Fiche du document numéro 34496

Num
34496
Date
Samedi 31 août 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
553637
Urlorg
Titre
Gaël Faye : “‘Petit pays’ m’a permis de ne plus avoir le sentiment d’être un exilé”
Soustitre
Littérature Huit ans après le succès de “Petit pays”, Gaël Faye publie “Jacaranda” (Grasset). Avec poésie, il s’intéresse encore au génocide rwandais, mais, cette fois-ci, à l’après.
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Assis à son bureau ou sur scène, Gaël Faye mêle poésie et humour pour, notamment, parler du Rwanda, du génocide et de la reconstruction. ©JF Paga

La poignée de main est franche, le sourire chaleureux. L’aller-retour Bruxelles-Paris effectué entre dimanche soir et lundi midi pour parler avec Léa Salamé dans la matinale de France Inter n’a pas entamé la bonhomie de Gaël Faye. Même l’estomac vide. Les voyants sont au vert. Son second roman, Jacaranda (Grasset), est, actuellement, sur le podium des meilleures ventes de livres en France. Un soulagement pour l’auteur de Petit pays. Ce premier roman avait été l’un des phénomènes de la rentrée littéraire 2016. Traduit dans une quarantaine de pays, il lui avait permis d’être finaliste du Goncourt, finalement décerné à Leïla Slimani pour Chanson douce. Dur à digérer ? “Alors, pas du tout”, assure Gaël Faye attablé au Tero, restaurant gastro durable à Saint-Gilles, avant de commander et de rembobiner. “Je venais de la musique. Je n’avais aucune notion de ce qu’était un prix littéraire. De l’impact que cela pouvait avoir. Cette espèce de folie qu’il y a autour. J’étais content de recevoir le Goncourt des lycéens.

Dans Petit pays, l’auteur-rappeur nous emmenait faire les quatre cents coups à Bujumbura avant l’effroi : le génocide au Rwanda. Dans un texte érudit, empreint d’humour et de poésie, mais moins poignant que le précédent, Gaël Faye s’intéresse à l’après. Aux conséquences de ce drame sur la société rwandaise, notamment chez ceux qui ne l’ont pas vécu. Comme le personnage de Stella, qui cache son mal-être en grimpant dans les branches de son arbre préféré : le jacaranda. Milan, le narrateur, va essayer de percer les secrets camouflés à l’ombre de la couronne bleu lavande.

Qu’est-ce qu’a changé Petit pays dans votre vie ?

Personnellement, il m’a permis de ne plus avoir le sentiment d’être un exilé, je n’ai plus le sentiment nostalgique qui m’habitait au moment de l’écriture. Et puis, ça m’a fait rencontrer un nouveau public, plus vaste que ce que j’avais avec la musique. Comme je sortais des projets discographiques en même temps, les deux univers ont fini par se rencontrer. J’ai fait des lectures musicales. Ça m’a donné envie d’écrire d’autres romans.

Vous avez mis huit ans pour publier Jacaranda. Pourquoi un délai aussi long ?

Finalement, huit ans après un succès comme cela, ça vient vite. Car il y a les traductions ensuite à l’étranger. On parle de quasiment quarante. Ça m’a fait beaucoup voyager quand même, car j’accompagne la sortie du livre. J’ai sorti cinq projets discographiques entre-temps. C’est à chaque fois, cinquante concerts, de la promo… Un film, une BD. J’ai des enfants, une femme, je me lave (rires), ça fait beaucoup…

Vous étiez parti, au départ, sur un autre projet romanesque ?

Tout à fait. J’ai tenté un autre roman qui m’a quand même pris la tête. Sur une star du rock, totalement autre chose. Pour Jacaranda, ce qui a pris du temps, ça a été de trouver la voix du narrateur. J’en ai tenté plusieurs. Notamment Stella qui était la narratrice au départ, puis un narrateur omniscient. Après, j’ai voulu faire un roman choral. Il m’est arrivé de passer trois semaines, un mois dans une direction, que je jette, finalement, à la poubelle. C’est dur psychologiquement, il ne faut pas se laisser envahir par le doute. Ça fait partie du travail d’écriture.

Comment êtes-vous revenu sur le Rwanda ?

Le personnage de Tante Eusébie, qui était déjà là dans Petit Pays me hantait. J’avais beaucoup de saynètes que j’écrivais en parallèle autour d’elle, pour savoir ce qu’elle devenait après le génocide. Peu à peu, ça a fait surgir de nouveaux personnages comme celui de Stella (la fille d’Eusébie, NdlR) qui est née d’une rencontre avec des jeunes Rwandais lors de la présentation de Petit pays dans des écoles. Dans un premier temps, j’ai cru que je pourrais faire de Stella une narratrice et je me suis rendu compte qu’on n’a pas le même regard sur la société. J’étais plus juste en étant un personnage de la génération d’avant. D’où le fait que Milan soit le narrateur. Je voulais un personnage un peu flottant, un peu paumé, comme en recherche de quelque chose qu’il ignore. Ça correspond à beaucoup de gens que je connais, en raison des silences entourant les familles et de cette histoire qui ne se raconte pas. Et puis, j’ai eu la chance dans ma vie de connaître mon arrière-grand-mère et de voir mes filles grandir dans un nouveau Rwanda. Je me suis pris à rêver d’un dialogue entre elles. Ce qui donne lieu à cette connivence entre Rosalie (le vrai prénom de son arrière-grand-mère) et Stella.

Vous mentionniez déjà le jacaranda dans Petit pays, l’un de vos albums s’appelle “Mauve Jacaranda”. Pourriez-vous le présenter aux gens qui ne le connaissent pas ?

C’est mon mot préféré en français depuis longtemps. C’est un arbre que je trouve majestueux, qui m’a toujours fasciné depuis l’enfance. Au moment de sa floraison, surtout. C’était un arbre qui bordait les routes, qui a été importé par la colonisation, qui vient d’Amérique du Sud. J’ai choisi ce titre pour la symbolique de l’arbre entre les racines, ses fruits et ses fleurs. C’est ma manière de parler du paysage intime des vivants, auquel on a finalement attaché peu d’importance dans une société en développement. C’est une société qui va très vite, en mutation, on détruit les maisons pour construire de nouveaux bâtiments, on coupe des arbres pour construire une route. C’est aussi une forme de violence de voir la disparition d’un paysage intime.

Surtout à Kigali qui se grandit vite…

Entre la bourgade que j’ai connue en 94 quand j’y suis allé pour la première fois et aujourd’hui, ça n’a plus rien à voir. On a l’impression d’être dans un autre monde. La jeune génération n’a pas conscience de cela. C’est comme si la ville ne portait pas le passé. Comme j’ai une culture très européenne, je suis attaché à la vieille pierre, au patrimoine, c’est très troublant d’assister à ce type de développement très pensé mais qui fait tabula rasa du passé. La vision 2020. C’est l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop qui disait en parlant de Kigali : “On a l’impression que dans cette frénésie de construction, de progrès, c’est comme si on nettoyait la scène du crime.

Dans Jacaranda, vous décrivez une scène dans un stade où des personnes sont touchées par des crises de panique. Vous avez assisté à ce genre de scènes ?

Oui. J’ai assisté à cette scène en 2014 pendant une commémoration durant laquelle j’étais invité à chanter. C’était la première fois. On m’avait parlé de ces scènes-là, mais je n’en avais pas pris la mesure, car je n’avais vu nulle part ailleurs ce genre de choses. Ça a été pour moi une prise de conscience du fait que je ne connaissais pas le Rwanda. J’avais une vision très superficielle des choses. Je n’avais aucune idée de ce que les gens portaient en eux-mêmes 20 ans après avec cette violence. Surtout, ce qui a été le plus choquant, c’est de voir que ça ne touchait pas que les rescapés. Même des jeunes étaient pris dans ces crises de trauma. Je vois aussi ce roman comme une invitation à la nouvelle génération à se raconter avec ses propres mots. On a des écrits sur le génocide, bien sûr, mais pas beaucoup de romans sur l’après, comment on fait pour vivre en paix. Je sentais que c’était nécessaire pour moi. C’est la génération de Stella qui m’importait.

Vous vivez à Kigali. Vous parlez avec vos filles de 11 et 14 ans de ce qu’il s’est passé ?

Je leur ai tout raconté, je n’ai pas de tabous. Faut trouver les mots, c’est compliqué, parfois elles n’ont pas envie d’entendre. En tout cas, c’est certain qu’il faut mettre fin au silence.

Lorsque l’on se rend au Rwanda, on marche constamment sur des œufs. Le génocide est omniprésent. On a toujours peur de dire une bêtise. Cela doit être compliqué à vivre au quotidien ?

C’est la sensation qu’on a. Ça demande une patience infinie, une délicatesse et une empathie. Parce qu’en fait, une question peut prolonger la violence. Et la façon dont on reçoit la réponse, peut prolonger la violence. Tout cela demande énormément d’habilités émotionnelles. C’est pour ça que certains ne veulent plus en parler, parce que des personnes de passage l’ont fait avec de gros sabots. Ça demande du temps.

Peut-on se rendre compte en tant qu’Européens, de la violence qu’a été ce génocide sans y aller ? On a beau avoir lu des livres ou des articles, vu des docs ou des reportages sur le sujet, rien ne vaut la visite du Mémorial de Kigali qui chamboule énormément…

C’est un lieu d’information mais je le vois d’abord comme un lieu de recueillement. Moi, ma famille repose dans les jardins. C’est un beau mémorial, car on fait, d’abord, entrer les visiteurs de façon didactique dans l’histoire du Rwanda, pour faire comprendre que le génocide n’est pas une explosion subite de haine, que ça prend ses racines très loin dans la colonisation, dans les fables importées d’occident et plaquées sur la société rwandaise. Comment ça infuse, comment les Rwandais finissent par croire ces histoires qu’on leur raconte. Après ce moment didactique, on se retrouve devant toutes ces photos de gens qui étaient vivants et qui ont tous la même date de décès : 1994. Entre avril et juin. Ces photos me touchent beaucoup, et puis il y a les ossements. On termine par les jardins paisibles où il y a 250 000 morts. Ce qui a commencé par le verbe, par les mots, par une espèce de représentation du réel par des fantasmes, se termine dans ces caveaux. C’est un parcours bouleversant quand on se laisse traverser par tout ça, on prend la dimension de toutes les strates de responsabilité.

Charles Michel a admis en 2019 une “part de responsabilité que porte la Belgique” dans le génocide. Emmanuel Macron a reconnu la responsabilité de la France… Est-ce suffisant à vos yeux ?

La Belgique est allée beaucoup plus loin, car dès 2000 Guy Verhofstadt s’était rendu au stade Amahoro et avait demandé pardon aux survivants au nom du peuple belge. Ça a été historique au Rwanda. La France n’a pas atteint ce niveau-là de mise au point. Le discours de Macron a compté. Car il a sorti la France d’un déni d’État. Il a reconnu des responsabilités, sans s’excuser. On a du mal avec ça en France… Il a débloqué une situation et il a restauré la relation entre les deux pays. Moi, en tant que franco-rwandais, ça change tout. Je n’ai plus à m’excuser, de part et d’autre. À me sentir tiraillé. Avant cela, des journalistes, des politiques disaient que je racontais des foutaises quand je parlais du rôle de la France et la Belgique. C’est un bon point de départ.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024