Numéro : 617
Date : 29 juin 1994
Auteur : Isnard, Jacques
Titre : M. Léotard va inspecter un dispositif encore léger et fragile
Source : Le Monde
Résumé : Jacques Isnard écrit dans Monde du 29 juin 1994 que, « Pour l'instant, les Français interviennent dans une zone où il demeure un semblant d'Etat ou des autorités hutues, mais où des risques, encore indécelables, pourraient survenir à terme. Ainsi, qui peut leur garantir d'être à l'abri d'"infiltrations" du FPR ? Dans ces actions à but humanitaire, destinées à rassurer et à secourir la population en l'approchant au plus près, un Tutsi peut s'avérer un combattant du FPR en puissance ».
Commentaire : Jacques Isnard, correspondant militaire du journal Le Monde, est un familier de l'état-major boulevard Saint-Germain à Paris. Il rapporte ce qu'il y entend à propos des « “infiltrations” du FPR » : « Dans ces actions à but humanitaire, destinées à rassurer et à secourir la population en l'approchant au plus près, un Tutsi peut s'avérer un combattant du FPR en puissance ». Ces propos trahissent l'assimilation que fait le commandement français entre le Tutsi et l'ennemi. L'amiral Lanxade, chef d'état-major des armées en 1994, faisait déjà cette identification en 1990. Ces propos sont publiés le 29 juin dans Le Monde au moment même où les militaires de Turquoise assistent à l'extermination des derniers Tutsi à Bisesero sans leur porter secours.
Citation: L'intervention militaire française au Rwanda M. Léotard va inspecter un
dispositif encore léger et fragile
François Léotard doit passer la journée de mercredi 29 juin à inspecter
le dispositif " Turquoise " depuis la base de Goma, au Zaïre. Le
ministre de la défense n'ignore pas, en effet, que les armées françaises
déploient un dispositif léger et fragile il ne sera complet qu'en fin de
semaine et qu'elles entrent, après un moment de relative euphorie au
début, dans une période difficile où elles devront redoubler de
prudence. Les précautions qui s'imposent seront d'autant plus
contraignantes qu'il paraît exclu en raison de leurs nombreux autres
engagements ailleurs que les forces armées françaises au Rwanda puissent
augmenter de volume, sauf à escompter des effectifs nouveaux de pays
alliés, en Europe ou en Afrique.
A partir de son dispositif " Turquoise " au Zaïre, la France ne peut pas
" projeter " plus d'un millier d'hommes au Rwanda. A titre de simple
comparaison, le Front patriotique rwandais (FPR), qui n'est un
adversaire ni déclaré ni recherché, à plus forte raison, par les
Français, représente quelque quinze mille à vingt mille hommes, équipés
d'une artillerie ex-soviétique lance-roquettes multiples, bitubes
antiaériens, obusiers et mortiers lourds et assurés de recevoir encore
aujourd'hui une aide de l'Ouganda.
Pour l'instant, les Français interviennent dans une zone où il demeure
un semblant d'Etat ou des autorités hutues, mais où des risques, encore
indécelables, pourraient survenir à terme. Ainsi, qui peut leur garantir
d'être à l'abri d'" infiltrations " du FPR ? Dans ces actions à but
humanitaire, destinées à rassurer et à secourir la population en
l'approchant au plus près, un Tutsi peut s'avérer un combattant du FPR
en puissance. Dans une mission qui s'avoue éminemment médiatique et
volontairement " transparente ", faut-il continuer à s'en tenir à une
assistance limitée à l'humanitaire face à des caméras de télévision qui
enregistreraient, en même temps et sur les mêmes lieux, de nouveaux
massacres ? Force serait sans doute d'appliquer, à la vue de tous, les
règles d'ouverture du feu selon l'article 7 de la Charte des Nations
unies qui fonde le mandat donné aux Français.
A la limite des moyens
Depuis le début de cette opération, les états-majors et les politiques
balancent en réalité entre deux thèses, entre lesquelles il faudra bien
trancher. La première est soutenue par ceux qui, tout en étant
conscients que beaucoup de choses sérieuses se passent aussi à Kigali,
se contenteraient de mener ces raids des " va-et-vient " à travers la
frontière, selon l'expression des militaires dans l'attente de la fin de
la mission, en juillet. Mais cela suppose qu'il y ait bien un relais
effectif et progressif d'abord des ONG, puis de l'ONU, à la date
prescrite. Rien n'est moins assuré que le secrétaire général des Nations
unies puisse respecter le délai et qu'il soit en mesure de rassembler
les cinq mille cinq cents " casques bleus ", au minimum, que le Conseil
de sécurité lui a suggéré de déployer pour remplacer le dispositif
français. L'autre thèse recrute ses partisans parmi ceux, en France, qui
considèrent, sans trop le clamer sur les toits, l'opération " Turquoise
" comme devant devenir l'ossature ou le noyau dur de la MINUAR-2, le
nouveau contingent de " casques bleus " en préparation. Aux unités
françaises viendraient s'agglutiner, à une date encore bien imprécise,
des formations d'autres pays qui le désireraient.
Au ministère de la défense et à Matignon, on est plutôt du côté de ceux
qui préconisent de ne point trop s'enliser, dans les conditions
présentes, au Rwanda. A l'Elysée et au Quai d'Orsay, la perspective que
la France contribue, d'une façon ou d'une autre, à la MINUAR-2 n'est pas
écartée. Il n'en demeure pas moins que, tant du point de vue de sa
logistique propre que de ses effectifs encore disponibles, l'armée
française parvient, de l'aveu de ses responsables, à la limite extrême
de ses moyens. Une participation à la MINUAR-2 n'est envisageable, dans
ces circonstances, qu'une fois opérés les retraits de " casques bleus "
français à Bihac (Bosnie) et à Zagreb (Croatie).
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