Numéro : 779
Date : 16 juin 1994
Auteur : Juppé, Alain
Titre : Intervenir au Rwanda
Source : Libération
Résumé : Selon Alain Juppé, « La France n’aura aucune complaisance à l’égard des assassins ou de leurs commanditaires. La France, seul pays occidental représenté au niveau ministériel à la session extraordinaire de la Commission des droits de l’homme à Genève, exige que les responsables de ces génocides soient jugés ».
Commentaire : Au lendemain du conseil restreint où François Mitterrand a décidé, en accord avec le gouvernement, de lancer une opération militaire au Rwanda, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, publie dans Libération une tribune où apparaît la duplicité de cette opération. Écrire que la France « exige que tous les responsables de ces génocides soient jugés », c'est signifier la volonté de faire justice, mais parler des « responsables de ces génocides » signifie que, pour la France, plusieurs génocides sont en cours et donc que le FPR est en train de massacrer les Hutu. Cette allégation n'a jamais été prouvée, alors que le génocide des Tutsi a été reconnu. Alain Juppé ne fait que reprendre l'accusation des militaires français, tel l'amiral Lanxade, qui disait en Conseil restreint le 13 avril 1994 que « maintenant ce sont les Tutsi qui massacreront les Hutu dans Kigali ». La conséquence de ces propos est que l'opération militaire en préparation, prétendument humanitaire, vise à soutenir les Hutu et à combattre le FPR, qui, selon les vues de Juppé, se livre à « une lutte sans merci pour le pouvoir » et « a choisi la victoire totale et sans concession ». De l'autre côté, il épargne le gouvernement rwandais et son armée, n'accusant que les milices pour le génocide des Tutsi. Il ne tolère aucun soupçon contre la diplomatie française et prétend que « la France n'a jamais soutenu une ethnie rwandaise contre une autre », ce qui est contredit par les notes des chefs d'état-major particulier, l'amiral Lanxade puis le général Quesnot, à François Mitterrand où ils assimilent les Tutsi à l'ennemi. Comble de cynisme, Juppé avance que « nous soutenons au contraire les modérés qui, malgré les persécutions dont ils ont fait l'objet, ont survécu ». En réalité, la France les a abandonnés aux tueurs hutu dont elle a toujours soutenu les leaders. Ainsi, Agathe Uwilingiyimana, Premier ministre, a été assassinée à quelques centaines de mètres de l'ambassade de France sans que l'ambassadeur Jean-Michel Marlaud lui offre sa protection. L'ancien ministre des Affaires étrangères, Boniface Ngulinzira, négociateur des accords de paix, a été massacré après s'être vu refuser d'être évacué par les militaires français de l'opération Amaryllis agissant sur ordre de Marlaud. Celui-ci, que Juppé dit mandaté par lui, a participé à la formation du gouvernement en violation des accords de paix d'Arusha que Juppé présente comme seule base de règlement politique. Ce point de vue est en complète contradiction avec celui que le même Juppé a exprimé oralement devant l'Assemblée nationale le 18 mai 1994. Le refus en juillet 1994 d'arrêter les responsables des massacres montre que ces appels de Juppé à la justice n'étaient que des paroles pour couvrir une opération militaire destinée à empêcher le FPR d'atteindre ses objectifs de poursuite des assassins.
Citation: « Point de vue »
Intervenir au Rwanda
Alain Juppé
Libération, 16 juin 1994
L’effroyable tragédie qui frappe le Rwanda est l’un des conflits les plus meurtriers de cette fin de siècle. L’horreur des massacres, la détresse de ceux qui en
réchappent bouleversent les plus blasés. Il serait trop simple d’expliquer l’enchaînement du drame en déplorant je ne sais quelle “fatalité africaine” de la
violence.
Rappelons tout d’abord ce qu’était le Rwanda avant que le Président Habyarimana ne soit assassiné. Après des années de tensions ethniques et de lutte
pour le pouvoir politique, un espoir est né : le Président, les Hutus modérés et le
FPR avaient accepté de se parler et d’envisager un pouvoir partagé, renonçant
ainsi à la tentation de l’affrontement militaire. Les accords d’Arusha du 4 août
1993, auxquels la diplomatie française avait apporté sa contribution en persuadant le chef de l’Etat rwandais d’ouvrir le système politique et en organisant les
premiers contacts entre les autorités et le FPR, en sont la preuve. Ceux, dans
un camp ou dans l’autre, qui ne voulaient pas de ces accords, précisément parce
qu’ils laissaient une chance à la paix et écartaient une solution militaire, ont tout
fait pour retarder leur mise en œuvre. Tout, jusqu’à l’irréparable : l’assassinat
du Président qui avait accepté d’écouter la voix de la modération.
Aujourd’hui, le Rwanda affronte un conflit à la fois ethnique et politique.
Il faut parler de génocide, car il y a bien volonté délibérée des milices actives,
dans les zones gouvernementales, d’abattre les Tutsis, hommes, femmes, enfants,
blessés, religieux, en raison de leur seule origine ethnique. Mais dans le même
temps se livre une lutte sans merci pour le pouvoir, où les modérés ont été les
premières victimes des extrémistes hutus et où la branche militaire du FPR a
choisi la victoire totale et sans concession.
Rien de cela n’est tolérable. Et tout le monde dans ce chaos porte sa part
de responsabilité. La France, dit-on volontiers ; mais pas la France seule. La
politique que nos gouvernements ont menée depuis plusieurs années au Rwanda
n’a certes pas été infaillible. Les centaines de milliers de victimes que l’on déplore
aujourd’hui en démontrent tragiquement les limites. Mais on ne peut tolérer
qu’un soupçon quelconque puisse peser sur l’esprit dans lequel la diplomatie
française a travaillé au Rwanda.
La France n’a jamais soutenu une ethnie rwandaise contre une autre. Elle
ne cesse de marteler une évidence : il ne peut y avoir de solution politique qui
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consisterait à ce qu’un seul parti confisque le pouvoir aux dépens de tous les
autres. Ceci était vrai du parti du Président Habyarimana et vaut tout autant
pour le FPR : il n’y aura pas de règlement durable en dehors d’un pouvoir
partagé. Cette position de principe contrarie ceux qui, dans chacun des camps
rêvent de gouverner seuls, sans dialogue. Si nous avions réussi à convaincre le
Président Habyarimana d’accepter le compromis, les extrémistes de son clan
ne l’entendaient pas ainsi et ont agi pour empêcher le Président d’appliquer
sérieusement les accords d’Arusha.
Mais la communauté internationale avait-elle pris suffisamment d’assurances
pour que ces accords soient mis en œuvre ? Je ne le crois pas. Il y a un an, la
diplomatie française avait mené une campagne de sensibilisation intense pour
appeler à l’envoi d’une force des Nations unies, force prévue dans ce qui allait
devenir les accords d’Arusha. Disons-le : l’indifférence internationale à l’égard
du Rwanda était alors totale. Il fallut des mois pour que les Nations unies s’installent à la frontière ougandaise, puis pour constituer la première mission des
Nations unies au Rwanda (MINUAR) et qu’elle parte à Kigali. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les Etats concernés (membres du Conseil de sécurité, pays de la
région) ont-ils vraiment tiré les conséquences du drame que vit le Rwanda ?
J’aimerais le croire. La MINUAR renforcée n’est pas encore sur le terrain. N’accusons pas les Nations unies : il faut des contingents et, si les pays africains ont
courageusement répondu à l’appel, il faut les équiper. Le gouvernement français
a dégagé 20 MF pour cela ; j’espère que d’autres prendront le relais et agiront
vite. Rien ne doit ralentir le déploiement des Casques bleus, qui seul permettra
de sauver des vies.
Il ne suffit pas d’appeler la présence des Nations unies de ses vœux pour
se donner bonne conscience. Il faut agir. Sur plan humanitaire, cela va de soi.
La France a été le premier pays à mobiliser une aide conséquente, qui dépasse
aujourd’hui 30 MF, et à la faire parvenir à ses destinataires : ponts aériens,
soutien à la Croix-Rouge, au HCR, aux ONG, envoi d’infrastructures aux camps
de réfugiés, mise en place d’une antenne du Samu mondial, aucun moyen, aucun
canal n’est négligé pour venir en aide aux populations civiles.
Mais l’action humanitaire d’Etat sans projet politique trouve vite ses limites.
Notre vision de la solution à la crise rwandaise, nous l’avons développée au
Conseil de sécurité, avec succès. Nous l’avons également fait connaître aux pays
proches du Rwanda, en dépêchant auprès de leurs autorités notre ambassadeur
au Rwanda, Jean-Michel Marlaud, que j’avais personnellement mandaté pour
cette mission indispensable. Au sommet de l’OUA à Tunis, la France a vivement
encouragé la rencontre des chefs d’Etat africains les plus concernés, qui a enfin
pu avoir lieu.
Si la France s’est déclaré favorable à une réunion rapide des chefs d’Etat des
pays voisins du Rwanda, c’est que les interactions entre les pays de la région
et la perméabilité des frontières sont une réalité qu’on ne peut ignorer et qui
peut jouer un rôle pacificateur ou au contraire contribuer à un embrasement
général. A l’heure actuelle, la Tanzanie, le Burundi subissent des flots de réfugiés
et, pour ce dernier pays, les risques de déstabilisation sont grands. Il serait
particulièrement injuste que le sens des responsabilités, démontré depuis le début
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de la crise par les dirigeants burundais, soit battu en brèche par la contagion
des extrémistes. S’agissant de l’Ouganda et du Zaïre, il est indispensable que
leurs dirigeants fassent preuve d’un même esprit constructif et prennent toutes
les mesures pour empêcher que le conflit soit alimenté depuis leur territoire. Un
embargo obligatoire sur les armes a été voté par le Conseil de sécurité avec notre
plein soutien. Il doit être respecté par tous.
Quel sera l’avenir du Rwanda ? Cessez-le-feu, fin des massacres sont un préalable à toute chose. Il faudra aussi créer les conditions d’un retour des réfugiés.
A tout cela, les Nations unies peuvent grandement contribuer. S’imposera alors
la nécessité d’une reprise du dialogue politique, quelle que soit la situation militaire sur le terrain. Je souhaite que la volonté de paix l’emporte, et avec elle
le souci de réconciliation nationale entre les Rwandais de bonne volonté. Ceci
exclut naturellement ceux qui ont commis, encouragé ou couvert des massacres.
Avant tout, il faut les identifier afin de les exclure de toute négociation sur
l’avenir d’un pays qu’ils ont contribué à détruire. La France n’aura aucune complaisance à l’égard des assassins ou de leurs commanditaires. La France, seul
pays occidental représenté au niveau ministériel à la session extraordinaire de
la Commission des droits de l’homme à Genève, exige que les responsables de
ces génocides soient jugés.
Nous soutenons au contraire les modérés qui, malgré les persécutions dont
ils ont fait l’objet, ont survécu – et, c’est la fierté de la France, souvent avec
notre aide – et sont prêts à jouer leur rôle dès lors que les conditions en seront
à nouveau réunies. Ils n’y parviendront pas seuls. Le devoir de la communauté
internationale est de les protéger, de les soutenir, de faire en sorte que leur voix
soit entendue et celle de tous les extrémistes étouffée.
C’est un véritable devoir d’intervention que nous avons au Rwanda. Il n’est
plus temps de déplorer les massacres les bras croisés mais de prendre des initiatives. L’urgente nécessité de l’intervention internationale doit nous conduire
à faire preuve d’imagination et de courage. Si la MINUAR tarde à arriver au
Rwanda, pourquoi ne pas utiliser une partie des 18 000 Casques bleus encore
présents en Somalie et qui pourraient rapidement rejoindre Kigali ? J’ai proposé
ce schéma au Secrétaire général des Nations unies, qui y est favorable dans son
principe. Nous œuvrons par l’entremise de notre représentant permanent à New
York.
Si tout cela ne suffisait pas, la France est prête avec ses principaux partenaires européens et africains, à préparer une intervention sur le terrain afin de
mettre fin aux massacres et de protéger les populations menacées d’extermination.
Aucune solution ne doit être écartée pour que cesse la tragédie rwandaise.
La France entend prendre toute sa part à cet effort.
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