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Mise à jour :
2 août 2023 Anglais

Envoyé spécial - Fuir pour vivre

Fiche Numéro 28922

Numéro
28922
Auteur
Monier, Éric
Auteur
Constant, Pierre-Laurent
Auteur
Muon, Vandy
Auteur
Abrigeon, Anne (d')
Date
26 mai 1994
Amj
19940526
Heure
20:50:00
Fuseau horaire
CEST
Titre
Envoyé spécial - Fuir pour vivre
Taille
77667175 octets
Source
Fonds d'archives
INA
Type
Vidéo
Langue
FR
Résumé
- Un enfant blessé et traumatisé : "Dans notre fuite, on a rencontré la milice. Ils nous ont enfermé dans une maison et ils ont commencé à tirer. Tout le monde a été tué". Une petite fille, blessée au bras et à la tête : "On s'était réfugiés dans une église. Et puis ils sont venus. Ils ont pris des pierres et ils ont commencé à tout casser. Ils ont lancé des grenades aussi. D'un côté j'ai reçu une pierre [elle montre une partie de son crâne] et là ils m'ont tapé dessus [elle montre une autre partie de son crâne]. Ils voulaient exterminer tous les Tutsi".
- Ces réfugiés, eux, sont presque tous hutu. Ils fuient à tort ou à raison devant les troupes du Front patriotique rwandais, les rebelles tutsi descendus de la montagne pour mettre un terme au massacre des leurs. Combien sont-ils chaque jour à passer la rivière Kagera, cette rivière qui marque la frontière entre Rwanda et Tanzanie ? Nul ne le sait vraiment. Mais on estime à plus de 1 000 par jour ceux qui empruntent ce point de passage-là. Une table, des chaises : mobilier dérisoire pour fuite précipitée. Pour d'autres, ce sont quelques têtes de bétail que l'on pousse devant soit. De quoi, croit-on, s'en sortir, échapper à la misère, mais pour combien de temps ? À ceux qui franchissent ce jour-là la rivière, on a parlé vaguement d'un camp de réfugiés. Mais ils ignorent ce qui les attend. L'important pour eux c'est de fuir. Fuir l'horreur des exécutions sommaires, l'enfer sur terre. Une réfugiée : "Au Rwanda on n'avait encore rien vu, c'est de pire en pire… Ils massacrent les gens, les coupent en petits morceaux, leur tapent dessus avec des bêches. On leur tire dessus aussi. Hier à Nyabigega il y a eu au moins 50 morts. À Musanze ils les ont réunis dans une école, ils les ont massacrés".
- 2 000 shilling tanzanien par famille, avec meubles et bétail, pour beaucoup toutes leurs économies. Les pêcheurs tanzaniens devenus passeurs font fortune par les temps qui courent. Leur destination, la voici : à 15 kilomètres de la rivière, Benaco, le plus grand camp de réfugiés du monde. 200, 250, 300 000 personnes peut-être. Une ville grande comme Bordeaux constituée en 72 heures.
- Une ville oui, mais une ville démunie de tout. Sans assainissement, sans électricité, sans eau courante, une ville montée à la hâte par les Nations unies et une dizaine d'organisations non gouvernementales. Beaucoup travaillaient déjà dans d'autres camps de la région, en Ouganda, au Kenya, ou au Rwanda justement.
- Une ville de fourmis où l'essentiel du temps est passé à la quête de l'indispensable : l'eau. Le camp n'existerait pas sans ce lac. C'est à cause de lui que ces réfugiés se sont arrêtés là plutôt qu'ailleurs. C'est grâce à lui qu'ils sont en vie. Ce lac, un cadeau du ciel, un cadeau empoisonné. Dans ce lac au moins 200 000 personnes boivent, se lavent chaque jour. Sans compter qu'il sert aussi d'abreuvoir et de tout-à-l'égout.
- En moins d'une semaine, Médecins sans frontières a déjà installé sept pompes et six gros réservoirs de 15 000 litres chacun. Réservoirs dans lesquels l'eau est chlorée. Un minimum pour éviter le pire. Il s'agit maintenant d'augmenter la capacité de distribution pour pouvoir fermer l'accès au lac.
- Joël Boulanger, sanitairien pour MSF France : "Vu qu'il y a 200 000 personnes, on devrait arriver à cinq litres de flotte à peine par personne. Cinq litres qui est la norme minimale en urgence. Cinq litres de flotte c'est pas beaucoup par jour. Quand il fait chaud, quand il faut faire à bouffer, se laver et tout".
- Et une demi-heure plus tard, mission accomplie : l'eau chlorée coule des robinets. Mais le problème de l'eau n'est pas résolu pour autant. Personne ne connaît la capacité réelle du lac, son niveau baisse tous les jours. Pour certains experts, dans moins d'un mois il est à sec.
- Octavien Ngenzi : "D'après le recensement national, nous étions autour de 47 000 personnes dans ma commune. Aujourd'hui, dans le camp, nous sommes autour de 3 000. On ne sait pas le sort du reste de la population". Kabarondo, c'était le nom de son village. C'est aujourd'hui celui de ce petit bout de camp, de huttes en branchages et en bâches plastiques. Octavien Ngenzi était le bourgmestre de Kabarondo. Il en a conservé les prérogatives. C'est en effet sur les 11 bourgmestres présents dans le camp que les Nations unies s'appuient pour tenter d'organiser les choses et de venir en aide aux réfugiés qui, leur frayeur passée, cèdent maintenant au désespoir.
- Un réfugié assis près de son poste de radio : "Nous vivons comme des oiseaux ici, comme des animaux dans la forêt ! Moi je suis seul, je ne sais pas où sont ma femme et mes enfants. Je ne sais pas combien de temps je vais rester ici. Nous entendons par les radios que il y a beaucoup de batailles chez nous ! Même à Kigali aussi !".
- Dieu seul sait comment ils ont réussi à conserver sur eux leurs couteaux de boucher. Par mesure de sécurité les Tanzaniens ont confisqué à la frontière tous les objets ressemblant de près ou de loin à une arme. Ils se sont installés en bordure de la route qui traverse le camp de part en part. Ils travaillent pour un prix dérisoire mais ils travaillent. Autant pour gagner de l'argent que pour garder le plus longtemps possible leur dernier trésor, la dignité.
- "Pneumonie, dysenterie, pneumonie, pneumonie, choléra, pneumonie, diarrhée et vomissements" : sept morts déclarés ce jour-là à Benaco. Un chiffre très faible pour un camp de réfugiés de cette taille. Mais le petit croque-mort sait bien lui aussi que si une épidémie éclatait ici, les morts se compteraient alors en centaines chaque jour.
- Parmi eux de vrais infirmiers, diplômés. Mais la majorité n'a jamais touché une compresse de sa vie. Pas facile de suivre une formation, les 100 000 seringues acheminées par MSF sont encore sur la route. Et la vaccination de tous les enfants de six mois à 15 ans commence dans 48 heures.
- Cellule de crise sous la tente du Haut-Commissariat aux réfugiés. La veille, un commando non identifié aurait kidnappé deux réfugiés. Tout le camp bruisse de rumeurs et les bourgmestres sont nerveux. Un bourgmestre du camp : "On va essayer de mettre sur pied une structure cohérente de sécurité. Mais en attendant, de tels gens malintentionnés peuvent encore se présenter pour enlever nos gens. Allons-nous encore permettre qu'ils prennent nos gens comme ça ? Ou allons-nous opposer une certaine résistance à toute équipe de gens qui vont se présenter, illégalement, pour nous prendre encore les gens ?".
- Jacques Franquin, responsable HCR du camp : "Pendant les premières semaines les gens se sont installés dans le camp, ils n'ont pas eu le temps de penser à ça. Mais maintenant tous les sentiments qu'ils ont eu vont remonter à la surface et on peut avoir des phénomènes de revanche. Je suis sûr qu'ici il y a des gens qui, étant au Rwanda, ont perpétré des crimes ou quoi que ce soit. Il y en a d'autres qui ont été victimes. C'est une ville de 200 000 personnes qui a aussi été sous un état de choc. Tout ça il faut essayer de le régler de la manière la plus humanitaire possible. En tout cas pour le moment".
- C'est vrai qu'ils sont nerveux les bourgmestres du camp et qu'on raconte de bien vilaines choses à leur sujet : qu'ils n'ont rien fait pour éviter les massacres, que certains d'entre eux étaient à la tête des hordes de tueurs. Éric Monier s'adressant à Octavien Ngenzi : - "Vous-même, vous avez essayé d'arrêter ce massacre ?". Octavien Ngenzi : - "Ah oui, oui. Beaucoup de gens en seraient témoins parce qu'ils me voyaient monter, descendre avec les blessés vers l'hôpital". Éric Monier : - "Et vous n'avez rien pu faire ?". Octavien Ngenzi : - "À l'hôpital ils étaient soignés !". Éric Monier : - "Vous, vous avez peur pour votre vie ? Vous craignez qu'il y ait des gens qui vous cherchent ou qui essaient de se venger de telle ou telle chose ?". Octavien Ngenzi : - "Non, non. Je ne crains personne. Parce que me venger contre quoi ? Mes mains sont trop claires. Je n'ai jamais sali depuis ma naissance. Et la population en serait témoin. J'en suis sûr et certain".
- Pendant ce temps pour les ONG, la course contre la montre. Nouveau pari des trois sections d'MSF, France, Hollande, Espagne : vacciner 96 000 enfants en 10 jours. Les vacciner d'abord contre la rougeole. Chez nous une maladie enfantine sinon bégnine, en tout cas maîtrisée. Ici un ennemi redoutable et sournois capable de tuer en quelques semaines des milliers d'enfants. L'occasion aussi de dépister les cas de malnutrition : ils sont encore rares mais leur nombre augmente.
- Des bénévoles de l'humanitaire et des professionnels de l'information. Des journalistes et des volontaires, deux mondes qui se méfient l'un de l'autre et qui cohabitent au milieu du malheur. Benaco est indéniablement un succès médiatique, un succès indécent qui va sans doute les sauver tous. Les ONG l'avouent : les dons affluent pour les réfugiés rwandais.
- Sebastião Salgado, le plus célèbre des photoreporters, est là lui aussi. Mais son travail à lui s'inscrit dans la durée : cinq ou six ans consacrés aux réfugiés, immigrés, déplacés de toute sorte à travers le monde. Son regard, celui d'un homme révolté par les erreurs politiques des Occidentaux en Afrique. Sebastião Salgado : "Il y a un flux tellement immense d'informations qu'on pourrait presque dire qu'on a monté une industrie pour ces réfugiés. Une fois qu'on a matérialisé les réfugiés, ça débarque une quantité de presse, une quantité d'ONG. Les ressources des Nations unies sont énormes ici pour 200 000 personnes dans ce camp. Mais quand on imagine la quantité des ressources qu'on emploie ici, on aurait pu peut-être l'employer un peu avant ! Pour que les soldats de l'ONU restent dans le Rwanda. Pour ne pas casser le Rwanda comme on l'a cassé. Mais on n'avait pas de ressources ! Les ressources c'était pour la Bosnie, peut-être pour le Mozambique. Mais aujourd'hui la quantité d'argent qu'on dépense ici, elle est peut-être plus grande que celle qu'on devait dépenser pour maintenir le Rwanda en paix ! Et on ne l'a pas fait".
- Au Rwanda il est déjà trop tard. En plein combats, le 21 avril dernier, l'Organisation des Nations unies, au nom de tous les pays du monde, a décidé de retirer la quasi-totalité de ses Casques bleus du Rwanda, laissant ce peuple à sa destinée. Le camp de Benaco n'est que l'une des conséquences de cette démission, la moins macabre.