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8 mai 2024
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Les commandos de l'air découvrent non des combattants dénoncés par la rumeur mais des fantômes émaciés

Numéro : 2600
Date : 29 juin 1994
Auteur : Garraud, Dominique
Titre : Le nettoyage ethnique continue dans les montagnes rwandaises
Source : Libération
Citation: Quatre cent tonnes d'aide arriveront dans les prochains jours à Goma (est du Zaïre). Ce nouveau dispositif doit permettre de répondre en priorité aux besoins des civils. Dans Kigali, d'intenses combats reprenaient hier soir après une journée presque calme. Profitant de la relative accalmie, le CICR a évacué de son hôpital surpeuplé, en zone gouvernementale bombardée en permanence, 40 blessés vers la zone rebelle. Le général Roméo Dallaire, qui commande la Minuar, a expliqué que l'opération française contribue à compliquer encore sa tâche et que depuis qu'elle a commencé, il n'a plus aucun contact avec la direction militaire du FPR.
Province de Kibuye, envoyé spécial
« Ramenez-nous avec vous. Dites-nous où nous pourrons vous rejoindre. Ici, tout le monde veut vivre avec vous. » Eric Nzaihimana, instituteur, est le chef du groupe d'une centaine de Tutsis surgis des broussailles au passage du détachement de soldats français qui arpentent les montagnes boisées à une trentaine de kilomètres au sud-est de Kibuye, à deux heures par des pistes à peine praticables de Misesero. Une douzaine de fusilliers-commandos de l'air sont arrivés-là dès lundi après-midi [27 juin] pour effectuer une reconnaissance sur la base d'un renseignement. C'est la première fois que les Français s'enfoncent dans les montagnes de la région. La rumeur faisait état de forces du FPR (Front patriotique rwandais), plusieurs milliers d'hommes, qui se cachaient dans les bois et attaquaient le soir les villages hutus des environs. Mais les hommes et adolescents tutsis qu'ils ont découverts là ne sont pas des guerriers. Tout juste des fantômes émaciés, en guenilles, qui survivent sur les hauteurs depuis avril dernier. Tout de suite après l'assassinat du président Habyarimana, disent-ils, les Hutus ont massacré la plupart de leurs femmes et de leurs enfants et brûlé leurs maisons.

Dans un fossé, un cadavre est abandonné en décomposition. Juste à côté, un trou hâtivement recouvert de branchages laisse dépasser deux paires de pieds. « Ils viennent chaque jour avec des armes pour nous tuer. Par groupes de trois cents. Quelques soldats des FAR  (Forces armées rwandaises), des miliciens, des gendarmes et des civils hutus. Aujourd'hui, cinq d'entre nous ont été tués. Ils se cachaient dans des broussailles à deux kilomètres d'ici. Les assaillants ont fui quand ils ont entendus les hélicoptères  (des forces françaises) qui survolaient le secteur. » Eric Nzaihimana parle d'une voix calme, dans un français parfait. D'un geste il désigne la direction où s'est produit l'accrochage. Prudents, les militaires français se sont mis en position de combat.

Pour prouver les faits, quelques Tutsis sont allés chercher le cadavre de l'un d'eux qu'ils ont déposé aux pieds des soldats. Ce jeune homme venait à l'évidence d'avoir la gorge tranchée, après avoir été blessé par balles, quelques heures plus tôt. Cela correspondait aux coups de feu entendus depuis la vallée. A côté un gamin découvre sa fesse gauche sanguinolente, déchirée d'un coup de machette. Rompu aux opérations à risque, les fusiliers-commandos de l'air détournent la tête. Combien sont-ils à errer ainsi comme un gibier traqué dans les montagnes, se nourrissant du sorgho cueilli en hâte avant la récolte ? « Plus de 10 000 qui se dissimulent par petits groupes dans les dizaines de collines du secteur de Misesero », assure l'instituteur. Son groupe, armé de simples bâtons et de rares lances, devient nerveux. Des jeunes viennent de reconnaître le civil hutu qui nous avait accompagné depuis le village de Mubuga. « C'est lui qui dirigeait les assassins. » Les commandos l'entourent pour le protéger.

Juste avant cette rencontre, les Français ont dépassé une voiture, un énorme drapeau tricolore plaqué sur le capot, un autre aussi grand accroché à une hampe. A son bord deux soldats des FAR. « En faisant comme cela, ils diminuent les risques d'être attaqués. On les prend de loin pour des Français », explique le guide hutu. Deux heures plus tôt, les militaires français avaient pu constater de visu la haine tenace vouée encore aujourd'hui par les Hutus à la minorité tutsie. Haine attisée, guidée, par les autorités hutues, qui contredit les propos pacifiques, voire réconciliateurs, tenus par le gouvernement intérimaire. Des voyageurs avaient signalé des massacres de Tutsi près du village de Mont Nyagurati, toujours dans le secteur de Misesero.

A l'entrée du village hutu, l'accueil est symptomatique. Ivre d'alcool de bananes, machette brandie de manière belliqueuse, un villageois effectue une danse du sabre devant un soldat français ébahi. A côté, un policier en civil, médaille à l'effigie du président Habyarimana accrochée à la poitrine, donne sa version: « Il y avait ici cinquante Tutsis  (sur 600 habitants) Tous sont partis ou morts. Les femmes, les vieux, les adultes. Tous complices des malfaiteurs (le FPR). » Les enfants aussi ? La réponse est terrible: « Oui, les enfants aussi, car les enfants sont les complices des complices. » Il ajoute: « J'en ai tué huit de ces malfaiteurs. » Le policier explique qu'il assure, sur ordre du bourgmestre de la région, « la défense contre les malfaiteurs cachés dans les forêts » qui, selon lui, « attaquent les villages la nuit ». Tout autour du village, à flanc de montagne, des dizaine de maisons de terre sans toits, brûlées de l'intérieur, témoignent de la violence de l'épuration des villages.

Des attaques de Tutsis, nous ne verrons qu'un signe: la joue recousue d'un jeune Hutu victime d'un coup de machette. Devant la supplique des Tutsis des montagnes, le chef des commandos de l'air, le lieutenant-colonel « Diego » (un nom de code radio. Il souhaite garder l'anonymat) est très embarrassé. « Il sera possible de venir vous chercher quand l'aide humanitaire sera arrivée. Nous allons revenir dans quelques jours. » Avec quarante hommes présents sur sa base de Kibuye, et disposant seulement de Jeep T4, il n'a pas les moyens de faire plus pour eux. Les Français n'ont pas encore de camions pour les transporter, de médicaments pour les soigner, de vivres pour les nourrir. Pas de camp non plus pour les accueillir. Pour l'instant et pour quelques jours encore, leur travail se limite pour l'essentiel à des reconnaissances du terrain. Pour les Tutsis des montagnes de Misesero, chaque jour qui passe signifie 10, 20, 100 morts ou plus.

En attendant des moyens et une décision politique pour installer de nouveaux camps de réfugiés au Rwanda, les militaires visitent ceux qui existent déjà pour évaluer l'aide qu'il faut y acheminer. Hier, un détachement s'est rendu à Kivumu, à l'est de Gitarama, où se trouvent des dizaines de milliers de Hutus fuyant l'avance du FPR qui menace la ville. Ils ont aussi évacué un groupe de 38 religieuses et cinq orphelins recueillis par ces dernières, qui vivaient depuis deux mois sans sortir d'une mission de Kibuye adossée au camp de base des militaires français. Elles avaient survécu aux mois de massacres dans Kibuye même, ou plusieurs milliers de Tutsis et de Hutus modérés auraient été rassemblés, puis tués dans l'église et le stade. Avec les soeurs rwandaises, il y avait six religieuses belges et une Anglaise qui avaient refusé d'être évacuées en avril. « Nous partons parce que nous sommes très fatiguées. Mais nous reviendrons », dit d'une voix douce une religieuse rwandaise.

Un photographe de l'agence américaine Associated Press, Ricardo Mazala, 29 ans, de nationalité argentine, a été blessé par balle hier après-midi, à Kigali.

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