
s’est fondée la Commission de recours, comme il lui était loisible de le faire. Le moyen tiré de
l’insuffisance de motivation doit être écarté.
Vous entrerez ensuite dans le cœur du débat : l’articulation entre la menace à l’ordre
public et le droit de mener une vie familiale normale, qui relève d’un contrôle de qualification
juridique.
Rappelons que le statut de réfugié a été refusé à Mme Habyarimana en raison de la
place importante qu’elle a tenue au sein du régime avant 1994 et au début des événements. La
Commission de recours, en son temps, s’est appuyée sur les travaux et les documents
disponibles, attestant que le gouvernement rwandais avait déjà été impliqué, au cours des

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années précédentes, dans des massacres, en laissant agir, voire en encourageant, des groupes
extrémistes hutus, et en favorisant une propagande haineuse à l’encontre de la communauté
tutsie. Dès 1993, un rapport établi par la Commission d’enquête internationale sur les
violations des droits de l’homme au Rwanda, regroupant différentes organisations non
gouvernementales, en attestait. Citons également le rapport de la mission parlementaire sur le
Rwanda, rendu public en 1998 : « Tout concorde pour dire que l’extermination des Tutsis par
les Hutus a été préparée de longs mois à l’avance, à la fois en termes d’idéologie, par la
manipulation de la population avec l’aide des médias notamment, et en termes d’instruments
du génocide, par la distribution systématique d’armes, l’utilisation de caches et la formation
des milices. » Le pouvoir en place a donc eu une responsabilité éminente dans ces
événements. Aucun élément postérieur n’est venu infirmer cette analyse. La Commission de
recours a également tenu pour établi, en citant des sources nombreuses et diverses, l’existence
d’un premier cercle du pouvoir, appelé « Akazu », dans lequel Mme Habyarimana jouait un
rôle prépondérant. Là encore, l’intéressée a toujours rejeté ces accusations, mais celles-ci sont
largement documentées. Pour tenter de vous convaincre qu’elles sont sans fondement, elle
prend appui, essentiellement, sur le fait que, quelques semaines après l’intervention de votre
décision de 2009, la chambre d’appel du Tribunal pénal international pour le Rwanda a
acquitté son frère, Protais Zigiranyizaro, en écartant des témoignages qui auraient été ceux-là
mêmes sur lesquels s’était fondée la Commission de recours des réfugiés. M. Zigiranyizaro
avait été condamné en première instance à 20 ans de prison pour sa participation au génocide.
La chambre d’appel a estimé que plusieurs témoignages avaient été recueillis dans des
conditions méconnaissant les règles applicables au traitement des preuves.
Mais cet argument n’emporte pas notre conviction. L’affirmation selon laquelle
Mme Habyarimana a exercé des responsabilités importantes, malgré l’absence d’un statut
officiel, est étayée par de nombreux éléments et témoignages, et pas seulement par ceux que
le Tribunal pénal international pour le Rwanda a finalement invalidés, pour des raisons de
procédure. Aucun élément ne vient établir, en sens inverse, que l’intéressée aurait tenté de
prévenir ou d’atténuer les massacres.
Il ne vous appartient pas, ici, d’établir la vérité historique sur les événements qui se
sont déroulés au Rwanda, ni de vous prononcer sur la responsabilité pénale éventuelle de
Mme Habyarimana. Il vous suffit de constater que la présence en France d’une personne qui a
exercé des responsabilités de haut niveau dans un régime impliqué dans la préparation d’un
génocide est de nature à porter atteinte à l’ordre public.
Dans ces conditions, il faudrait que le refus de titre de séjour opposé à Mme
Habyarimana porte à son droit de mener une vie familiale normale une atteinte d’une
singulière gravité pour neutraliser le motif invoqué par le ministre…
Atteinte il y a bien en l’espèce, puisque la plupart des enfants et des petits-enfants de
l’intéressée vivent en France, et que la présence continue de celle-ci est attestée avec certitude
depuis 2003. Mais cette seule circonstance ne suffit certainement pas, selon nous, à faire
regarder cette atteinte comme disproportionnée au regard du motif qui fonde la décision
attaquée.
PCMNC à l’annulation de l’arrêt attaqué et du jugement du tribunal administratif, au
rejet de la demande de Mme Habyarimana et au rejet de ses conclusions tendant à
l’application de l’article L. 761-1 du CJA.

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