Résumé
- Une grande partie de ce journal sera bien évidemment consacrée, avec tous nos envoyés spéciaux, au démarrage de l'opération Turquoise. Les premiers soldats français sont entrés en territoire rwandais en milieu d'après-midi. Les militaires français participant à cette opération sont actuellement regroupés dans l'Est du Zaïre à la frontière rwandaise, près de la ville de Goma sur les bords du lac Kivu.
- Sur l'aéroport de Goma, les rotations d'avions s'intensifient pour acheminer les quelque 2 500 militaires français de l'opération Turquoise. Des militaires venus des contingents basés en Afrique (Bangui, Djibouti, Libreville) mais aussi 800 arrivés de France avec le commandement.
- Au PC, installé dans un hangar, on gère les hommes mais aussi la logistique : cinq hélicoptères Puma, des blindés légers, des jeeps. Du matériel adapté à une mission qui se précise. André Schill : "Notre première mission c'est, à partir de Bukavu, de commencer cette mission d'arrêter les massacres, encore une fois les massacres quels qu'ils soient, en gardant une stricte neutralité tant vis-à-vis des FAR que du FPR. C'est une mission qui en priorité est une mission humanitaire mais dans laquelle nous serions amenés à employer la force si l'une ou l'autre des parties voulait nous interdire de mener cette mission à bien".
- Petit à petit les hommes embarquent donc de nouveau. Ils quittent Goma, base avancée du dispositif, pour Bukavu plus au sud. C'est de là qu'ils pénètreront ensuite au Rwanda. Leur première mission pourrait être d'assurer la protection de 5 à 6 000 réfugiés à Cyangugu, juste de l'autre côté de la frontière. Des Tutsi majoritairement mais aussi des membres de l'opposition hutu y sont toujours une cible potentielle pour de nouveaux massacres.
- Dans un second temps, ces réfugiés pourraient être évacués vers des zones plus sûres. Une opération aussi plus risquée. Le recours à la force autorisée par l'ONU pourrait alors faciliter la tâche des militaires français. Le but est donc d'évacuer des réfugiés tutsi qui sont aux mains des forces gouvernementales hutu dans cette région frontalière. Le premier détachement devrait se diriger vers la localité de Cyangugu.
- Au total 2 500 Français vont être engagés dans cette opération Turquoise, appuyés par des hélicoptères, des voitures blindés mais aussi des véhicules de reconnaissance. Un millier d'hommes sera affecté à des missions en territoire rwandais, les autres assurant la logistique au Zaïre.
- En 24 heures ce sont 600 militaires français qui se sont déployés à l'Est du Zaïre, à la frontière rwandaise. Ils seront 2 500 samedi [25 juin]. À l'heure qu'il est le transfert des troupes et de la logistique se poursuit. À la tête de cette opération Turquoise, le général Morillon qui dirige depuis quelques mois la Force d'action rapide. Général Philippe Morillon : "Il n'est pas question dans ce pays de prendre parti. On a trop dit que la France avait pris parti autrefois, qu'elle avait armé les milices. Ces milices, vous les avez vues vous-mêmes sur les écrans, elles sont armées de machettes".
- D'ores et déjà les premiers éléments militaires français basés à Bukavu ont commencé leur première incursion au Rwanda. Ils doivent rejoindre la ville de Cyangugu pour venir en aide à quelque 8 000 Tutsi réfugiés en territoire contrôlé par les forces gouvernementales.
- Selon nos informations, depuis une semaine des hommes du COS, le Commandement des opérations spéciales, sont à pied d'œuvre dans cette zone pour baliser le terrain, étudiant les points stratégiques.
- Pour les militaires français, il s'agit de secourir une population prise en tenaille dans des régions où les miliciens hutu continuent leurs exactions. Certains ont déjà fui vers le Zaïre, les Français protègeront ceux qui sont toujours bloqués au Rwanda.
- Une seconde opération a débuté aujourd'hui : les soldats français sont partis de Goma pour se rendre dans la région de Gisenyi au nord du pays. La mission est toujours humanitaire dans cette zone où Tutsi et opposants hutu sont également menacés par les miliciens.
- Officiellement les militaires du contingent français ne devraient pas se retrouver face aux forces du Front patriotique rwandais qui poursuivent de leur côté leurs opérations de protection des civils tutsi. Mais le risque d'une confrontation existe. Les hommes du FPR disent ne pas chercher l'affrontement mais ils considèrent les soldats français comme des agresseurs.
- Le centre de Kigali a été à nouveau le théâtre d'affrontements aujourd'hui, un peu moins violent que ces jours derniers. Laurent Boussié : "Malgré ou peut-être à cause de l'intervention française, la nuit dernière et la journée d'aujourd'hui ont été un peu plus calmes à Kigali. Il y a eu quelques combats mais sporadiques. La tension reste très forte évidemment. La position du FPR reste la même. Mais on note une légère inflexion. Par exemple la nuit dernière, ils voulaient expulser tous les journalistes français du pays. Et puis en discutant, en parlant de démocratie, en parlant d'équilibre, ils nous ont autorisé, moi et l'équipe de France 2, à rester. Autre exemple : ils nous ont autorisés aujourd'hui à filmer des soldats déserteurs de l'armée gouvernementale. […] J'ai rencontré le général Dallaire il y a un peu plus d'une heure. Et alors qu'il est le chef de tous les chefs des Casques bleus au Rwanda, les Français n'ont pas encore pris contact avec lui. Alors il s'en étonne un peu. Normalement il devrait avoir une certaine coordination avec avec eux et au moins une liaison. […] Il n'est pas question ni pour l'instant ni dans le futur que des soldats français viennent à Kigali".
- Un millier d'hommes va donc être transféré de métropole pour participer à cette opération Turquoise. Plusieurs avions gros-porteurs ont atterri ce matin sur la base aérienne d'Istres dans les Bouches-du-Rhône pour y charger soldats et matériels avant de s'envoler pour Bangui puis Goma.
- Ces hommes attendent le départ. Sur la base d'Istres, l'heure est à la mobilisation. Depuis lundi [20 juin] 20 rotations vers Bangui en Centrafrique, un véritable pont aérien. Du matériel et des hommes pour soutenir les forces françaises déjà sur place. Colonel Thouverez, commandant de la base aérienne d'Istres : "Nous utilisons pour cette opération des avions Antonov, des gros-porteurs qui sont loués à des sociétés russes et qui offrent l'intérêt considérable de pouvoir emporter environ 100 tonnes à chaque fois. D'Istres sont partis 700 personnes et 700 tonnes de matériel à l'heure qu'il est. Matériel à la fois humanitaire d'un côté (hôpitaux, médecins) et puis matériel de protection pour tous ces hôpitaux et ces médecins".
- Embarquement cet après-midi. Ces Antonov emportent 100 tonnes de matériel par voyage. Des avions gros-porteurs que ne possède pas l'armée française. Après sept heures de vol, la cargaison sera déchargée à Bangui puis prendra la direction du Rwanda. Pour les hommes l'attente se prolonge, alors un premier repos s'impose avant la mission. Ils partent pour au moins six semaines sans relève.
- Environ 200 militaires français se sont envolés ce matin de Roissy pour le théâtre d'opération. Aéroport Charles de Gaulle, terminal 2A. Destination : Afrique. Il est 10 heures ce matin et il y a de l'opération Turquoise dans l'air. Tous ces soldats sont des militaires professionnels. Voilà trois jours qu'ils étaient sur le pied de guerre pour justement ne pas aller faire la guerre. On leur a parlé d'humanitaire. Alors les hommes et les femmes qui partent sont concentrés mais plutôt détendus.
- Pas très, très causants ces soldats sur le départ. Il faut dire que le Service d'informations et de relations publiques des armées, l'incontournable SIRPA, a classé ce départ secret-défense et ne souhaitait pas que nous tournions ces images. Le secret-défense s'est donc calmement déroulé au vu et au su des voyageurs civils de Roissy. Des soldats et des équipes médicales aguerris partent pour une mission qui ne s'annonce pas sous les meilleurs auspices mais ils resteront discrets. Ils embarquent pour Libreville via Marseille et viennent de partout en France. Un officier supérieur : "Je viens de Saumur, de l'École d'application de l'arme blindée cavalerie. Nous avons reçu l'ordre de partir. En fait j'ai été prévenu lundi [20 juin]. Sur l'ensemble du détachement, je crois que nous sommes de l'ordre de 200 mais je ne sais pas exactement. La mission précise nous sera donnée sur place. Et dans le cadre de cette opération humanitaire, nous serons des équipes de détachement, des équipes de liaison auprès des différentes forces en présence qu'elles soient du Rwanda elles-mêmes ou du Zaïre ou des différentes ONG sur le terrain".
- La décision des autorités françaises suscite de vives réserves notamment de la part des organisations humanitaires qui ont dû quitter précisément le Rwanda précipitamment. Le président de Pharmaciens sans frontières a répété ce matin à Clermont-Ferrand qu'à son avis, je le cite, "Cette intervention au Rwanda met en péril certaines populations et ne protège en rien la population civile de Kigali".
- Dès hier [22 juin], Edouard Balladur affirmait devant les députés qu'en aucun cas nos forces n'interviendront en profondeur dans le territoire rwandais. Et ce matin, lors d'une conférence de presse, le ministre des Affaires étrangères Alain Juppé a réfuté l'argumentation selon laquelle la France serait isolée. Alain Juppé : "Nos partenaires européens, tous, sans exception, ont fait savoir qu'ils approuvaient cette initiative. Le Conseil de l'Union de l'Europe occidentale qui s'est réuni il y a quelques jours a apporté sa bénédiction à l'opération. Et plusieurs pays sont également en train de mettre en place un soutien logistique à l'opération française : l'Italie, qui pourrait même aller jusqu'à une participation en troupes, mais à coup sûr la Belgique, le Portugal, l'Espagne et je l'espère d'autres encore. Parmi les pays africains, là encore, quand on regarde les déclarations des chefs d'État ou de gouvernement, le soutien parmi les pays d'Afrique francophone est unanime. Je m'en suis assuré à Abidjan et à Dakar la semaine dernière. De nombreux pays lusophones ou anglophones soutiennent également".
- L'Égypte s'est déclaré prête à participer à la mise en œuvre de cette résolution 929 votée hier [22 juin] par le Conseil de sécurité. Pour l'instant la seule participation apparemment assurée concerne le Sénégal : environ 300 soldats sénégalais pourraient en effet participer tout à fait directement à cette opération Turquoise.
- Dans les rues de Dakar, aucun signe particulier d'agitation. Seules les Unes des journaux rappellent que le Sénégal a décidé d'intervenir au Rwanda aux côtés de la France. Et ce sont surtout les quotidiens proches du pouvoir qui insistent sur cette information en s'interrogeant d'ailleurs sur le sort des "Diambars", c'est-à-dire des héros, des soldats en langue wolof.
- Et si l'opposition n'est pas tellement favorable à l'initiative du Président Abdou Diouf, la population, elle, semble se ranger sans enthousiasme excessif du côté du gouvernement.
- Relative indifférence dans la rue et extrême prudence du côté officiel où l'on préfère pour l'instant ne pas s'exprimer. Mais d'après certaines informations provenant de sources proches du gouvernement de Dakar, c'est demain matin [24 juin] que les troupes sénégalaises devraient se lancer à leur tour dans l'opération Turquoise.
- Dans une interview accordée hier [22 juin] à nos confrères de Libération, le président du Front patriotique rwandais affirmait : "Si la France intervient militairement la guerre va changer et risque de s'aggraver". Pour le FPR, les soldats français seront assimilés à des envahisseurs. Une attitude qui contraste avec celle du représentant à Paris du gouvernement légal du Rwanda.
- Il manifeste contre l'intervention de la France au Rwanda, et pourtant le représentant du Front patriotique rwandais est hébergé dans un des meilleurs hôtels de Paris. Jacques Bihozagara : "La politique française au Rwanda a été en tout cas atroce et tout à fait morbide !".
- Il habite une ambassade en partie désertée par son personnel et qui n'est reliée au gouvernement du Rwanda que par le lien très frêle d'un téléphone satellite. Il n'y a plus d'ambassadeur du Rwanda à Paris mais un chargé d'affaires qui s'indigne aujourd'hui de la place que donne la France au Front patriotique. Martin Ukobizaba : "Ces derniers jours, le FPR a fait une campagne médiatique en disant que c'est l'ethnie tutsi qui était seulement massacrée. Mais seulement, nous, Rwandais, qui avons vécu la tragédie dans notre chair, nous savons que toutes les deux parties sont victimes de cette violence. Et quand le FPR, après avoir appelé les gens au secours, trouve un partenaire comme la France qui vraiment voudrait aider, entendre le représentant du Front patriotique dire qu'il va tirer sur des soldats français, j'ai trouvé ça illogique. Je pense que la France a bien agi. Elle en a les moyens, elle en a la volonté. Et c'est une question de fierté parce qu'il y a des choses qu'on ne peut pas supporter".
- Le chargé d'affaires du Rwanda à Paris a perdu dans les massacres une dizaine de membres de sa famille. Mais il veut faire savoir que, dans cette guerre, on a tué des deux côtés.
- Depuis maintenant 10 semaines ce pays s'enfonce dans l'horreur : les combats et les massacres ont peut-être fait 500 000 morts. 350 000 Rwandais ont cherché refuge hors de leurs frontières et deux millions de personnes déplacées sont menacées par les épidémies ou par la famine.
- Dès la nouvelle de la mort du Président rwandais, le 6 avril dernier à 20 heures, les exécutions sommaires commencent. Cinq factions pas moins participent aux massacres. C'est un peu compliqué : la garde présidentielle hutu, l'armée régulière à prédominance tutsi [sic], le FPR constitué en majorité de Tutsi, les Hutu pro-gouvernementaux qui combattent les Hutu de l'opposition, enfin les hutu du Nord qui massacrent les Hutu du Sud.
- En quelques semaines le Rwanda s'est transformé en cimetière et l'on avance le chiffre de 500 000 morts. La machette pour les plus malheureux, l'exode pour les plus heureux. Avril, mai, juin : trois mois qui se suivent et se ressemblent. L'exode ne conduit nulle part.
Les cessez-le-feu ont fait long feu. Les Casques bleus quittent le Rwanda la tête basse après avoir évacué les ressortissants étrangers. Sauve qui peut, c'est l'écœurement général.
- À compter de la mi-mai, il ne se passera plus un jour sans que l'on ne parle du Rwanda mais sans que l'on ne puisse rien y faire. Les combats se resserrent autour de Kigali où les Forces armées rwandaises et la gendarmerie ont perdu le contrôle de la rue qui appartient désormais aux milices.
- La capitale rwandaise encerclée par les combattants disciplinés du FPR s'est vidée de ses 300 000 habitants. Rien n'y personne ne semble pouvoir arrêter la folie meurtrière des uns et des autres.
- Alors quelle solution s'offre à ce petit pays d'Afrique noire ? Les militaires français ne sont là que pour deux mois. Après il faudra trouver des volontaires neutres, si possible pour s'interposer et organiser des élections libres. Mais ce soir on en est encore loin, très loin, de ce schéma de rêve.
- Benoît Duquesne : "Nous ne sommes pas dans la ville mais sur l'aéroport de Bukavu. Les 300 paras français s'y sont installés toute la journée sous un hangar. C'est là qu'ils ont conditionné leurs matériels, préparé leurs jeeps, leurs camions dans un bruit constant d'avions et d'hélicoptères qui faisaient rotation sur rotation. Maintenant tout semble se calmer mais tout est prêt : le départ pour le Rwanda à la suite des premiers éléments de reconnaissance partis ce midi peut se faire d'une minute à l'autre. Sans état d'âme apparent les militaires, quand ils acceptent de dire un mot, se contentent d'affirmer qu'on leur a confié une mission et qu'ils vont la remplir. Quant aux raisons de leur présence ici, à l'hostilité déclarée du FPR, ils disent simplement que la décision de les envoyer ici est politique et qu'elle ne leur appartient pas. […] Les Zaïrois sont partagés entre deux sentiments : d'un côté ils se réjouissent de la présence française face à des Tutsi qu'ils n'aiment pas trop, il faut le dire. Et en même temps ils savent tout le bénéfice que le général Mobutu pourra retirer de l'opération. Une seule chose est sûre : la présence des Français a calmé les esprits ici où on s'inquiétait surtout de voir affluer un grand nombre de réfugiés hutu".