Numéro : 155
Date : 22 juin 1994
Auteur : Bentégeat, Henri
Titre : Conseil restreint
Source : Présidence de la République (France)
Nom fichier : ConseilRestreint22juin1994.pdf
Fonds d'archives : FM
Résumé : Évoquant les dispositions pratiques de l'opération Turquoise, le Président Mitterrand se déclare favorable à une intervention brève, de style « coup de poing », qui doit être à la fois symbolique et réelle. Et le Président d'ajouter : « Notre intervention ne semble désirée par personne, même par ceux que nous voulons sauver. Sans doute préfèrent-ils qu'il n'y ait pas de témoins à leur victoire ».
Commentaire : Ce conseil restreint se tient la veille de l'entrée des militaires de l'opération Turquoise au Rwanda. François Mitterrand souhaite une intervention « brève de style "coup de poing" ». C'est donc une opération militaire en force et il demande si le FPR est « en mesure de s'y opposer militairement ». Il a cette phrase terrible : « Notre intervention ne semble désirée par personne, même par ceux que nous voulons sauver. Sans doute préfèrent-ils qu'ils n'y ait pas de témoins à leur victoire ». Ainsi reconnaît-il que cette opération destinée à sauver des Tutsi pourrait aussi contester la victoire du FPR. L'amiral Lanxade, chef d'état-major, lance : « Nous avons très peu d'informations sur la partie prise par le FPR. Le vide a été fait par les Tutsis ». Identifiant également les Tutsi à l'ennemi FPR, Mitterrand enchaîne : « Les Tutsis vont instaurer une dictature militaire pour s'imposer durablement ». Et il conclut : « Une dictature reposant sur dix pour cent de la population gouvernera avec de nouveaux massacres ». Lanxade dévoile la connivence avec les auteurs du génocide en disant : « Un des problèmes est l'établissement d'un contact technique avec les F.A.R. en gardant une visibilité réduite ». François Léotard, ministre de la Défense, affirme que « le FPR tente de s'emparer complètement de Kigali et fait effort sur Butare et Kibuye. » Cette annonce d'une offensive du FPR sur Kibuye s'avérera fausse. Elle reprend la propagande du Gouvernement intérimaire rwandais qui assimile à des combattants du FPR infiltrés les survivants tutsi qui résistent encore à leurs tueurs à Bisesero, dans la zone gouvernementale. François Mitterrand sidère en rappelant qu'il « ne faut pas manquer de dénoncer le génocide perpétré par les Hutus ». Il l'attribue à une crise de folie.
Citation: CONFIDENTIEL DEFENSE
CONSEIL RESTREINT
Mercredi 22 Juin 1994
SITUATION AU RWANDA
Participaient à ce Conseil restreint, présidé par le
Président de la République
M. BALLADUR Premier ministre
M. LEOTARD Ministre d'Etat, ministre de la Défense
M. JUPPE Ministre des affaires étrangères
M. ROUSSIN Ministre de la coopération
PRESIDENCE DE LA REPUBLIQUE
M. VEDRINE Secretaire général
Général QUESNOT _ Chef de l'état-major particulier
M. DELAYE Conseiller
CABINET DU PREMIER MINISTRE
M.BAZIRE Directeur du cabinet
Chef du cabinet militaire
SECRETARIAT GENERAL DE LA DEFENSE NATIONALE
Général LERCHE Secrétaire général
MINISTERE DES AFFAIRES ETRANGERES
M.DUFOURCQ Secrétaire général
MINISTERE DE LA DEFENSE ‘
Amiral LANXADE Chef d'état—Major des armées
Général MERCIER Chef du cabinet militaire
SECRETARIAT GENERAL DU GOUVERNEMENT
M.DENOIX DE SAINT MARC Secrétaire général
SECRETARIAT
Colonel BENTEGEAT Etat-major particulier
R W A N D A
PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
Le problème rwandais a été longuement évoqué ce matin au
Conseil des ministres. Je voudrais maintenant qu'on parle des
dispositions pratiques.
Le Premier ministre et moi-même ainsi que l'ensemble des
ministres partageons la même analyse ; une intervention, oui mais
brève, de style "coup de poing". Elle doit être à la fois symbolique
et réelle. Notre intervention ne semble désirée par personne, même
par ceux que nous voulons sauver. Sans doute préfèrent-ils qu'il n'y
ait pas de témoins à leur victoire. Aussi, je ne veux pas risquer la
vie de soldats français pour rien. L'intervention sera limitée dans
le temps et l'espace.
MINISTRE DE LA DEFENSE
L'opération a débuté depuis 24 heures. Les éléments
précurseurs sont aujourd'hui à Goma. Nos forces seront réparties sur
trois sites, au Zaire, dont Bukavu et surtout Goma prés de la
frontière rwandaise.
Le volume des forces doit atteindre progressivement 2.500
hommes comme l'a proposé le Chef d'état-major des armées.
Environ 1.500 viendront des forces prépositionnées et 1.000 de métropole.
En ce qui concerne l'opération elle-même si j'en reçois
instruction, nous serons en mesure de protéger dès demain le
site à Cyangugu où 8.000 tutsis sont menacés. Nous attendrons
ensuite des reconnaissances et des renseignements pour aller plus
loin.
Sur le terrain, le F.P.R. tente de s'emparer complètement de
Kigali et fait effort sur Butare et Kibuye. Nous nous limiterons
donc pour l'instant au premier site près de la frontière et ensuite
nous pourrons envisager des opérations de va-et-vient pour sauver
des populations, des enfants menacés.
Je remarque que la MINUAR a réussi hier deux opérations
d'échange entre réfugiés hutus et tutsis à Kigali.
Nous verrons donc après s'il faut aller au-delà du premier
objectif et avec quels moyens. Je souhaite que nous n'occupions pas
durablement une partie du territoire rwandais. Je ne crains pas tant
les risques militaires qu'une nouvelle campagne politique contre
notre intervention.
Si donc, l'instruction en est donnée, nous aurons 600 hommes
au Zaire ce soir, 1.200 demain et 2.300 le 25 au soir avec 500
véhicules et 40 avions.
PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
Ces dispositions sont sans doute connues du F.P.R. Sont-ils
en mesure de s'y opposer militairement sur le terrain ?
MINISTRE DE LA DEFENSE
Non, pas dans l'immédiat.
PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
Ces tutsis ont un commandant militaire intelligent et ferme.
Comment se fait-il qu'à trois reprises, il y a un an et deux ans, la
seule présence d'une compagnie française ait pu les dissuader de
continuer ? Elle représentait, certes, une armée forte et
disciplinée mais comment pouvait—elle faire impression à ce point ?
CHEF D'ETAT—MAJOR DES ARMEES
Cette présence française était liée à un dispositif de
coopération militaire. Les F.A.R. étaient rassurées par la présence
française et les conseils de nos coopérants leur donnaient la
capacité et la volonté de contenir le F.P.R.
La question que je me pose aujourd'hui est la suivante : le
front va-t—il s'effondrer ?
Nous avons très peu d'informations sur la partie prise par le
F.P.R.. Le vide a été fait par les Tutsis. Si le front s'effondre,
on va se retrouver en zone F.A.R. avec plusieurs millions de
personnes fuyant vers le Zaire. Nous aurons un
phénomène identique à celui des Kurdes quand les Irakiens sont
entrés dans le nord, avec des millions de réfugiés.
PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
Les Tutsis vont instaurer une dictature militaire pour
s'imposer durablement.
PREMIER MINISTRE
Ce n'est pas cela qui les arrêtera.
CHEF D'ETAT—MAJOR DES ARMEES
Il y a la même situation au Burundi.
PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
Une dictature reposant sur dix pour cent de la population
gouvernera avec de nouveaux massacres.
Sur l'opération elle-même, pouvez—vous nous donner quelques
informations complémentaires ?
CHEF D'ETAT-MAJOR DES ARMEES
Nous poursuivons notre déploiement sur les bases au Zaïre et
nous pourrons lancer demain des opérations coup de poing vers
Cyangugu, si la résolution est votée à l'O.N.U.
PREMIER MINISTRE
Nous n’avons aucun espoir de ramener au Zaïre les 8.000
tutsis de la zone ?
CONFIDENTIEL DEFENSE
CHEF D'ETAT—MAJOR DES ARMEES
Il faudra voir sur place. Un des problèmes est
l'établissement d'un contact technique avec les F.A.R. en gardant
une visibilité réduite.
PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
C'est une mauvaise affaire. Il y a huit jours tout le monde
voulait qu'on intervienne tout de suite. Maintenant, c’est
l'inverse. La propagande du F.P.R. à Bruxelles est très efficace et
la naïveté des diplomates et des journalistes est déconcertante.
MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
Je me pose deux questions. D'abord, que fait-on des tutsis menacés ? Soit nous
les réinstallons au Zaïre, soit nous les maintenons sur place.
Il faut voir cela dans la perspective de notre départ fin juillet.
Ensuite, sur le plan médiatique, si nous réussissons on
saluera notre courage mais si, dans une deuxième phase, cela
s'aggrave après notre retrait, nous serons accusés. Il faut donc que
tout le monde comprenne qu'il s'agit d'une opération de sauvetage.
PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
Ne pourrait—on pas éventuellement ramener les tutsis menacés
en zone F.P.R. ?
CHEF D'ETAT-MAJOR DES ARMEES
Ce n'est pas impensable si nous avons l'accord du F.P.R.
PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
Il ne faut pas manquer de dénoncer le génocide perpétré par
les Hutus. La folie s'est emparée d'eux après l'assassinat du
Président Habyarimana.
MINISTRE DE LA COOPERATION
J'ai une question, monsieur le Président. Dois-je continuer à
essayer de convaincre nos partenaires africains de participer à
l'opération ? Je vais au Niger ou je peux demander un contingent
symbolique.
PREMIER MINISTRE
J'y suis très favorable.
PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
Oui, bien sûr.
Monsieur le ministre de la Défense, Amiral, je veux être tenu
informé en permanence. Je vous remercie.
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